Nouvelle diffusion
Les débats entre la force juridique des décisions de l’Union européenne et des positions plus ou moins marquées par une forme de souverainiste juridique ne cessent d’être alimentés par des vents d’Est, avec récemment des décisions des tribunaux constitutionnels allemand puis polonais.
Mais la France n’est pas en reste : après avoir, un peu en 2004 et très clairement en 2006, créé la notion de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France» (PIIC), voici qu’en octobre 2021, le Conseil constitutionnel français dégage un premier de ces principes aux atours souverainistes.
Voyons tout cela sous la forme d’une vidéo et d’un article.
COURTE VIDÉO (3 mn 50)
Voici donc, à ce sujet, un dossier vidéo de 3 mn 50, principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la Francintitulé « Constitution, Europe : l’ascension du PIIC », présenté par Me Eric Landot suivi par un grand entretien avec :
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Monsieur Didier Maus,
Président émérite de l’Association française de droit constitutionnel
Co-fondateur de La lettre constitutionnelle
Il s’agit d’un extrait de notre chronique vidéo hebdomadaire, « les 5′ juridiques », réalisation faite en partenariat entre Weka et le cabinet Landot & associés :
ARTICLE
L’ascension du PIIC
Révolution pour les uns, utiles garde-fous pour les autres, ces principes créés par le Conseil constitutionnel (I), en parallèle de l’évolution de la jurisprudence du Conseil d’Etat (II), vont donc maintenant devenir concrets, tangibles (III). Nul doute que classer tel ou tel principe selon son rang entre divers niveaux de principes va devenir un art taxinomique singulièrement délicat, réservé aux juristes avertis.
Les débats entre la force juridique des décisions de l’Union européenne et des positions plus ou moins souverainistes ne cessent d’être alimentés par des juridictions nationales soucieuses de poser quelques bornes à l’expansion du droit de l’Union :
- le tribunal constitutionnel polonais ayant récemment affirmé la primauté de certains éléments du droit polonais sur le droit européen ;
- le Tribunal constitutionnel allemand avait lui-aussi fait prévaloir sur un point le droit national sur celui de l’Union (BVerfG, 5 mai 2020, 2 BvR 859/15, 2 BvR 1651/15, 2 BvR 2006/15, 2 BvR 980/16 (voir auparavant : 15 décembre 2015, 2BvR 2735/14 ; 29 mai 1974, BverfGe, vol. 37, 271, « Solange I » ; 22 octobre 1986, Bverfg, vol. 73, p. 339, « Solange II » ; 7 juin 2000, EuGrZ, 2000, p. 328, « Solange III »).
- voir aussi dans un sens proche : Cour suprême du Danemark, 6 décembre 2016, Ajos, 15/2014
Voir aussi CC italien, 13-21 avril 1989, SpA Fragd c/Amministratione delle Finanze, sent. n° 232/89, FI, 1990, I, p. 1855.
Mais de telles positions sont à apprécier aussi à l’aune de l’évolution des positions du juge européen, plus souple qu’auparavant (CJUE 15 avril 2016, Pál Aranyosi et Robert Căldăraru, aff. C-404/15 et C-695/15 PPU).
Mais notre Conseil constitutionnel s’est doté de la possibilité de positions similaires, en parallèle à l’évolution du Conseil d’Etat, avec, en octobre 2021, une application un peu concrète.
I. Il y a 7, puis 5 ans, déjà…
En effet, avec constance désormais, le Conseil constitutionnel assujettit la transposition d’une directive ou d’un règlement au respect, ou non, d’un « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » : « La transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti. »
Cette formulation s’est développée depuis quelques petites années. Voir :
- décision n°2006-540 DC du 27 juillet 2006 (Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, considérant 19)
- qui reprenait en réalité mais en en changeant la formulation, une notion dégagée par la décision n° 2004-496 DC, 10 juin 2004 (« il ne pourrait être fait obstacle à la transposition en droit interne d’une directive communautaire qu’en raison d’une disposition expresse contraire de la Constitution »)
- réaffirmée avec constance depuis, mais sans contenu réel précis. Voir récemment : décision n° 2021-905 QPC du 7 mai 2021, Section française de l’observatoire international des prisons ; décision n° 2018-765 DC du 12 juin 2018.
