Le Conseil d’Etat a décidé désormais de faire chaque année sa rentrée, peu après celle des élèves. La première édition a eu lieu hier, mercredi 7 septembre.
Chaque année, cette rentrée sera marquée par un thème choisi par le Palais Royal :
- cette année, c’était la question du service public face aux défis majeurs auxquels il est confronté.
- l’an prochain (sujet que je trouve passionnant), ce sera « les conclusions de la prochaine étude annuelle du Conseil d’État sur ” le dernier kilomètre ” dans le service public, qui évaluera les conditions dans lesquelles les politiques publiques parviennent concrètement aux citoyens et aux usagers »
Voir ici :
- le communiqué / compte-rendu dudit Conseil
- le discours de Monsieur Didier-Roland Tabuteau, vice-président du Conseil d’État
- le discours de Madame Elisabeth Borne, Première ministre
Voici quelques morceaux choisis de l’intervention du Vice-Président de cette institution (lequel en est, comme chacun sait dans notre microcosme ; le vrai Président, le Président — théorique — en titre étant le Premier Ministre).
M. D.-R. Tabuteau commence par rappeler les décisions récentes de l’institution et de les replacer dans la recherche d’équilibre et d’efficacité de cette juridiction. Le passage suivant, véritable plaidoyer mesuré au trébuchet, intéressera les observateurs des jurisprudences récentes :
« Le juge administratif tranche, en droit, les litiges opposant les particuliers et la puissance publique. Il n’est ni un médiateur, ni un juge de paix. Il n’est pas non plus, et j’insiste sur ce point, un administrateur. Son rôle est de donner, en toute indépendance, une solution exécutoire aux litiges qui sont portés devant lui, dans le respect et les limites du droit national, européen et international qu’il applique.
Il répond aux demandes des parties, applique le droit sans jamais aller au-delà contrairement à ce que certains critiques lui reprochent. Comme l’a écrit Alain Supiot, il juge « “au nom du peuple français” , et donc le représente légalement, mais en appliquant sa volonté, telle qu’elle s’est exprimée dans la loi votée par le Parlement, seul lieu de représentation démocratique ».
Certains lui reprochent d’être devenu oublieux de l’intérêt général, quand d’autres soutiennent à l’inverse qu’il négligerait les droits des individus. Pourtant, cette recherche d’équilibre réside dans la conciliation entre l’intérêt général, qui est le fondement et la limite des pouvoirs de la puissance publique, et les intérêts particuliers. Il serait stérile de les opposer terme à terme, car s’il ne s’y réduit pas, l’intérêt général comprend également, dans notre Etat de droit, la protection des droits des individus.
Cette recherche d’équilibre est la boussole du juge. Par exemple pour le contrôle des mesures de police, comme celles en lien avec la Covid19, qu’il s’agisse de l’interdiction de locations saisonnières par une commune, dont le juge des référés a estimé qu’elle portait une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété et à la liberté du commerce et de l’industrie, ou de la fermeture des cinémas, théâtres et salles de spectacles, qui n’était pas manifestement illégale dans un contexte sanitaire dégradé et incertain.
La période récente a également été marquée par des décisions importantes venues préciser les termes de l’articulation entre le droit européen et notre Constitution. S’agissant de l’accès aux données de connexion, le Conseil d’Etat a jugé qu’une règle nationale méconnaissant le droit de l’Union ne pouvait pas être écartée si cela revenait à priver de garanties des exigences constitutionnelles qui ne bénéficieraient pas d’une protection équivalente en droit de l’Union.
Par cette décision French Data Network, fruit d’un intense dialogue avec la Cour de justice de l’Union européenne, le Conseil d’Etat a tout fait pour concilier le droit au respect de la vie privée et les impératifs de la sécurité et de la défense nationale, et garantir le bon fonctionnement des services publics de la justice pénale, de la police et du renseignement.
