Prise illégale d’intérêts : une réforme bonne à prendre ? [VIDEO + ARTICLE]

Nouvelle diffusion 

La prise illégale d’intérêts est l’infraction la plus dangereuse du monde public, frappant des élus et des cadres qui, souvent, ignorent qu’ils ont franchi une limite juridiquement dangereuse, pour ne pas avoir mis de distance stricte entre les dossiers placés sous leur administration ou leur surveillance, d’une part, et leurs intérêts ou ceux de leurs proches, d’autre part.

Les acteurs publics croient souvent être en infraction s’il s’avère que eux, ou leurs proches, gagnent quelque chose à cette coexistence des intérêts… alors que NON : le danger vient bien avant qu’on en soit à ce stade. La simple coexistence d’intérêts, même indirects, même pour autrui, même lointain et évanescents, même si l’élu ou le cadre « y perd » dans l’affaire… suffit parfois à commettre cette infraction.  

Une loi en date du 22 décembre 2021 a réformé cette infraction (I)… mais sans qu’il soit clair que cela allège les risques nés de ce texte, même pour des acteurs publics honnêtes (II). Voir aussi à ce sujet une vidéo relative à cette réforme (III) et quelques autres sources (IV).

 

I. Deux lois

 

Au JO du 23 décembre 2021, se trouvent deux lois pénales importantes :

 

Après ces passages sans encombre (ou presque) au Conseil constitutionnel :

 

Pour le monde public, qui compose l’essentiel de nos lecteurs et de nos clients, la loi ordinaire a pour caractéristique de porter une réforme de la prise illégale d’intérêts au sens de l’article 432-12 du Code pénal.

 

 

II. Ce qui change… et ce qui risque fort de ne pas changer 

 

« Les intérêts publics doivent être l’unique fin du Prince et de ses conseillers ou du moins les uns et les autres sont obligés de les avoir en si singulières recommandations qu’ils les préfèrent à tous les particuliers ».
(Cardinal de Richelieu, Testament politique, première phrase du chapitre III).

La prise illégale d’intérêts de l’article 432-12 du Code pénal (ex ingérence) cette infraction pénale ne sanctionne pas que des cas manifestes d’atteinte à la probité.

En cela, elle se distingue en partie des très nombreuses règles propre aux conflits d’intérêts que l’on a, par ailleurs, en droit public.

Sources : art. L. 2131-11, L. 2541-17 L. 2122-26 du CGCT ; art. L. 421‑2‑5 et  L. 315‑1‑1 du Code de l’urbanisme ; art. 1596 du Code civil ; art. L. 214-9 du Code forestier ; loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique ; art. 6ter, 25, 25 bis, 25octies, puis 28 bis de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 (codifié au CGFP à compter du 1er mars 2022) ; décret n° 2017-519 du 10 avril 2017, relatif au référent déontologue dans la fonction publique ; décret n°2017-105 du 27 janvier 2017 ; décret n° 2017-867 du 9 mai 2017 ; loi n° 2013-316 du 16 avril 2013 relative à l’indépendance de l’expertise en matière de santé et d’environnement et à la protection des lanceurs d’alerte ; art. L. 1132-3-3 code du travail combiné avec l’art. 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ; art. 432-12 (mais voir pour les agents aussi le 432-13…) du code pénal.

Selon l’article 432-12 du code pénal, tout agent public, au sens très large de l’expression, sera coupable dès qu’il aura pris, reçu ou conservé un intérêt quelconque (même moral) « dans une entreprise ou dans une opération dont [il avait], au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ».

Ce délit vise à écarter, aux termes de Portalis (un des grands juristes des codes napoléoniens), « jusqu’au soupçon de mêler des vues d’intérêt privé avec les grands intérêts publics confiés à leur sollicitude ».

C’est même une redoutable arme contre les élus honnêtes et les cadres publics irréprochables.

En effet, le juge a une vision extrêmement extensive de cette infraction. La prise illégale d’intérêts de l’article 432-12 du Code pénal (ex ingérence) censure non pas le fait d’avoir confondu son intérêt personnel et l’intérêt public placé sous votre administration.

C’est la coexistence possible de ces intérêts, leur possible entrechoc même à votre détriment personnel, qui est censurée.

Cette infraction est la plus dangereuse et la plus abondante dans toutes les statistiques concernant le monde local… car des gens de bonne foi commettent cette infraction même sans avoir franchi, dans leur esprit, une barrière morale.

  • 1/ une personne sera supposée avoir l’administration ou la surveillance d’une affaire publique, au sens de l’article 432-12 du Code pénal, dès lors qu’il a en charge un domaine en pratique, même par simple bonne volonté en dehors de toute délégation de signature ou de compétence à cet effet (pour un cas de simple participation à une réunion, voir Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 20 janvier 2021, 19-86.702)
  • 2/ l’intérêt personnel sanctionnable pourra être, selon le juge, « moral », c’est-à-dire qu’on peut être intéressé non pour son patrimoine matériel, mais pour l’intérêt que l’on porte à autrui, membre de sa famille ou autre.

Ont été sanctionnés des édiles qui auraient du ne pas participer à une décision, ou utiliser une procédure de déport parce qu’un de leurs familiers agent communal était promu, ou est condamné un adjoint au maire qui omet de sortir de la salle quand on parle d’une subvention à une association dont il est trésorier…

En 1961, la chambre criminelle de la Cour de cassation l’a très clairement énoncé, en exposant que ce délit :

« se consomme par le seul abus de la fonction, indépendamment de la recherche d’un gain ou de tout autre avantage personnel » (Cass. crim., 2 novembre 1961, Jean-Joseph : Bull. crim. 438.)

