Quel est l’ordre de juridiction compétent pour connaître de la demande tendant à l’annulation d’un marché public formée par un concurrent évincé, dans le cas où l’un des moyens d’irrégularité est tiré de la méconnaissance de ses droits de propriété intellectuelle ?
Réponse assez logique donnée par le Tribunal des conflits (TC) :
- il revient au juge administratif de connaître de tels litiges à titre principal (car il s’agit bien d’un contentieux à titre principal relevant de l’attribution d’un marché)
- mais au besoin (voir ci-dessous), ledit juge administratif pourra poser une question préjudicielle au juge judiciaire compétent sur ces questions de propriété intellectuelle.
Certes l’alinéa 1er de l’article L. 615-17 du code de la propriété intellectuelle (CPI) réserve-t-il aux tribunaux de grande instance (TGI) spécialement désignés la connaissance des litiges qu’il mentionne, et certes cette règle déroge-t-elle aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques, ainsi qu’à la règle de compétence énoncée par l’article 2 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001.
Sources citées par le commentaire officiel du TC : TC, 2 mai 2011, Société d’équipements industriels urbains c/ société Frameto et commune de Ouistreham, n° 3770 en matière de dessins et modèles ; TC, 7 juillet 2014, M. Minisini c/ maison départementale des personnes handicapées de Meurthe-et-Moselle, n° 3954 ou TC, 12 octobre 2015, M. Rondeau c/ département de la Somme, n° 4023 en matière de propriété littéraire et artistique ; TC, 7 juillet 2014, M. Minisini c/ maison départementale des personnes handicapées de Meurthe-et-Moselle, n° 3955 pour la dérogation à la règle énoncée par l’article 2 de la loi du 11 décembre 2001.
Il en résulte que lorsqu’elle est saisie par un tiers au contrat de conclusions contestant la validité d’un marché public, la juridiction administrative n’a pas compétence pour se prononcer sur le moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du marché, en tant qu’elle porterait atteinte aux droits de propriété intellectuelle de ce tiers, et il lui incombe de ne statuer qu’après la décision du TGI compétent, saisi à titre préjudiciel, sur l’existence de la contrefaçon.
La formulation ci-dessus, tirée de la décision du TC et du résumé de Légifrance, pourrait sembler plus stricte donc qu’à l’accoutumée pour les questions préjudicielles…. mais dans son commentaire officiel, le TC pose que cette question préjudicielle s’impose « en cas de contestation sérieuse et sous réserve que cette appréciation soit nécessaire à la solution du litige » ce qui nous ramène au droit commun du contentieux relatif aux questions préjudicielles.
Voir : http://www.tribunal-conflits.fr/PDF/4169_Commentaire_commentaire_tc_4169.pdf
Le juge administratif conserve bien, en revanche, seule compétence pour se prononcer, ensuite, sur les autres moyens d’annulation et, si elle constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, pour en apprécier l’importance et les conséquences.
En l’espèce, un groupement de coopération sanitaire avait engagé une procédure de passation d’un marché à bons de commande portant sur la fourniture, la livraison et l’installation de dispositifs de report de signalisation d’émission de rayons X pour arceaux mobiles de radioscopie. La société B. a saisi le juge du référé précontractuel d’une demande tendant à l’annulation partielle de la procédure d’attribution, au motif que l’offre sur le point d’être retenue contrefaisait brevet dont la société B. est titulaire.
