Comment mesurer l’inflation normative ?

L’inflation normative, phénomène incontestable dans son ampleur, s’avère constamment contesté. Elle est décriée d’autant que la qualité n’est pas non plus au rendez-vous. Aussi est-il utile que le Conseil d’Etat ait, au delà des constats statistiques et des appréciations qualitatives, en ce mois de mai 2018, communiqué sur son nouvel outil de mesure de cette inflation normative. 


 

I. Une inflation normative impressionnante

Notre grossophilie nationale en matière de normes est bien connue. Elle est décrite, décriée, dénigrée.

De fait, il est des JO indigestes.

816 textes (oui ! 816 !) avaient ainsi été publiés au sein des JO des 10 et 11 mai 2017, qui étaient les deux derniers JO de la Présidence Hollande.

Voir :

 

Reprenons nos écrits d’alors. Nous y voyions alors un symptôme. Celui d’une société hyper-normativisée. Où le droit écrit croit pouvoir épuiser le réel. Où l’on croit depuis au moins Napoléon que le juge doit appliquer le droit écrit et ne peut créer du droit, adapté au cas par cas, que dans de rares cas, faute de texte écrit. Pour qui connaît le droit anglo-saxon, et alors même qu’il est de bon ton d’en relativiser les différences, le contraste est frappant.

La France, à l’esprit forgé au rationalisme des XVIIe et surtout XVIIIe siècles, croit pouvoir rationaliser et prévoir le réel par le droit écrit… comme le jardin à la française est une lutte sans fin pour mettre la nature au carré.

Mais le réel est protéiforme. La réalité va vite, toujours plus vite. Nos sociétés se complexifient à l’envi. Bref la course du droit écrit pour encadrer le réel, le prévoir, le régenter, le contingenter, est une course perdue, inutile et coûteuse.  Sous nos yeux éperdus et fatigués.

En 2000, le Conseil d’Etat avait déjà fait un décompte : la France comptait 9 000 lois et 120.000 décrets. Huit ans après, on en était semble-t-il à 10 500 lois et 127 000 décrets (source politique.net), selon les calculs de Philippe Sassier et Dominique Lansoy. La XIVème législature (2012-2017) aura vu l’adoption de 448 lois (sur ce point, voir l’éditorial du SGG Marc Guillaume dans la lettre de la DAJ).

Quel est le chiffre en 2017 ? Cette abondance textuelle est-elle indispensable ? Elle est impressionnante et part du principe récent qu’au delà de la codification, il faut multiplier les textes à objet précis, souvent pour de louables nouvelles garanties. Sur ce point, voir l’intéressant article publié dans Tendance Droit « Rédaction législation, Le bilan c’est maintenant », le 27 mars 2017. Au risque d’une piètre qualité du droit comme le déplorait le Conseil d’Etat en 2016.

Voyons les avantages de cette inflation normative :

  • adaptation à des circonstances particulières ;
  • relative prévisibilité du droit écrit.

Voyons en les principaux inconvénients :

  • grosse machinerie utilise pour produire cette normativité ;
  • culture du droit écrit combinée avec une tradition qui reste centralisatrice… et qui n’est pas, en France contrairement à nos voisins, de nature à autoriser les autorités de terrain (entreprises dans leur dialogue social ; collectivités locales dans leurs propres textes) à faire leur propre droit ou à adapter leurs pratiques au terrain. Il n’est qu’à voir à quel point le « droit à l’expérimentation » est, en France, d’une redoutable complexité…
  • très grande difficulté des acteurs à connaître le droit qui leur est applicable et qu’ils ne sont pas censés ignorer (même si le numérique relativise cette difficulté).

 

II. avec une application médiocre et lente des lois

Deux mois plus tard, c’est du Sénat que venait la philippique. Voir :

La commission des lois avait en effet consacré sa réunion du 20 juin 2017 au bilan annuel de l’application des lois.

Au 31 mars 2017, le taux d’application des 30 lois promulguées au cours de l’année parlementaire 2015 2016 et examinées au fond par la commission des lois, c’est-à-dire le ratio entre le nombre de mesures d’application attendues et le nombre de mesures prises, s’élevait à 72 %, soit un taux légèrement inférieur à celui de l’année passée (76 %). Et le Président Philippe Bas de souligner que

« les délais dans lesquels ces mesures sont publiées sont parfois plus longs que les délais d’adoption des lois elles-mêmes« .

