« La décentralisation passe par une dépolitisation des territoires », selon le Professeur Denys Pouillard

Ce week-end, j’échangeais avec le Professeur Denys Pouillard, pour qui « La décentralisation passe par une dépolitisation des territoires ». 

On peut être d’accord avec ce point de vue ou, au contraire, estimer que la politisation des territoires serait le stade ultime de la démocratie locale. Au risque, en réalité, par cette opposition, de ne pas évoquer exactement les mêmes concepts. 

Le Professeur Denys Pouillard a explicité ses propos, que voici et que je vous livre avec l’espoir que vous partagerez mon intérêt pour cette réflexion :

La décentralisation passe par une dépolitisation des territoires

La Constituante de 1790 qui élabora l’organisation territoriale nouvelle de la nation avait eu le mérite d’inaugurer, au travers de la constitution des départements, un principe novateur, celui de la proximité (« chef-lieu, qui doit être accessible des quatre coins du département en moins d’une journée de cheval ») ; le mot fit florès au point, deux siècles plus tard, de s’accoler à celui de démocratie pour devenir, depuis plus de trente ans, l’étendard bienpensant de toutes les alternances politiques pour le bien des habitants, des citoyens et des électeurs surtout.
Plus jamais de « décentralisation » sans « démocratie de proximité » !
La parole citoyenne devait donc accompagner la représentation démocratique pour le bonheur de tous… sauf que de tous les découpages de nos collectivités, seul celui des communes a conservé un existant, reposant sur des périmètres historiques et patrimoniaux.
Convenons que pour les régions, les cantons et les intercommunalités, on n’a jamais consulté la « proximité » ! En revanche on lui demande de voter, de renouveler et mieux encore – nouveauté du XXIème siècle – de « flécher ».
Le fléchage est devenu, au demeurant un instrument  permettant au suffrage universel direct de devenir indirect et interdisant pratiquement à l’électeur d’exprimer  un choix pour l’intercommunalité autre que celui qu’il exprime pour la représentation pour sa commune…au risque de rendre son bulletin de vote « nul ». En matière commerciale on dirait que c’est de la » vente forcée »…mais en politique c’est au contraire de la « démocratie de proximité » !

L’heureuse décentralisation des lois Defferre avait certes créé l’élection des conseillers régionaux au suffrage universel mais avait imposé aux citoyens un découpage que nous aurions pu, à l’époque, accommoder  aux impératifs (et leurs conséquences) d’implantation industrielle et de tracés de mobilité à grande vitesse (trains et autoroutes). Occasion perdue d’une participation citoyenne à l’action publique ! Nous poursuivions, en 1982, les tracés des vieilles CODER, issues d’un tout aussi vieux découpage économique et très corporatiste de l’avant-guerre.
Nous aurions pu également en profiter pour revoir la carte des départements ; toiletter le découpage des arrondissements et sans doute supprimer la moitié d’entre eux en s’inspirant  de la carte de Michel Debré de 1946 (à laquelle, en 1959, l’ancien Premier ministre de la Vème République se rattachait encore comme projet d’avenir) ; le général de Gaulle lui avait déjà répondu une première fois que « ça manquait de ragout ».
Pas davantage de consultation des citoyens avec les lois Raffarin, encore moins lors du chantier de la mise en place des métropoles et de l’intercommunalité en marche en 2010. Mais une communication de proximité, en revanche, pour le balbutiement des communes nouvelles.
Dans le premier projet de loi Notre de 2013/2014, (gouvernement Ayrault) un article prévoyait la possibilité de consulter les citoyens pour les périmètres régionaux à taille européenne ; on connait la suite avec le projet Hollande/Valls qui écarta l’idée (catastrophique pour eux) de demander l’avis du peuple et conduisit au découpage actuel.
Puis vint la loi trompe l’œil sur les nouveaux cantons : moitié moins de cantons mais autant de conseillers qu’avant par le truchement du scrutin binominal ! En même temps on supprimait le conseiller territorial de 2010 (qui n’avait jamais eu le temps de voir le jour) et l’on retournait au sacrosaint  « mille-feuille » dénoncé par tous mais repoussoir utile pour faire une campagne électorale au nom de l’efficacité, de la sobriété, du besoin d’économie, de rationalité et naturellement de simplification de norme.
Les collectivités territoriales au lieu de diminuer gagnaient au contraire une unité supplémentaire avec la métropole de Lyon…et les epci accueillaient une forme nouvelle, la commune/communauté.
Ajoutons à tout cela les syndicats des eaux ou des ordures ménagères, les pays et territoires de projets, les pôles territoriaux, les pôles métropolitains, beaucoup de présidences et de vice-présidences côté élus, beaucoup de directeurs et directeurs adjoints côté administration. Côté citoyens…rien !
Certes, des tentatives de regroupements, depuis 2017, se sont faites jour comme en Alsace au niveau départemental mais les essais de reproduire l’exemple lyonnais (métropole à compétence départementale) n’a pu réussir à Marseille, Nantes ou Toulouse

Aujourd’hui la décentralisation revient dans l’arsenal des réformes ; en mars sans doute pour certaines compétences des epci, le logement en particulier, l’eau sans doute.

