Bannir de Google n’est pas banni par la Constitution (Wish va devoir cesser de prendre ses désirs pour des réalités juridiques)

L’administration qui déréférence ne manque pas, à la Constitution, sa révérence. En effet, le Conseil constitutionnel juge conformes à la Constitution des dispositions législatives permettant à l’administration d’enjoindre de déréférencer certaines adresses électroniques des interfaces dont les contenus présentent un caractère manifestement illicite. le site « Wish » n’a, en droit, pas eu raison de prendre ses désirs pour des réalités ?

 


 

 

I. Wish prend-il ses désirs pour des réalités juridiques ?

Le petit monde de l’Internet a vécu comme une première le déréférencement du site internet « Wish.com » des moteurs de recherche , décidé par le Ministre de l’économie, des finances et de la relance.

Il s’agissait alors, à notre connaissance, de la première application du régime de l’article L. 521-3-1 du code de la consommation, introduit par la loi du 3 décembre 2020.

Un procès-verbal de constat d’infraction avait été signifié à cette société en mai 2021, signalant :

  • de nombreuses non-conformités aux normes de sécurité françaises et européennes des produits vendus sur le site et l’application « Wish »
  • la présence de mentions de nature à tromper le consommateur sur la qualité et les contrôles effectués sur ces produits.

Le 15 juillet 2021, le ministre de l’économie, des finances et de la relance (DGCCRF) a enjoint à la société de cesser de tromper le consommateur sur la nature des produits vendus, sur les risques inhérents à leur utilisation et sur les contrôles effectués.

À l’issue d’un nouveau procès-verbal du 16 novembre 2021, le Ministre (la cheffe du service national des enquêtes de la DGCCRF) est passé à l’étape suivante : le 23 novembre 2021, estimant que la société ContextLogic n’avait pas déféré à cette injonction, il a mis en œuvre, pour la première fois en France, les dispositions de l’article L. 521-3-1 du code de la consommation : il a ainsi demandé aux sociétés Google, Qwant, Microsoft et Apple de déréférencer l’adresse internet et l’application « Wish » de leurs moteurs de recherche et des magasins d’applications.

Ces sociétés ont respecté l’injonction qui leur était faite et ont effectivement procédé au déréférencement. La société ContextLogic a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Paris de suspendre l’exécution de la décision ministérielle.

Le juge des référés du TA de Paris avait estimé que, à la date de la décision attaquée, soit le 23 novembre 2021, la société ContextLogic n’établissait pas avoir respecté l’injonction du 15 juillet 2021. Il avait également rejeté la question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’article L. 521-3-1 du code de la consommation et retenu que la société requérante ne présentait aucun moyen de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de la décision du ministre de l’économie, des finances et de la relance, qui a pour objet la protection de la santé et de la sécurité des consommateurs. Le juge des référés a par conséquent rejeté la requête de la société ContextLogic.

Source : TA Paris, ord., 17 décembre 2021, n°2125366

Le Conseil d’Etat a été saisi à la suite de cette décision du juge des référés du TA de Paris.

Or, l’entreprise en question a déposé une QPC et il est intéressant (et, selon moi, un peu surprenant) que le Conseil d’Etat ait estimé qu’est sérieux le moyen de l’atteinte de ce régime législatif au principe de « proportionnalité des atteintes que ces dispositions portent à la liberté d’entreprendre et à la liberté d’expression et de communication » :

« 5. Les dispositions du a) du 2° de l’article L. 521-3-1 du code de la consommation sont applicables au présent litige. Elles n’ont pas été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel et, contrairement à ce que soutient le ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, ne se bornent pas à tirer les conséquences nécessaires des dispositions de l’article 9 du règlement (UE) n° 2017/2394 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2017 sur la coopération entre les autorités nationales chargées de veiller à l’application de la législation en matière de protection des consommateurs ni des dispositions de l’article 14 du règlement (UE) n° 2019/1020 du 20 juin 2019 sur la surveillance du marché et la conformité des produits. La question de la proportionnalité des atteintes que ces dispositions portent à la liberté d’entreprendre et à la liberté d’expression et de communication, garanties par les articles 4 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, présente un caractère sérieux.»

Source : Conseil d’État, 22 juillet 2022, n° 459960

II. L’administration qui déréférence ne manque pas, à la Constitution, sa révérence.

Or, ce vendredi, le Conseil constitutionnel a jugé conformes à la Constitution des dispositions législatives permettant à l’administration d’enjoindre de déréférencer certaines adresses électroniques des interfaces dont les contenus présentent un caractère manifestement illicite.

