Atteinte à la dignité humaine (et/ou protection de l’enfance) versus liberté de l’expression artistique : 2 salles… 2 ambiances… mais des solutions, in fine, convergentes par delà une divergence théorique .

Dans des cadres juridiques certes tout à fait différents, tant la Cour de cassation que le Conseil d’Etat ont eu à connaître d’une mise en balance entre :

  • d’un côté des problématiques de protection (atteinte à la dignité humaine et/ou protection de l’enfance)
  • et d’un autre côté la liberté d’expression et, plus spécifiquement, celle de la création artistique 

 

Si l’on en reste au côté théorique des choses, on voit que sur ce point, encore une fois dans des cadres juridiques très différents, le Conseil d’Etat opère une mise en balance entre les deux… là où la Cour de cassation vient de décider que l’atteinte à dignité de la personne humaine… ne serait pas un moyen recevable par principe contre la liberté d’expression, et d’expression artistique en l’espèce.

Sauf que derrière cette différence théorique, se trouve une jonction concrète des solutions.  Sauf que par delà ces différences juridiques et ces jonctions concrètes entre jurisprudences, d’autres régimes (propres à certaines infractions ou en matière de cinéma) prouvent qu’il n’est pas impossible de combiner une immense liberté dans la création culturelle… avec un minimum de protection pour les mineurs. Au moins pour les plus jeunes.  

Voyons ceci dans le détail. 

  • I. Le Conseil d’Etat, ou la mise en balance au moins théorique… entre la liberté d’expression (culturelle en l’espèce), d’une part, et les risques d’atteintes graves et illégales à l’intérêt supérieur de l’enfant et/ou à la dignité de la personne humaine, d’autre part
  • II. La Cour de cassation, ou le refus réitéré de voir l’atteinte à la dignité humaine en situation même d’être opposée à la liberté d’expression culturelle 
  • III. Mais par delà cette différence théorique, on le voit : notre société issue de mouvements successifs de libéralisme philosophique et politique, notamment en matière de liberté d’expression, surtout artistique, reste, au moins au niveau de ses juges, foncièrement rétive à toute censure ou de tout encadrement (même au profit des publics mineurs) de l’expression culturelle… sauf injure, diffamation, incitation à la haine, négationnisme. 
  • Conclusion : un « deux poids, deux mesures » peut en cacher un autre. La preuve par le droit du cinéma. 
  • VOIR AUSSI UNE PETITE VIDÉO

 

 

I. Le Conseil d’Etat, ou la mise en balance au moins théorique… entre la liberté d’expression (culturelle en l’espèce), d’une part, et les risques d’atteintes graves et illégales à l’intérêt supérieur de l’enfant et/ou à la dignité de la personne humaine, d’autre part

 

Au Palais de Tokyo (bâtiment comprenant le Musée d’Art moderne de Paris et un Centre d’art contemporain), avait eu lieu une exposition de l’artiste suisse Miriam Cahn... dont un tableau intitulé « Fuck abstraction ! ».

Il s’agisasit d’une représentation, crue, glaçante, d’une scène de crime (pédophile ?) dénonçant « la façon dont la sexualité est utilisée comme arme de guerre et fait référence aux exactions commises dans la ville de Butcha en Ukraine lors de l’invasion russe ». On y devine, nettement, un enfant (ou un adulte selon l’artiste, mais bien bien plus « petit » que le criminel) forcé de pratiquer un acte sexuel.

Ladite image, qui depuis traîne en ligne… est à tout le moins horrible. Choquante, terrifiante… C’est le but de l’artiste.

Impossible, fort heureusement, pour un être normal d’y ressentir autre chose que de la pure répulsion… mais avec le risque, hélas, qu’un malade sexuel n’y voie autre chose qu’un crime indicible. Ou qu’un jeune spectateur en sorte choqué.

