Responsabilité et cumul de fautes (privée ET publique) : le Conseil d’Etat impose un mode d’emploi protecteur des victimes (même quand la faute « privée » n’est pas celle d’un agent)

Le régime de cumul de fautes publiques et privées, depuis l’arrêt Anguet (3 février 1911, 34922 ; voir aussi le célèbre arrêt Lemonnier du 26 juillet 1918, 49595) notamment, est à peu près connu de tous les étudiants en droit. Et le régime de condamnation indemnitaire de la personne publique pour l’entier préjudice en cas de faute de service, ou de cumul de fautes, est pratiqué au quotidien avec ses difficultés notamment ensuite en cas d’actions récursoires (en cas de cumul de fautes classiques ou de faute personnelle non détachable du service)…

Voir par exemple :

 

Mais ces règles bien connues portent sur les agents, élus ou collaborateurs occasionnels du service.

Qu’en est-il en cas de cumul de fautes entre deux personnes, l’une publique et l’autre privée, quand il n’y a pas ce lien ? Ou par exemple quand la personne privée est un praticien exerçant pour une consultation privée à l’hôpital public ?

NB : sur ce dernier cas, le Conseil d’Etat jugeait classiquement que le caractère libéral d’une consultation fait obstacle à ce que la responsabilité du centre hospitalier dans lequel elle a eu lieu soit engagée en raison d’éventuels manquements du praticien au cours de cette consultation. Voir : CE, 10 octobre 1973, Demoiselle de,et caisse primaire d’assurance maladie du Calvados, n°s 84178, 84273, rec. p. 556 ; TC, 31 mars 2008, n° 3616. Voir plus récemment CE, 13 novembre 2019, n° 420299. 

 

Un TA a donc posé une question, au titre d’une demande d’avis contentieux, au Conseil d’Etat. L’interrogation principale du tribunal était ainsi formulée :

1°) En cas de cumul de fautes, commises l’une par une personne publique, l’autre par une personne privée dont l’appréciation de la responsabilité relève du juge judiciaire, et qui portaient chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites, le juge administratif saisi par la victime de conclusions se fondant sur un partage de responsabilité entre co-auteurs, peut-il déterminer la part de responsabilité devant incomber à la personne publique attraite devant lui à l’issue d’un tel partage ou doit-il écarter le partage de responsabilité demandé par la victime et condamner la personne publique, dans la limite de la somme demandée, à réparer intégralement le dommage, à charge pour elle, le cas échéant, d’exercer une action récursoire ?

 

Or, la réponse du Conseil d’Etat revient à étendre, plus qu’auparavant, un régime qui évoque celui de la faute de service avec possible action récursoire, rendant d’ailleurs datés les arrêts 84178, 84273, puis 420299, précités.

Voici cette réponse :

« 1. D’une part, lorsqu’un dommage trouve sa cause dans plusieurs fautes qui, commises par des personnes différentes ayant agi de façon indépendante, portaient chacune en elle normalement ce dommage au moment où elles se sont produites, la victime peut rechercher devant le juge administratif la réparation de son préjudice en demandant la condamnation de l’une de ces personnes à réparer l’intégralité de son préjudice. L’un des coauteurs ne peut alors s’exonérer, même partiellement, de sa responsabilité en invoquant l’existence de fautes commises par l’autre coauteur.

« 2. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent que la victime peut demander la condamnation d’une personne publique à réparer l’intégralité de son préjudice lorsque la faute commise portait normalement en elle le dommage, alors même qu’une personne privée, agissant de façon indépendante, aurait commis une autre faute, qui portait aussi normalement en elle le dommage au moment où elle s’est produite. Il n’y a, dans cette hypothèse, pas lieu de tenir compte du partage de responsabilité entre les coauteurs, lequel n’affecte que les rapports réciproques entre ceux-ci, mais non le caractère et l’étendue de leurs obligations à l’égard de la victime du dommage. Il incombe à la personne publique, si elle l’estime utile, de former une action récursoire à l’encontre du coauteur personne privée devant le juge compétent, afin qu’il soit statué sur ce partage de responsabilité.

« 3. Il appartient en conséquence au juge de déterminer l’indemnité due au requérant, dans la limite des conclusions indemnitaires dont il est saisi, laquelle s’apprécie au regard du montant total de l’indemnisation demandée pour la réparation de l’entier dommage, quelle que soit l’argumentation des parties sur un éventuel partage de responsabilité.»

 

 

Source :

Conseil d’État, 20 janvier 2023, n° 468190, aux tables du recueil Lebon