Lire à ces sujets : « Les règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France » : une supra-constitutionnalité ? », par Édouard Dubout, in Revue française de droit constitutionnel 2010/3 (n° 83), pages 451 à 482. Voir aussi la contribution de M. Dominique Rousseau in « L’identité constitutionnelle saisie par les juges en Europe », Sous la dir. de Laurence Burgorgue-Larsen, éd. Pédone 2011.
II. Une évolution parallèle à celle du Conseil d’Etat
Peu de mois après la décision fondatrice n°2006-540 DC du 27 juillet 2006, le Conseil d’Etat emboitait le pas de l’autre aile du Palais Royal sur ce thème, avec le célèbre arrêt Société Arcelor Lorraine (CE Ass., 8 février 2007, n° 287110).
NB : voir à ces sujets aussi A. Levade, « Le Palais Royal aux prises avec la constitutionnalité des actes de transposition des directives communautaires », RFDA, mai-juin 2007, p. 564-577.
Cet état du droit avait été retracé en 2017, le Vice-Président du Conseil d’Etat lui-même :
«En France, l’article 54 de la Constitution instaure la primauté des normes constitutionnelles, y compris sur les normes de droit international. […] pour examiner si un acte de transposition des dispositions précises et inconditionnelles d’une directive méconnaît un principe de valeur constitutionnelle, [le juge français] doit d’abord rechercher si un principe similaire existe et se trouve effectivement protégé en droit de l’Union, auquel cas il lui revient de contrôler la conformité de la directive à ce principe, le cas échéant en posant une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union […]. Si, en revanche, le principe constitutionnel invoqué ne fait pas l’objet d’une protection effective en droit de l’Union, le juge administratif accepte de contrôler directement la conformité à la Constitution de l’acte contesté. »
Source : voir sur le site du CE, l’intervention de M. J.-M. Sauvé au Congrès du 25ème anniversaire de l’Académie de droit européen à Trèves le 19/10/17, « L’autorité du droit de l’Union européenne : le point de vue des juridictions constitutionnelles et suprêmes ». Lire aussi F-X, Millet, « Réflexions sur la notion de protection équivalente des droits fondamentaux », in RFDA, 2012, n° 2, p. 307.
Il en résulte parfois un refus net par le juge français d’appliquer l’interprétation de la CJUE dans tel ou tel domaine mais au tournant des années 2014-2015 il est devenu clair que la CJUE elle-même accepte de telles modulations par le juge national (CE Ass., 27 mars 2015, M. Quintanel, n° 372426 ; versus CJUE, 17 juillet 2014, M. et Mme Leone, aff. C-173/13).
NB : lire à ce sujet l’article — et surtout sa conclusion — suivant : Didier Girard, « Si, en théorie, l’égalité homme-femme est absolue, il existe, en pratique, des possibilités d’aménagements nationaux dans un but social », Note sous CE Ass., 27 mars 2015, Quintanel, n° 372.426 ‘ : Revue générale du droit on line, 2015, numéro 22550.
Le mode d’emploi a été affiné plus récemment par l’important arrêt « French Data Network et autres » rendu le Conseil d’Etat (21 avril 2021, French Data Network et autres n° 393099, 394922, 397844, 397851, 424717 et 424718.
Dans cette affaire la Haute Assemblée avait refusé de contrôler que les organes de l’Union européenne, et notamment la CJUE, n’ont pas excédé leurs compétences (contrôle dit de l’« ultra vires »).
Mais elle avait accepté en réalité un niveau de contrôle (de désobéissance ?) proche de ce qui était demandé par le Gouvernement.
En effet, le Conseil d’Etat s’est autorisé à « vérifier que le respect du droit européen tel qu’interprété par la CJUE ne compromettait pas les exigences de la Constitution française » (l’angle est habile car il porte sur les faiblesses de l’Union…)… y compris en s’autorisant à étudier si les exigences constitutionnelle en question bénéficient ou non, en droit de l’Union, d’une protection équivalente à celle que garantit la Constitution. Le Conseil d’Etat poursuit même sur cette lancée au point de s’autoriser à regarder si ce que propose la CJUE est, ou n’est pas, opérationnel et/ou possible… ce qui module, voire dépasse, les privautés que le Conseil d’Etat s’était déjà auto-octroyées en 2007.