Rappelons que le nu, le sexe, l’art et le droit peuvent s’accommoder, ensemble, d’une dose — même forte — de crudité, mais pas sans précautions :

On rappellera que :

  • l’art est libre mais que des manifestations, même culturelles ou prétendument telles, ou même des conférences avec la liberté d’expression qui en résulte, peuvent être censurées pour atteinte à la dignité humaine… au titre d’une balance, d’une étude de l’équilibre, au cas par cas, classique en contentieux administratif des décisions de police administrative 
    Sources : CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727 ; TA Clermont-Ferrand, ord., 24 janvier 2020, n°2000155 ; CE, ord., 9 janvier 2014, n° 374508, au recueil Lebon ;  TA Lille, ord. 24 février 2023, La Citadelle, n° 2301587 ; Conseil d’État, ord., 4 mars 2023, Imam de la Mosquée bleue de Marseille c/ Commune de Brétigny-sur-Orge, n° 471871. 
  • l’intérêt supérieur de l’enfant doit être la boussole absolue des pouvoirs publics selon la convention de New-York relative aux droits de l’enfant.
  • reste qu’aux « termes de l’article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l’enfant signée à New York le 26 janvier 1990, publiée par décret le 8 octobre 1990 : ” Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait d’institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale “ ».
    Cette partie de la convention est d’applicabilité directe en France (CAA Bordeaux, 17 décembre 2019, n° 19BX01772 ; voir aussi — mais de manière moins nette ou pour d’autres articles : CAA Nancy, 14 juin 2018 (n° 17NC02497 et 18 mai 2018 n° 17NC02554-17NC02555 ; CE, 26 juillet 2011, n° 335752 et CE, 27 octobre 2004, n° 252970 ainsi que CE, 5 février 2020, UNICEF France et autres – Conseil national des barreaux, n°s 428478 428826, B….).

 

NB : sur la liberté d’expression et l’humour, voir au passage CEDH, Cour (Cinquième Section), 2 sept. 2021, n° 46883/15.

 

C’est avec ce cadre juridique global qu’avait été rejeté le recours contre le maintien du tableau en question dans une salle où même des mineurs peuvent voir cette exposition, en référé, en 1e instance puis par le Conseil d’Etat. 

 

Source : Palais de Tokyo, Paris. Création par https://commons.wikimedia.org/wiki/User:Coldcreation source image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Palais_de_Tokyo,_Mus%C3%A9e_d%27Art_Moderne_de_la_Ville_de_Paris.jpg#/media/Fichier:Palais_de_Tokyo,_Musée_d’Art_Moderne_de_la_Ville_de_Paris.jpg

Cette position avait été celle du premier juge des référés :

 

… puis celle du juge des référés du Conseil d’Etat.. Lequel dans son communiqué, reprenant le contenu de l’ordonnance, se justifiait ainsi :

« Saisi par plusieurs associations, le juge des référés du Conseil d’État juge aujourd’hui que l’accrochage du tableau, « Fuck abstraction ! » au Palais de Tokyo, lieu dédié à la création contemporaine ne porte pas une atteinte grave et illégale à l’intérêt supérieur de l’enfant ou à la dignité de la personne humaine. Il relève, d’une part, que des mesures ont été prises pour dissuader l’accès des mineurs et, d’autre part, que les panneaux explicatifs tout au long du chemin d’accès permettent de redonner à ce tableau le sens que Miriam Cahn a entendu lui attribuer, c’est-à-dire de dénoncer les viols en Ukraine.
Des associations ont fait appel de l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris qui avait rejeté leur demande d’ordonner le retrait du tableau « Fuck abstraction ! » de l’artiste Miriam Cahn, exposé au Palais de Tokyo, estimant que celui-ci dépeignait un viol d’enfant par un adulte et pouvait être vu par des mineurs.
Le juge des référés du Conseil d’État observe tout d’abord que la société Palais de Tokyo a entouré l’accès au tableau « Fuck abstraction ! » de précautions visant à en écarter les mineurs non accompagnés et dissuader les personnes majeures accompagnées de mineurs. Deux agents de surveillance sont positionnés à l’entrée et au milieu de la salle et un médiateur est présent de manière continue au niveau du tableau.
Il ressort également des débats à l’audience et des pièces de l’instruction que la seule intention de l’artiste est de dénoncer un crime. Le juge des référés relève que des cartels informatifs ont été positionnés tout au long du chemin conduisant à l’œuvre. Ces éléments de contexte permettent de redonner à cette œuvre le sens que Miriam Cahn a entendu lui attribuer. Le panneau positionné au centre de la pièce indique que le tableau a été réalisé après la diffusion des images du charnier de Butcha en Ukraine. Celui qui est placé juste à côté de l’œuvre fait référence aux crimes commis à Butcha, dénoncés comme crimes de guerre et précise que la victime est une personne adulte.
Dans ces conditions, le juge des référés estime que l’accrochage de ce tableau, dans un lieu dédié à la création contemporaine et connu comme tel, et accompagné d’une mise en contexte détaillée, ne porte pas d’atteinte grave et manifestement illégale à l’intérêt supérieur de l’enfant ou à la dignité de la personne humaine.»