Voici un extrait du communiqué du Conseil qui selon nous résume fort bien le contenu de cette décision :

« Il était reproché à ces dispositions par la société requérante et par la société intervenante de permettre à l’administration d’ordonner le déréférencement d’une interface en ligne, sans subordonner une telle mesure à l’autorisation d’un juge ni prévoir qu’elle doit être limitée dans le temps et porter sur les seuls contenus présentant un caractère manifestement illicite. Au regard des conséquences que cette mesure emporterait pour l’exploitant de l’interface et ses utilisateurs, il en résultait selon elles une méconnaissance de la liberté d’expression et de communication ainsi que de la liberté d’entreprendre.

Le contrôle des dispositions faisant l’objet de la QPC

* Pour se prononcer sur l’examen du grief tiré de la méconnaissance de la liberté d’expression et de communication, le Conseil constitutionnel rappelle, par sa décision de ce jour, que, aux termes de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». En l’état actuel des moyens de communication et eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu’à l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions, ce droit implique la liberté d’accéder à ces services et de s’y exprimer.

L’article 34 de la Constitution dispose : « La loi fixe les règles concernant … les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ». Sur ce fondement, il est loisible au législateur d’édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer. Il lui est aussi loisible, à ce titre, d’instituer des dispositions destinées à faire cesser des abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers. Cependant, la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. Il s’ensuit que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi.

À cette aune, le Conseil constitutionnel juge que les dispositions contestées permettent à l’autorité administrative de limiter l’accès des utilisateurs à des sites internet ou à des applications en imposant la disparition de leurs adresses électroniques dans le classement ou le référencement mis en œuvre par les opérateurs de plateforme en ligne. Ce faisant, elles portent atteinte à la liberté d’expression et de communication.

Le Conseil constitutionnel juge que, en premier lieu, en adoptant les dispositions contestées, le législateur a entendu renforcer la protection des consommateurs et assurer la loyauté des transactions commerciales en ligne. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général.

En deuxième lieu, d’une part, la mesure de déréférencement ne s’applique qu’à des sites internet ou à des applications, exploités à des fins commerciales par un professionnel ou pour son compte, et permettant aux consommateurs d’accéder aux biens ou services qu’ils proposent, lorsqu’ont été constatées à partir de ces interfaces des pratiques caractérisant certaines infractions punies d’une peine d’au moins deux ans d’emprisonnement et de nature à porter une atteinte grave à la loyauté des transactions ou à l’intérêt des consommateurs. D’autre part, seules peuvent faire l’objet d’un déréférencement les adresses électroniques des interfaces en ligne dont les contenus présentent un caractère manifestement illicite.

En troisième lieu, les dispositions contestées ne peuvent être mises en œuvre que si l’auteur de la pratique frauduleuse constatée sur cette interface n’a pu être identifié ou s’il n’a pas déféré à une injonction de mise en conformité prise après une procédure contradictoire et qui peut être contestée devant le juge compétent.

En quatrième lieu, le délai fixé par l’autorité administrative pour procéder au déréférencement ne peut être inférieur à quarante-huit heures. Ce délai permet aux personnes intéressées de contester utilement cette décision par la voie d’un recours en référé sur le fondement des articles L. 521-1 et L. 521-2 du code de justice administrative.

En dernier lieu, les dispositions contestées permettent, sous le contrôle du juge qui s’assure de sa proportionnalité, que la mesure de déréférencement s’applique à tout ou partie de l’interface en ligne.

Par l’ensemble de ces motifs, le Conseil constitutionnel juge que le grief tiré de la méconnaissance de la liberté d’expression et de communication doit être écarté.

* Puis, se prononçant sur le grief tiré de la méconnaissance de la liberté d’entreprendre, le Conseil constitutionnel rappelle qu’il est loisible au législateur d’apporter à cette liberté, qui découle de l’article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi.

Par les mêmes motifs que ceux précédemment relevés et en relevant en outre que les dispositions contestées n’ont pas pour effet d’empêcher les exploitants de ces interfaces d’exercer leurs activités commerciales, leurs adresses demeurant directement accessibles en ligne, le Conseil constitutionnel juge que ce grief doit également être écarté.

 

Voici cette décision :

Décision n° 2022-1016 QPC du 21 octobre 2022, Société ContextLogic Inc [Déréférencement d’une interface en ligne], Conformité