Dans son arrêt de chambre, rendu hier dans l’affaire Y c. France (requête no 76888/17), la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rejeté le recours d’un citoyen français.
Le requérant, dont l’acte de naissance indique qu’il est « de sexe masculin », déclare être une personne intersexuée. Il produit des certificats médicaux dont il ressort que sa situation biologique intersexuée était établie dès ses premiers jours et qu’elle n’avait pas évolué lorsque, alors qu’il avait 63 ans, il a engagé une procédure interne pour demander le remplacement sur son acte de naissance de la mention « sexe masculin » par la mention « sexe neutre » ou, à défaut, « intersexe ».
Par une requête du 12 janvier 2015, le requérant demanda au procureur de la République près le tribunal de grande instance de Tours de saisir le président de cette juridiction afin qu’il remplace sur son acte de naissance la mention « sexe masculin » par la mention « sexe neutre » ou, à défaut, « intersexe ». Le président du tribunal de grande instance de Tours donna gain de cause au requérant par un jugement du 20 août 2015.
Saisie par la procureure générale près le tribunal de grande instance de Tours, la cour d’appel d’Orléans infirma le jugement du 20 août 2015 par un arrêt du 22 mars 2016. Le 4 mai 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant.
Ce dernier a donc saisi in fine la CEDH en estimant que ce refus violait l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme. Or, ce recours a été rejeté par la CEDH.
La Cour ne nie pas, bien au contraire, que la discordance entre l’identité biologique du requérant et son identité juridique, est de nature à provoquer chez lui souffrance et anxiété.
La Cour vérifie ensuite si, au regard des motifs retenus par les juge internes et de ceux avancés par le Gouvernement, l’État défendeur a dûment mis en balance l’intérêt général et les intérêts du requérant.
S’agissant de la mise en balance de l’intérêt général et des intérêts du requérant, la Cour relève en premier lieu qu’après avoir constaté que, sur le plan biologique, le requérant présentait depuis sa naissance une ambiguïté sexuelle, la cour d’appel d’Orléans a souligné qu’attribuer le sexe masculin ou le sexe féminin à un nouveau-né qui présente une telle ambiguïté fait encourir le risque d’une contrariété entre cette attribution et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte.
Citons le communiqué de la CEDH sur le raisonnement alors conduit :
« […] le juste équilibre qu’exige l’article 8 de la Convention « entre la protection de l’état des personnes qui est d’ordre public et le respect de la vie privée des personnes présentant une variation du développement sexuel » conduisait à devoir permettre à ces dernières d’obtenir soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que le sexe qui leur a été assigné soit modifié. Elle a cependant précisé qu’il n’en allait ainsi que lorsque le sexe assigné « n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social ». Elle a ensuite rejeté la demande du requérant au motif que cette dernière condition n’était pas remplie, après avoir relevé qu’il présentait une apparence physique masculine, qu’il était marié et que son épouse et lui avaient adopté un enfant.
« En deuxième lieu, la Cour note que la cour d’appel d’Orléans a jugé « au surplus » qu’en l’état du droit français, accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle que « masculin » et « féminin », ce qui relèverait de l’appréciation non du juge mais du législateur dès lors qu’une telle reconnaissance soulève des questions biologiques, morales ou éthiques délicates.
« Pour sa part, la Cour de cassation a précisé que la dualité des énonciations relatives au sexe dans les actes de l’état civil poursuit un but légitime, nécessaire à l’organisation sociale et juridique, et que la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français et impliquerait de nombreuses modifications législatives. Elle a ensuite jugé que la cour d’appel avait dûment déduit du fait que le requérant avait, aux yeux des tiers, l’apparence et le comportement social d’une personne de sexe masculin, conformément à l’indication portés dans son acte de naissance, que l’atteinte au droit au respect de la vie privée du requérant n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.
« La Cour se sépare d’un tel raisonnement en tant qu’il revient à faire primer l’apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. En tant qu’élément de la vie privée, l’identité d’une personne ne saurait se réduire à l’apparence que cette personne revêt aux yeux des autres. Il ressort néanmoins des autres motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions internes qu’elles ont pleinement reconnu que l’attribution du sexe masculin ou du sexe féminin aux personnes qui, tel le requérant, sont biologiquement intersexuées, met en cause leur droit au respect à leur vie privée. Si elles ont estimé qu’il ne pouvait en résulter, en l’état du droit français, que le juge autorise l’inscription des personnes intersexuées à l’état civil dans une autre catégorie que « masculin » ou « féminin », c’est en considération de l’importance des enjeux d’intérêt général qui étaient en cause.
« La Cour reconnaît que les motifs tirés du respect du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, avancés par les autorités nationales, sont pertinents. Par ailleurs, elle prend en considération le motif retenu par la Cour de cassation selon lequel la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination.
« La Cour relève aussi que la cour d’appel d’Orléans a considéré qu’accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle et donc à exercer une fonction normative, qui relève en principe du pouvoir législatif et non du pouvoir judiciaire. Le respect du principe de séparation des pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de démocratie, se trouvait donc au cœur des considérations des juridictions internes.
« La Cour considère, qu’elle doit elle aussi, pour sa part, faire preuve en l’espèce de réserve. Elle reconnaît que, même si le requérant précise qu’il ne réclame pas la consécration d’un droit général à la reconnaissance d’un troisième genre mais seulement la rectification de son état civil afin qu’il reflète la réalité de son identité, faire droit à sa demande et déclarer que le refus d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur son acte de naissance à la place de « masculin » est constitutif d’une violation de l’article 8, aurait nécessairement pour conséquence que l’État défendeur serait appelé, en vertu de ses obligations au titre de l’article 46 de la Convention, à modifier en ce sens son droit interne. Or, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question qui relève d’un choix de société.
« De plus, en l’absence de consensus européen en la matière, il convient de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, telles que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée. Elle rappelle sur ce point que la Convention est un instrument vivant, qui doit toujours s’interpréter et s’appliquer à la lumière des conditions actuelles, et que la nécessité de mesures juridiques appropriées doit donc donner lieu à un examen constant eu égard, notamment, à l’évolution de la société et de l’état des consciences.
« Compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, la Cour conclut que l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée, et qu’il n’y a donc pas en violation de l’article 8 de la Convention. »
Voici cette décision :
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