NB : sur le fait que la victime serait majeure, on a de gros, gros doutes à voir l’oeuvre… mais il s’agit peut être pour l’artiste de représenter la victime beaucoup plus petite que son bourreau pour montrer son écrasement ? 

Source :

 

Plus récemment, voir avec une certaine parenté de raisonnement sur le fait  qu’il n’est pas illégal de montrer un film d’horreur à des élèves de… 4e, voir :

 

 

II. La Cour de cassation, ou le refus réitéré de voir l’atteinte à la dignité humaine en situation même d’être opposée à la liberté d’expression culturelle 

 

Depuis quelques affaires dont celle des fleurs du mal, ou celle du procès Flaubert (Mme Bovary)... le juge judiciaire est échaudé face à toute accusation de censure au nom des bonnes moeurs.

Visiblement cela laisse des traces puisque, certes dans un cadre juridique très différent, ladite Cour en reste à « l’interdit d’interdire » au moins en matière culturelle de nos sociétés philosophiquement libérales, au moins sur ces points là.

Les faits méritent d’être narrés, en reprenant le résumé même de la Cour de cassation pour éviter de me faire accuser de présenter faussement ceux-ci :

« Un fonds régional d’art contemporain (FRAC) a organisé, dans ses locaux, une exposition sur la part d’ombre de la cellule familiale.

« L’une des œuvres exposées consistait en une série de fausses lettres manuscrites dont les textes ont été conçus par l’artiste pour faire éprouver au public des émotions en le confrontant au thème des violences infra-familiales. Présentées sous la forme de petits mots affectueux qu’un parent peut laisser à ses enfants, ces lettres comprenaient des formules telles que : « Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves » ; « Les enfants, nous allons vous couper la tête » ; « Les enfants, nous allons vous sodomiser et vous crucifier ».»

Mais ne nous limitons pas là. Citons l’oeuvre entière (exposée donc au FRAC de Lorraine) en espérant que nul droits d’auteur ne nous sera demandé :

« Les enfants, nous allons vous enfermer, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons faire de vous nos esclaves, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous faire bouffer votre merde, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous sodomiser, et vous crucifier, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous arracher les yeux, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous couper la tête, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous vous observons, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous tuer par surprise, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous empoisonner, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, vous crèverez d’étouffement, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons égorger vos chiens, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous découper et vous bouffer, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons faire de vous nos putes, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous violer, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous arracher les dents, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous défoncer le crâne à coups de marteau, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous coudre le sexe, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous pisser sur la gueule, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Les enfants, nous allons vous enterrer vivants, vous êtes notre chair et notre sang, à plus tard, Papa et Maman.
« Nous allons baiser vos enfants et les exterminer, nous introduire chez vous, vous séquestrer, vous arracher la langue, vous chier dans la bouche, vous dépouiller, vous brûler vos maisons, tuer toute votre famille, vous égorger, filmer notre mort. »

 

Nul ne contestera le caractère disruptif de l’oeuvre. Et si la démarche artistique consiste à « toucher les sens et les émotions du public », ou plus largement à générer une émotion et/ou une réflexion, nul doute que le but est atteint. Idem si le but de l’art venait à être de représenter ce qui existe et/ou peut être imaginé.