Ils se sont détériorés en 2015-2016 puisqu’un peu moins de 33 % d’entre-elles ont été publiées dans un délai inférieur ou égal à six mois, contre 73,5 % en 2014-2015, 39,3 % en 2013-2014, 36,6 % en 2012-2013 et 57,4 % en 2011-2012.

L’inflation législative est un mal bien connu, régulièrement dénoncé mais qui s’est aggravé en fin de législature : le coefficient multiplicateur du nombre d’articles au cours de la navette parlementaire est ainsi passé de 1,83 entre 2007 et 2014 à 2,14 en 2015-1016.

Enfin, le Président Philippe Bas a relevé l’accélération sensible, à la toute fin du quinquennat, du rythme de parution des mesures d’application des lois promulguées au cours de la quatorzième législature.

Ainsi, pour les lois relevant de la compétence de la commission des lois, 92 mesures d’application ont été prises aux mois d’avril et mai 2017, soit une moyenne de 46 par mois, contre une moyenne de 7 mesures d’application par mois entre le 26 juin 2012 et le 30 septembre 2016.

Le rythme de parution des mesures d’application a ainsi été 6,5 fois plus élevé au cours des deux derniers mois qu’au cours des cinquante-et-un premiers mois du précédent quinquennat. Pour le Président Philippe Bas :

` »Si l’on peut s’en réjouir pour le traitement du stock et les délais de publication des mesures d’application des lois, il convient d’être attentif à ce que leur qualité ne s’en trouve pas dégradée« .

Il a ajouté :

« s’il a été possible de multiplier par 6,5 le rythme de parution des mesures d’application des lois en fin de législature, cette accélération est révélatrice d’une excessive lenteur au cours de la période précédente à laquelle le Gouvernement devra s’employer à mettre fin en modernisant ses méthodes de fonctionnement« .

 

 III. et une qualité textuelle qui n’est pas au rendez-vous

Ces constats sont d’autant plus navrants que c’est depuis 2016 que le Conseil d’Etat pousse un cri d’alarme sur la baisse de la qualité du droit écrit (symptôme que nous pensons constater nous aussi). Voir :

 

Un Conseil d’Etat qui déjà en 1991 écrivait :

« Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu’une oreille distraite ».

 

IV. Un nouvel outil de mesure proposé par le Conseil d’Etat

 

Pour mettre en œuvre la première proposition de son étude annuelle 2016 « Simplification et qualité du droit », le Conseil d’État a constitué en novembre 2017 un groupe de travail chargé de concevoir un référentiel de la mesure de l’inflation normative.

Dans le cadre des travaux de ce groupe, un tableau de bord des indicateurs de suivi de l’activité normative a été élaboré par le Secrétariat général du Gouvernement. Le Premier ministre en a décidé la mise en ligne sur le site Légifrance le 7 mars.

L’assemblée générale du Conseil d’État a adopté le 3 mai dernier une étude retraçant les travaux d’élaboration de ce tableau de bord, qui est sans précédent à cette échelle et constitue une grande avancée. Elle présente également des propositions susceptibles de conduire à l’enrichissement de ce tableau.

Le Conseil d’État marque son attachement à ce que ce travail de grande importance pour documenter un phénomène toujours dénoncé, mais jamais documenté jusqu’à présent, fasse l’objet de mises à jour régulières et, le cas échéant, de compléments, en principe sur une base annuelle. Il convient en effet d’enrichir progressivement la liste des indicateurs de l’inflation normative, en l’étendant notamment aux normes émanant des autorités administratives ou publiques indépendantes, et de s’intéresser aussi à des indicateurs proches et importants, comme les indicateurs de stabilité/ instabilité de la norme et ceux permettant de mesurer l’origine de l’inflation normative et les branches du droit qui sont les plus affectées par ce phénomène.

> télécharger l’étude “Mesurer l’inflation normative” (pdf), dont voici le sommaire :

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> télécharger les annexes (pdf – 22Mo)

> télécharger le guide méthodologique pour calculer l’impact financier de la réglementation nouvelle (pdf)

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