Et le choix que nous avons fait, c’est celui de l’équilibre constructif, puisque nous avons écarté la tentation de l’ultra vires, qui consiste, pour le juge national, à s’assurer du respect par le droit dérivé de l’Union européenne ou par la CJUE elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union européenne et les Etats membres.
Cette décision rappelle aussi l’importance et l’intensité des relations tissées avec la CJUE, aussi riches que celles entretenues avec la Cour européenne des droits de l’Homme et les juridictions suprêmes des autres pays.
I – 2 Cette recherche d’équilibre n’est toutefois pas synonyme d’immobilisme et la justice administrative innove sans cesse pour s’adapter aux évolutions de la société.
Pensons aux contentieux liés à la lutte contre le dérèglement climatique ou la pollution de l’air qui ont ainsi donné lieu à des décisions innovantes. Le numérique également, j’y reviendrai.
Le Conseil d’Etat a par ailleurs continué à renforcer toujours l’effectivité de ses décisions. […] »
NB 1 : sources auxquelles il est fait référence (les liens renvoient vers nos articles à ce sujet et, par ricochet, vers lesdites décisions) : CE, ord., 16 février 2021, Union des professionnels de la location touristique, n°449605 ; CE, ord., 23 décembre 2020, M. Bl. et autres, n°447698 ; CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network et autres, nos 393099 et autres, Rec. ; CE, 19 novembre 2020 puis 1er juillet 2021, Commune de Grande-Synthe et autre, n° 427301, Rec.; CE, 12 juillet 2017 puis 4 août 2021, Association Les amis de la Terre France et autres, n° 428409, Rec. (sur ce tout dernier point à tout le moins la hardiesse du Conseil d’Etat est-elle à relativiser en pratique, voir notre article…).
NB 2 : source pour la citation de M. Supiot : cf. « L’esprit de Philadelphie, La justice sociale face au marché total », d’Alain Supiot, Paris, Le Seuil, 2010, p.123. La phrase du paragraphe suivant celle citant M. Supiot est une référence au fait que M. Combarnous a posé que « Si l’on veut chercher ce qu’il y a de plus fondamental dans la culture du juge administratif, c’est, autant et plus que vers un principe d’équité, vers la notion de bien commun ou d’intérêt général, comme fondement et comme limite des pouvoirs de la puissance publique, qu’il conviendrait de se tourner ». M. Combarnous, « L’équité et le juge administratif », Justices, janvier-mars 1998… Cette science n’étant pas du tout de mon cru, je me contente sur ce point de citer les notes de bas de pages du discours du V.P. …
Puis la suite du propos prend plus de hauteur, dépassant la défense des jurisprudences les plus récentes pour rappeler combien les défis relever par les services publics et nos institutions s’avèrent considérables. Les phrases sont alors certes un peu plus vagues puisqu’il s’agit de considérations moins immédiatement concrètes… mais par ces mots, on sent le poids des menaces sur notre vivre ensemble, le grondement des habitants, les critiques contre tous les pouvoirs publics y compris juridictionnels :
« tant par son histoire que par la nature de ses missions, le Conseil d’État est la maison du service public », […]
« le service public protège contre les risques, délivre des prestations indispensables au quotidien, affermit la cohésion sociale et promeut le sentiment d’appartenance à la collectivité. Au cœur du service public, il y a la vocation du vivre-ensemble, de l’intérêt général et de la paix publique. ». […]
« les insuffisances et a fortiori les défaillances du service public sont (…) considérées avec plus de gravité, comme si elles constituaient des trahisons (…) ou comme autant de failles dans le pacte social. » […]
« Ces défis invitent à une réflexion renouvelée sur les services publics en tant qu’institutions de la société et non uniquement en tant qu’instruments de la puissance publique. » […]
« Le Conseil d’État se doit, pour assumer sa mission constitutionnelle, d’être aussi constructif dans l’action publique que le droit le permet tout en étant intransigeant lorsque l’État de droit le commande. Notre société comme les autorités publiques ont tout à gagner du plein exercice, et en toute indépendance, de ses missions par le Conseil d’État. »