Reste que, au delà de toute hasardeuse requalification psychiatrique, cette démarche interroge…. car là aussi comme dans l’affaire Miriam Cahn, des mineurs pouvaient avoir accès à cette oeuvre. 

Des mineurs sont certes supposés être encadrés par leurs parents. Certes… certes… Même les ados… certes certes ([rires] mais bon au moins peut on censurer à peu près ce qui est vu sur un smartphone).

Il ne s’agit donc pas de savoir si on doit interdire l’oeuvre mais au minimum de savoir si on peut la restreindre à un public majeur.

Ceci dit, en l’espèce, l’association requérante avait un but plus large et, partant, moins aisé à défendre, puisque celle-ci déclare lutter contre « l’étalage public de la pornographie et tout ce qui porte notamment atteinte à la dignité de la femme et au respect de l’enfant ».

Une association a donc considéré que l’exposition de ces lettres au cours d’une manifestation culturelle accessible aux mineurs constituait le délit de diffusion d’un message à caractère violent ou pornographique susceptible d’être vu par un mineur, prévu à l’article 227-24 du code pénal.

Le procureur de la République a classé sans suite la plainte de l’association.

L’association, se prévalant des intérêts qu’elle s’est donnée pour objet de défendre, a également considéré que l’exposition de l’œuvre a porté atteinte à la dignité de la personne humaine, se fondant sur l’article 16 du code civil. Elle a donc saisi la justice civile pour obtenir réparation du préjudice qu’elle dit avoir subi.

Contredisant la décision des premiers juges, la cour d’appel a donné tort à l’association. Elle a jugé que l’article 16 du code civil n’avait pas de valeur juridique autonome.

Au terme d’un long parcours, l’affaire vient d’être tranchée ce jour par la  Cour de cassation… quia jugé que la dignité de la personne humaine constitue l’essence même de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (art. 10§1 et 10§2), mais qu’elle ne peut être prise comme un fondement autonome d’une restriction à la liberté d’expression.En effet, la dignité de la personne humaine n’apparaît pas explicitement, en tant que telle, parmi les objectifs listés par l’article 10§2 de la Convention.

 

Voir cependant, mais en civil et pour une activité non artistique et avec un argumentaire différent : la décision Our body, Cass. Civ. 1re, 16 septembre 2010, FS-P+B+R+I, n° 09-67.456, selon laquelle « faite à des fins commerciales, l’exposition de cadavres humains méconnaît les respect, dignité et décence avec lesquels ils doivent être traités »

 

La Cour de cassation rejette les deux moyens :

  • L’article 16 du code civil n’est pas un texte suffisant pour justifier une restriction à la liberté de création artistique.
  • La dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, parmi les objectifs que fixe l’article 10 §.2 de la Convention européenne des droits de l’homme.

On regrettera que la convention de New York, précitée et qui sur ce point semble d’application directe, n’ait pas été invoquée.

En conséquence, la Cour de cassation rejette le pourvoi de l’association, qui sollicitait des dommages et intérêts.

Source :

COUR DE CASSATION, ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE, 17 novembre 2023, Arrêt n° 672 B+R, Pourvoi n° J 21-20.723

 

 

III. Mais par delà cette différence théorique, on le voit : notre société issue de mouvements successifs de libéralisme philosophique et politique, notamment en matière de liberté d’expression, surtout artistique, reste, au moins au niveau de ses juges, foncièrement rétive à toute censure ou de tout encadrement (même au profit des publics mineurs) de l’expression culturelle… sauf injure, diffamation, incitation à la haine, négationnisme. 

 

Notre société est issue de mouvements successifs de libéralisme philosophique et politique, que l’on parle de la fin de la censure depuis le XVIIIe siècle ou de l’interdit d’interdire de 1968.

La différence entre Conseil d’Etat et Cour de cassation, présentée ci-avant, reste toute réthorique. Et elle demeure expliquée ou, du moins, explicable, par les différences de cadres juridiques. En matière de police administrative, le juge se met en mode « balance des intérêts, des risques et de valeurs » par un automatisme ancré dans ce qui est, alors, sa fonction.