Autrement dit, pour caricaturer il y a prise illégale d’intérêts même sans intérêt.

Restent quelques dérogations atténuant la rigueur de cette infraction dans les communes de moins de 3 500 habitants.

Sources : Cass. Crim., 20 mars 1990 : Bull. crim., n. 121 ; J.C.P., 1990, IV, 237. Voir aussi Cass. crim., 23 déc. 1952 : Bull. .crim., n. 324. Cass. crim., 2 nov. 1961 : Bull. crim., n. 438. A comparer, dans le même sens, avec Cass. crim. 19 mai 1999, De la Lombardière de Canson et Vittoz (2 espèces) : Droit pénal 1999 n° 139. Cass.crim. 20 févr. 1995 (Inédit). Voir Cass. crim., 22 sept. 1998, Tepa Taratiera : Droit pénal, 1999 n° 21 (intérêt pour la signature d’un contrat d’embauche d’une sœur). Cass. crim., 29 sept. 1999, Procureur général près la CA de Colmar, Kauffmann : Droit pénal, 2000, n° 15 ; voir aussi Cass. crim., 4 mars 2020, 19-83.390, Publié au bulletin. 

Surtout, cet intérêt « moral » peut s’étendre vite aux liens familiaux voire amicaux.

Sources : Cass. crim., 15 décembre 1905, Lanoix(ou Lacroix, selon les publications…) : D., 1907‑1‑195. Pour un autre cas, concernant un agent : CA Rennes, 13 décembre 1994, Dép. du Finistère : D. 1997, Jurisp. p. 361, note J. Bénoit. Cass. crim., 23 février 1988,Petit (cité par A. Vitu, Jurisclasseur pénal, art. 432‑12, 1999, n. 19. Voir aussi p. ex. Trib. corr. Poitiers, 19 mars 1980, X. : J.C.P., 1980, II, n. 19409, note R. de Lestang ou Trib. corr. Valence, 30 juin 1987, Faiella : G.P., n. 296‑297, 23, 24 octobre 1987, p. 12. Voir aussi Cass. crim., 25 juin 1996 : Bull. crim. 273.  Or, dans ce cadre, cela fait belle lurette que le juge pénal sanctionne l’élu qui recrute des membres de sa famille au titre de l’article 432-12 du Code pénal (voir par exemple Tbl. corr. Meaux, 19 octobre 2006, C., CM-4011). Pour un cas de relation amicale voir  Cass. crim., 5 avril 2018, 17-81.912. Pour un cas amusant, voir T. corr. Bobigny, 1erjuin 2011, D., n° 082738085).

Or, cet article 432-12 du Code pénal est modifié par cette nouvelle loi ordinaire n° 2021-1729 du 22 décembre 2021… sur la base de propositions du Sénat reprenant elles-mêmes celles de la HATVP.

On passe de l’intérêt moral, quel qu’il soit (« intérêt quelconque »)… à un intérêt sanctionnable car « de nature à compromettre [l’] impartialité, [l’]indépendance ou [l’]objectivité »  de la personne à qui est confiée l’administration ou la surveillance de la chose publique.

Je crains que le législateur n’ait pas là visé au cœur de la cible.

Le juge pénal risque fort d’estimer qu’il y a présomption de non objectivité dès que les intérêts d’un proche existent, même de loin, même indirectement, même si les intérêts publics y gagnent.

En favoritisme, le juge pénal a bâti, dans un sens comparable, des présomptions de ce type (Cass. Crim., 10 septembre 2008, n° 08-80.589 ; Cass. Crim., 11 décembre 2002, n° 02-80.699 ; Cass. Crim., 19 mai 2021, n°00759)….

Une formulation prévoyant que l’infraction n’est constituée qu’en cas de préjudice subi par la personne publique (comme en responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics) m’aurait semblé, de loin, préférable.

Il n’est donc pas certain que ce texte fasse bouger les lignes. Et les acteurs publics restent pénalement en ligne de mire…

Par ailleurs, le projet de loi 3Ds, qui devrait finir d’être adopté en janvier, voire février 2022, prévoit (articles 73 bis et 73 ter de sa numérotation actuelle) des précisions sur les cas où en droit administratif il n’y aurait possibilité de prendre part à des votes et, donc, de ne pas être considéré comme intéressé à l’affaire. Avec des lignes de défense en conséquence même dans les affaires pénales. Là encore, l’idée a été suggérée par la HATVP. A suivre…

Bref restons très, très prudents. Séparons toujours avec minutie les intérêts en cause.

 

 

 

III. Vidéo à ce sujet

Sur cette infraction, sur les mesures à prendre pour se protéger, et sur cette réforme actée au JO de ce matin, voici une vidéo de 10 mn 46, présentée par Me Eric Landot, suivie d’une interview avec :

  • M. Guillaume Glénard, professeur agrégé des Facultés de droit et avocat associé au sein du cabinet Landot & associés 

 

https://youtu.be/QlCcmhsYogQ

 

Il s’agit d’un extrait de notre chronique vidéo hebdomadaire, « les 5′ juridiques », réalisation faite en partenariat entre Weka et le cabinet Landot & associés :

 

 

IV. Voir aussi 

 

Dans ce cadre, nous ne pouvons que suggérer de bien prendre le temps de regarder cette vidéo de 12 mn présentée par votre serviteur (antérieure à la nouvelle loi… mais comme cela risque de ne changer que peu… voir ci-avant II) :

https://youtu.be/6MhPSZyIYc4

Et l’auteur de ces lignes se permet même sur ce point de renvoyer à sa propre thèse de doctorat en droit consacrée à ce sujet :