Profitons de cet exemple pour réfléchir un instant sur la géographie de la nation… comme en 1790

Des régions dont les périmètre sont parfois contestables mais, qu’on le veuille ou non, fonctionnent correctement depuis 2015 et dont on oublie la pertinence de leurs missions.
Des départements qui conservent pour leur mode fonctionnel et électif des cantons qui se confondent avec  des structures intercommunales trois fois plus opérationnelles au niveau des services.
Des communes nouvelles, encore insuffisantes mais qui prouvent maintenant depuis un peu plus de dix ans qu’on peut dépasser les querelles de clochers dans notre pays au 35 000 communes *.
Des intercommunalités dont les périmètres sont quasiment stabilisés depuis 2017 mais qui manquent de visibilité parce qu’elles ne participent qu’insuffisamment à l’effort de décentralisation ; les communes participantes tout comme d’autres collectivités s’y disputent la compétence générale ; mais dans ces intercommunalités cohabitent des communes aux nuances politiques les plus variées et qui, comble de bonheur pour une fois, attestent de leur volonté de souvent construire collectivement des services utiles articulés et mis en réseaux au-delà des frontière idéologiques.

Alors ?

– Que la décentralisation se recompose autour des entités et des espaces d’envergure, ceux qui permettent de dimensionner les capacités réelles d’une population active, les interactions avec l’Etat ou d’autres territoires transfrontaliers, les projections démographiques et leurs dérivées urbaines et sociales, les dynamiques d’industrialisation, les enjeux climatiques et les initiatives locales de transition, la maîtrise des mobilités et leur diversité, la recherche et les savoirs…

Nous avons ces territoires : ce sont les régions et les intercommunalités. Les régions disposent des schémas économiques régionaux, des schémas environnementaux, de l’économie sociale et solidaire, des facilités offertes par les fonds européens. Les intercommunalités, plus que les départements et grâce au maillage des communes (quelle que soit la taille de ces communes) qui les composent assurent la proximité et sont à la fois source d’innovation et de projet et simultanément en capacité de mettre en œuvre les orientations ou politiques nationales ou régionales

– Que la décentralisation se définisse aussi comme un projet de société c’est-à-dire qui concerne la société avec les gens qui la composent et pas seulement avec ceux qui localement la dirigent. Il y avait dans les lois de 1982 un souffle républicain hélas vite disparu au profit d’un retour aux fiefs, aux regroupements exclusivement politiques et partisans. Les conseils de développement comme les CESER ne se sont pas ouverts à la participation citoyenne et sont restés l’appropriation de technostructures locales et de corporatisme territorial.

Nous avons ces possibilités d’expressions de la démocratie de proximité sans devoir recourir à de nouvelles élections au suffrage universel direct d’un epci si l’on veut bien faire confiance aux maires et particulièrement à ceux qui – non président de l’intercommunalité – composent l’ensemble de l’établissement public et regroupés en assemblée des maires peut faire appel à leurs administrés pour faire entendre la part des conseils, des suggestions, des différenciations, des expérimentations des adaptations.

Les « territoires d’industrie », l’exemple même du lien entre Région et Intercommunalités

Le 9 novembre, à Chalon-sur-Saône, le Gouvernement a présenté, sa nouvelle carte des « territoires d’industrie » : 183 bassins d’activités. Dans la réalité, 70 territoires demeurent dans le format du premier plan, lancé en 2018 ; 84, en revanche sont des refigurations du plan précédent ; enfin 29 nouveaux territoires complètent le maillage existant.
Au-delà des statistiques, ce qu’il faut retenir de cette politique de réindustrialisation, c’est l’importance des considérations géographiques territoriales retenue. Si les articulations entre régions et intercommunalités sautent aux yeux, c’est surtout la place que tiennent les intercommunalités dans les périmètres d’action : 614 EPCI pour la France métropolitaine et 16 pour les départements d’outre-mer ; à noter que 34 intercommunalités sont interrégionales.

La décentralisation ne peut réussir avec une multiplication de structures ; la visibilité ne sera acquise que lorsqu’on aura limité les porteurs de projets et de gouvernance à seulement deux tailles de territoires avec une ingénierie d’accompagnement conséquente ; sans chefs de filât et à la compétence générale réduite, tout en conservant les communes comme maillons de proximité, de dialogue et d’équilibre du respect des principes républicains  ; avec une responsabilité des élus associée à une imbrication des citoyens et des consultations locales les plus larges possibles pour éviter l’emprise technocratique et la verticalité toujours tentante des pouvoirs partisans.
Mais attention à ce que la décentralisation ne soit pas un épouvantail pour les citoyens. Le discours politique qui consiste à marteler l’autonomie fiscale a ses limites et la confiance dans les élus est aussi éclairée par la vigilance qu’ont les contribuables sur la fiscalité locale. Une vraie décentralisation ne peut ouvrir la voie à une autonomie débridée ; il lui faut des garde-corps pour la protéger  des excès, sources parfois de révoltes ou d’insurrections civiles.

* France, 35 000 ; Allemagne, 11 300 ; Grande-Bretagne, 9 500 ; Espagne, 8 100 ; Italie, 8 000 ; Pologne, 2 400

Denys Pouillard
Directeur de l’Observatoire de la vie politique et parlementaire
Professeur en science politique