Le juge pénal, lui, est marqué par le fait que la loi pénale est d’interprétation stricte et que soulever comme élément constitutif d’une infraction des principes qui viendraient à étendre le champ de l’infraction relève pour un juge pénal d’une hérésie pure et simple.

Au point que dans cette affaire du FRAC de Lorraine, il est à se demander s’il n’eût pas fallu attaquer une décision explicite ou implicite de réserver l’accès à cette oeuvre aux majeurs, avec plus de chances de succès, en incorporant la convention de New York dans l’argumentaire juridique. Mais passons : il est toujours facile de rejouer le match a posteriori sur la base d’hypothèses reconstruites.

Cependant, existe une limite. Un tabou.

Cette liberté d’expression, même artistique, reste perméable à la restriction, à la censure ou à la sanction en cas d’injure, de diffamation, d’incitation à la haine, de négationnisme…

La longue série de la validation ou, au contraire, des suspensions, au cas par cas, par le juge administratif, des spectacles de Dieudonné selon qu’il semblait devoir y avoir, ou non, atteinte à la dignité humaine, illustre ce propos :

 

Que nous soyons une société de liberté, en matière d’expression, certes. Mais que la protection des mineurs soit à ce point méconnue, au point que l’art le plus disruptif pour eux soit en accès libre, interroge tout de même. Le droit du classement des films au cinéma le démontre à l’envi.

 

 

 

 

Conclusion : un « deux poids, deux mesures » peut en cacher un autre. La preuve par le droit du cinéma. 

 

Le classement des films protège les mineurs. Rappelons ce cadre juridique :

  • Le contrôle du juge est d’ailleurs est assez poussé en ce domaine.  Dans l’ultime épisode de la saga du film « Baise moi », le Conseil d’Etat s’assurait que le Ministre de la culture n’avait pas commis :« d’erreur d’appréciation [ni] méconnu le principe de dignité de la personne humaine »
    Conseil d’Etat, 2 / 1 SSR, du 14 juin 2002, 237910, publié au recueil Lebon
    On notera l’absence du mot manifeste…Voir antérieurement, par exemple, CE, 13 juillet 1979, Société les productions du Chesne, Rec. CE, p. 332 ; Gaz. Pal. 1981, jur., p. 321. ; CE, Ass., 24 janvier 1975, n° 72868, Rec. p. 57 ; CE, 8 mars 1978, Sté Lusofrance, rec. p. 118.

    L’ampleur du contrôle du juge s’avère manifeste dans la décision CE 1er juin 2015, Association Promouvoir, n° 372057, par exemple. Pour citer le résumé des tables, le Conseil d’Etat, après avoir rappelé la mission s’imposant au Ministre en ce domaine, définit ainsi, avec précision, les pouvoirs conséquents dévolus au juge :

    « Il résulte de cet article R. 211-12 qu’il appartient aux juges du fond, saisis d’un recours dirigé contre le visa d’exploitation délivré à une oeuvre comportant des scènes violentes, de rechercher si les scènes en cause caractérisent ou non l’existence de scènes de très grande violence de la nature de celles dont le 4° et le 5° de cet article interdisent la projection à des mineurs. En présence de scènes recevant cette qualification, aucun des autres classements, prévus au 1°, 2° et 3° du même article, ne saurait légalement être retenu.,,,b) Dans l’hypothèse où le juge retient la qualification de scènes de très grande violence, il lui revient ensuite d’apprécier la manière dont ces scènes sont filmées et dont elles s’insèrent au sein de l’oeuvre considérée, pour déterminer laquelle de ces deux restrictions est appropriée, eu égard aux caractéristiques de cette oeuvre cinématographique…. ,,3) Lorsqu’une oeuvre cinématographique comporte de nombreuses scènes violentes, il y a lieu de prendre en considération, pour déterminer si la présence de ces scènes doit entraîner une interdiction aux mineurs de dix-huit ans, la manière, plus ou moins réaliste, dont elles sont filmées, l’effet qu’elles sont destinées à produire sur les spectateurs, notamment de nature à inciter à la violence ou à la banaliser, enfin, toute caractéristique permettant d’apprécier la mise à distance de la violence et d’en relativiser l’impact sur la jeunesse »