Voici cette décision :
Tribunal des Conflits
N° C4169
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
M. Maunand, président
Mme Sophie Canas, rapporteur
M. Polge, commissaire du gouvernement
lecture du lundi 9 décembre 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu, enregistrée à son secrétariat le 4 juillet 2019, l’expédition du jugement du 27 juin 2019 par lequel le tribunal administratif de Lyon, saisi d’une demande de la société Biomediqa tendant à l’annulation du marché public conclu par le groupement de coopération sanitaire Uniha avec la société TC Médical et à l’indemnisation de son préjudice, a renvoyé au Tribunal, par application de l’article 35 du décret n° 2015-233 du 27 février 2015, le soin de décider sur la question de compétence ;
Vu les pièces desquelles il résulte que la saisine du Tribunal a été notifiée à la société Biomediqa, au groupement de coopération sanitaire Uniha et au ministre de l’action et des comptes publics, qui n’ont pas produit de mémoire ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;
Vu la loi du 24 mai 1872 ;
Vu le décret n° 2015-233 du 27 février 2015 ;
Vu le code de la propriété intellectuelle ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme B… A…, membre du Tribunal,
– les observations de la SCP Foussard, Froger pour le Groupement de coopération sanitaire Uniha,
– les conclusions de M. Nicolas Polge, rapporteur public ;
Considérant que le groupement de coopération sanitaire Uniha a engagé une procédure de passation d’un marché à bons de commande portant sur la fourniture, la livraison et l’installation de dispositifs de report de signalisation d’émission de rayons X pour arceaux mobiles de radioscopie ; que, le 13 janvier 2017, la société Biomediqa a été informée du rejet de son offre ; que, par ordonnance du 17 février 2017, le juge du référé précontractuel a rejeté sa demande tendant à l’annulation partielle de la procédure d’attribution ; que le marché a été conclu le 25 avril 2017 avec la société TC Médical ; que, le 29 juin 2017, la société Biomediqa a saisi la juridiction administrative d’une requête aux fins d’annulation de ce contrat, invoquant divers manquements commis par le pouvoir adjudicateur à l’occasion de sa passation et soutenant que l’offre retenue était irrégulière, le produit proposé par la société attributaire contrefaisant le brevet dont elle est titulaire ; qu’estimant que le litige présentait à juger des questions de compétence soulevant une difficulté sérieuse, le tribunal administratif de Lyon a, par jugement du 27 juin 2019, renvoyé au Tribunal le soin de décider sur ces questions, par application de l’article 35 du décret du 27 février 2015 ;
Considérant que l’article L. 615-17, alinéa 1er, du code de la propriété intellectuelle dispose que : ” Les actions civiles et les demandes relatives aux brevets d’invention, y compris dans les cas prévus à l’article L. 611-7 ou lorsqu’elles portent également sur une question connexe de concurrence déloyale, sont exclusivement portées devant des tribunaux de grande instance, déterminés par voie réglementaire, à l’exception des recours formés contre les actes administratifs du ministre chargé de la propriété industrielle qui relèvent de la juridiction administrative ” ; que ces dispositions, qui réservent aux tribunaux de grande instance spécialement désignés la connaissance des litiges qu’elles mentionnent, dérogent aux principes gouvernant la responsabilité des personnes publiques, ainsi qu’à la règle de compétence énoncée par l’article 2 de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 ;
Considérant, dès lors, que, lorsqu’elle est saisie par un tiers au contrat de conclusions contestant la validité d’un marché public, la juridiction administrative n’a pas compétence pour se prononcer sur le moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du marché, en tant qu’elle porterait atteinte aux droits de propriété intellectuelle de ce tiers, et il lui incombe de ne statuer qu’après la décision du tribunal de grande instance compétent, saisi à titre préjudiciel, sur l’existence de la contrefaçon ; qu’elle a, en revanche, seule compétence pour se prononcer, ensuite, sur les autres moyens d’annulation et, si elle constate l’existence de vices entachant la validité du contrat, pour en apprécier l’importance et les conséquences ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, s’agissant d’un litige qui tend à l’annulation d’un contrat administratif et à l’indemnisation du préjudice résultant de sa passation, la juridiction administrative a seule compétence pour en connaître ; que, toutefois, en cas de contestation sérieuse et sous réserve que cette appréciation soit nécessaire à la solution du litige, il lui appartient de saisir, à titre préjudiciel, le tribunal de grande instance compétent afin qu’il soit statué sur l’existence de la contrefaçon des droits de propriété intellectuelle invoqués par la société Biomediqa ;
D E C I D E :
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Article 1er : La juridiction administrative est compétente pour connaître du litige, sauf à surseoir à statuer dans l’attente de la décision du tribunal de grande instance compétent, saisi à titre préjudiciel, sur l’existence de la contrefaçon des droits de propriété intellectuelle invoqués par la société Biomediqa ;
Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Biomediqa, au groupement de coopération sanitaire Uniha et au ministre de l’action et des comptes publics.