Ce faisant, le Conseil d’Etat ne s’accorde pas, d’un point de vue théorique, la même souveraineté du droit national que le Tribunal constitutionnel allemand… tout en s’accordant en réalité presque la même marge de manoeuvre.
III. L’ascension du 1er PIIC
Donc depuis plusieurs années, « la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti » avec un net parallèle avec l’arrêt Arcelor du Conseil d’Etat car un tel principe apparaît aussi quand les garanties du droit européen semblent moindres que ce qui est garanti en France.
Mais cette notion, révolutionnaire et souverainiste en son essence, n’avait pas encore d’application concrète. Le Conseil constitutionnel a en effet rendu une décision « Société Air France », en QPC, validant l’obligation pour les transporteurs aériens de réacheminer les étrangers dont l’entrée en France est refusée. Le Conseil constitutionnel avait sur ce point à confirmer qu’il est en droit français des actions qui ne peuvent être données au secteur privé.
Ce sujet n’est en effet pas nouveau (pour un arrêt important à ce sujet, voir CE, 29 décembre 1997, n° 170606, mentionné aux tables du rec. ; cf. aussi les points 51 à 60 de C. Const., décision n° 2021-817 DC du 20 mai 2021)…. même s’il demeure doté de frontières parfois instables en droit administratif (TC, 30 juin 2008, C3671 ; CE, 7 octobre 1986, avis non contentieux n° 340 609 ; CE, 29 décembre 1997, n° 170606 ; CAA Lyon, 25 février 2020, 18LY00103 ; TA Montpellier, ord., 19 janvier 2016, Préfet de l’Hérault, n°1506697…).
Ce principe de « l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la « force publique » nécessaire à la garantie des droits », le Conseil constitutionnel a décidé de l’ériger au rang de « règle ou [de] principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti ».
Au regard des formulations de l’article 55 de notre Constitution, nul doute qu’il s’est agi, en 2006, d’une innovation osée. Il aura fallu du temps pour qu’une telle borne soit ensuite concrètement posée face au droit de l’Union, dans un domaine où le même résultat eût pu être atteint sans avoir à invoquer ce nouveau type de principe. Sans doute les membres du Conseil constitutionnel ont-ils voulu rendre aussi intangible que possible leur création, et ce dans un domaine à forte acceptabilité politique…
Peut-être aussi ont-ils voulu parachever cette révolution, et ce sous la houlette d’un Président qui en ce domaine a une histoire personnelle qu’il veut sans doute traduire dans la grande Histoire…
Là encore, qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le fait est là : la France n’est, y compris constitutionnellement donc, absolument plus un pays poussant à «une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe», pour reprendre la formulation du traité sur l’Union européenne en date du 7 février 1992. A ce titre, l’érection de ce PIIC, c’est l’ascension d’un principe souverainiste par nature, tournant le dos aux sommets européens et à l’espoir de peser, ensemble, dans le vaste Monde.
Extrait de cette décision
« 14. […] le droit à la sûreté, le principe de responsabilité personnelle et l’égalité devant les charges publiques, qui sont protégés par le droit de l’Union européenne, ne constituent pas des règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France. Il n’appartient donc pas au Conseil constitutionnel de se prononcer sur ces griefs.
15. […de] l’article 12 de la Déclaration de 1789 […] résulte l’interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police administrative générale inhérentes à l’exercice de la « force publique » nécessaire à la garantie des droits. Cette exigence constitue un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France.
16. La décision de mettre en œuvre le réacheminement d’une personne non admise sur le territoire français relève de la compétence exclusive des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière. En application des dispositions contestées, les entreprises de transport aérien ne sont tenues, à la requête de ces autorités, que de prendre en charge ces personnes et d’assurer leur transport. […] ».
[Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 »
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