    Au total, citons cet intéressant passage d’un article de M. Jérémy Mercier :

    « Plus intense que le contrôle restreint26, le juge examine, selon une jurisprudence constante héritée de son arrêt Rome – Paris films27, la « marge résiduelle d’appréciation»28 dont disposait l’autorité administrative pour prendre sa décision, tant il s’agit bien d’un contrôle « plein et entier de la qualification donnée par l’administration»29. En réalité, ce contrôle normal, autrement appelé par le président Odent « contrôle complet»30 sur le fondement de la jurisprudence Sté Lusofrance31, »
    Source : Revue des droits de l’homme – n° 11, « Le juge administratif et le sens des images. Les mutations des techniques contentieuses du contrôle des visas d’exploitation » par M. Jérémy Mercier

    Voir aussi ici cet autre article : « La police du cinéma : de la protection des mineurs au rejet de l’ordre moral » par M. Nicolas GUILLET

    Et puis voir surtout les excellents ouvrages en ces domaines de Monsieur Marc Le Roy. 

    Pour un exemple assez hilarant dans la formulation de l’ordonnance, voir :

    Hélas pour l’effet comique, cette ordonnance a été annulée, même si sur le fond le Conseil d’Etat a rejeté les requêtes voir :

     

    Voir aussi pour une autre illustration où le Conseil d’Etat impose de prendre en compte, certes la crudité du contenu (notamment sa violence), mais aussi le sens du message (singulièrement pour les documentaires qui bénéficient de la liberté d’information) et les mises en garde données au public :

 

Alors en ce domaine, nous voici face à un deux poids, deux mesures :

  • d’un coté on a des différences d’approche, très logiques en droit, s’agissant de cadres juridiques à ce point dissemblables entre Conseil d’Etat et Cour de cassation comme l’illustrent ces affaires du FRAC de Lorraine et de l’exposition de Miriam Cahen. … mais ces différences se rejoignent s’agissant des arts non cinématographiques comme étant en réalité dans les deux cas d’une très large permissivité pour l’artiste (ou d’une très large responsabilité pour le parent, au choix)
  • d’un autre côté, sans que cela ne choque plus grand monde, on a un régime de protection des mineurs pour le cinéma.

… alors qu’en tant que parent j’ai plus de chances de savoir ce que mes enfants ont vu au cinéma et d’avoir envie de surveiller ce point que s’ils me disent qu’ils vont à un musée ou une exposition d’art.

Et, là, se trouve le vrai « deux poids, deux mesures. » Entre un régime de liberté culturelle mais avec encadrement de l’accès pour les mineurs … et un régime de totale liberté sans aucune protection réelle des mineurs.

Cette différence est plus nette que celle opérée entre les approches comparées, sur des bases intellectuelles un peu faussées par les différences de cadres juridiques, entre Conseil d’Etat et Cour de cassation.

Elle prouve aussi qu’il n’est pas impossible de faire rimer une liberté culturelle quasi-totale (pour qu’un film soit limité aux plus de 18 ans il faut vraiment y aller…) avec un minimum de protection pour nos enfants. Pour peu que soit le législateur, soit le juge, s’en empare avec un minimum de courage.

 

 

 

VOIR AUSSI CETTE PETITE VIDÉO DE 18 MN 35  (PLUS SOMMAIRE QUE L’ARTICLE)

 

 

Voici cette vidéo de 18 mn 35 :

https://youtu.be/2PI0WgZA2WI

Les points suivants y sont abordés :

  • 1/ Pourquoi ce sujet ?
  • 2/ Soit… commençons donc par le Conseil d’Etat ?
  • 3/ Et tu voulais comparer cela avec la position de la Cour de cassation ?
  • 4/ Donc des modes d’emploi différents ?
  • 5/ Et qu’est-ce que cela change ?
  • 6/ Pourrait-on raisonner autrement ?