Responsabilité décennale et équipements dissociables de l’ouvrage : de l’impropr(i)eté du plancher d’une église  

 Comme le relevait le rapporteur public Gilles Pelissier, « le régime juridique de la garantie décennale traduit un équilibre entre les droits qu’elle confère, qui sont étendus, et les désordres qu’elle couvre, qui sont beaucoup plus limités. » (Conclusions sur CE,9 nov. 2018, n°412916, mentionné aux tables du recueil Lebon).

Le présent arrêt, rendu le 11 octobre 2022 par la cour administrative d’appel de Nancy, porte sur la responsabilité décennale des constructeurs, et en particulier sur les conditions d’engagement de celle-ci en présence d’un élément détachable de l’ouvrage, dans la stricte lignée de l’arrêt Commune de Saint-Germain-le-Châtelet (CE,9 nov. 2018, n°412916, mentionné aux tables du recueil Lebon, voir l’article du blog à ce sujet).

En l’espèce, la commune d’A. entendait mettre en place un plancher chauffant dans l’église paroissiale, et changer les bancs et chaises du bien communal. Pour cela, la société SCER. a été sollicitée en vue de réaliser les travaux de mise en place du système de chauffage, composé d’une natte électrique chauffante placée sous une structure en bois, et la société B pour la fourniture de panneaux chauffants.

A la suite de l’apparition de désordres affectant le plancher de l’église, la commune d’A. a recherché la responsabilité décennale des sociétés S. et B. ainsi que leurs assureurs le cas échéant.

Cette demande indemnitaire a fait l’objet d’un rejet en première instance, par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne. Interjetant appel, la commune d’A. entendait notamment contester la qualification de l’ouvrage ayant été effectuée par le tribunal administratif.

En effet, la commune faisait grief au tribunal d’avoir pris l’église pour ouvrage de référence, tandis qu’elle soutenait que l’ouvrage pertinent était en l’espèce le système bancs-plancher-chauffage, et que cet ensemble ayant été détérioré du fait de l’inadéquation de ces éléments, il était devenu impropre à sa destination, justifiant l’engagement de la responsabilité décennale.

Dès lors, deux questions distinctes intéressent la suite de nos propos, auxquelles la cour administrative d’appel a apporté une réponse : quel ouvrage faillait-il retenir ? une fois cette qualification faite, les désordres survenus relevaient-ils du périmètre d’engagement de la responsabilité décennale ?

I. Rappel des règles applicables en matière d’engagement de la responsabilité décennale et des évolutions récentes

En droit, le régime de la garantie décennale a été précisé en droit public par l’arrêt Trannoy (CE, Ass, 2 février 1973 Trannoy, rec., p.94). Entrent dans son champ les dommages qui compromettent la solidité de l’ouvrage ou le rendent impropre à sa destination. Les désordres doivent en outre être cachés et d’une certaine gravité, et survenir dans les dix ans suivant la réception des travaux. Enfin, aucune faute n’est à prouver.

Deux critères alternatifs peuvent donc être mobilisés en vue d’engager la responsabilité d’un constructeur sur ce fondement : la compromission de la solidité de l’ouvrage, ou son impropriété à destination.

La seconde branche de ce fondement, utilisée au sein du présent arrêt, a fait l’objet d’une précision importante de la part du Conseil d’État, en ajoutant une possibilité d’engagement de la responsabilité décennale sur le fondement de l’impropriété à destination. En effet, l’arrêt Commune de Saint-Germain-le-Châtelet affirme qu’il est possible de l’engager en cas de désordres apparus sur les équipements dissociables de l’ouvrage, à condition que les désordres rendent l’ouvrage impropre à sa destination (l’arrêt précise les conditions de l’engagement, tandis que le principe de l’équipement dissociable avait déjà été reconnu par –     CE, 6 juin 1984, Min. de l’éducation nationale c. Monge, rec. T., p.672).

II. L’application à l’identique de la jurisprudence Commune de Saint-Germain-le-Châtelet conduisant au rejet de la demande visant à engager la responsabilité décennale

En l’espèce, la cour administrative d’appel de Nancy se fonde abondamment sur l’arrêt Commune de Saint-Germain-le-Châtelet, et reprend à l’identique son considérant de principe, en vertu duquel :

« la responsabilité décennale du constructeur peut être recherchée pour des dommages survenus sur des éléments d’équipement dissociables de l’ouvrage s’ils rendent celui-ci impropre à sa destination. La circonstance que les désordres affectant un élément d’équipement fassent obstacle au fonctionnement normal de cet élément n’est pas de nature à engager la responsabilité décennale du constructeur si ces désordres ne rendent pas l’ouvrage lui-même impropre à sa destination. »

En somme, il existe à l’aune de cette lignée jurisprudentielle trois hypothèses, dont seulement les deux premières permettent d’engager la responsabilité décennale.

La première est l’hypothèse primaire où des désordres affectent un ouvrage au point de le rendre impropre à sa destination.

La deuxième est l’hypothèse de l’équipement dissociable de l’ouvrage, dont les désordres vont jusqu’à affecter l’ouvrage dans son ensemble et le rendent impropre à sa destination. Le désordre peut ainsi être rattaché à l’ouvrage par son effet sur celui-ci.

Enfin, et c’est l’hypothèse jugée en l’espèce, l’existence de désordres internes à l’équipement dissociables n’ayant pas pour effet de rendre l’ouvrage impropre à sa destination. Ce qu’il faut chercher à démontrer est ainsi l’impropriété de l’ouvrage en son ensemble, non celui de l’équipement dissociable !

En l’espèce, la cour administrative d’appel considère tout d’abord que les équipements objet du désordre, à savoir l’ensemble constitué par les estrades, les bancs et les panneaux, sont « dissociables de l’ouvrage immobilier que constitue l’église. ». Concernant la qualification d’ouvrage, la cour administrative d’appel précise que l’église est l’ouvrage au regard duquel le TA a examiné à bon droit le critère d’impropriété à destination, balayant l’argument de la commune qui visait à assimiler l’ensemble de chauffage à un ouvrage en soi.

L’ouvrage et son équipement dissociable identifié, restait à déterminer si les désordres étaient de nature à rendre l’ouvrage impropre à sa destination. La cour administrative d’appel constate en ce sens que :

« Il ne résulte pas de l’instruction que les désordres constatés, consistant en des déformations et un affaissement des panneaux, auraient pour effet de rendre l’église impropre à sa destination. De même, si le maître d’ouvrage se plaint d’une production de chaleur faible puis absente, un tel désordre n’est pas de nature à rendre le bâtiment en question impropre à sa destination. »

En conséquence, la commune d’A. ne peut rechercher la responsabilité décennale des sociétés susmentionnées, et ses conclusions indemnitaires sont rejetées.

Cette solution est dans la continuité de la jurisprudence Commune de Saint-Germain-le-Châtelet, mais également d’un autre arrêt d’application procédant d’un raisonnement sembable, rendu récemment par la CAA de Bordeaux à propos des escaliers mécaniques d’un métro (voir à ce propos l’article du blog).

En définitive, si l’on se réfère à la justification de ces solutions, celles-ci semblent être en accord avec l’essence même du mécanisme de garantie décennale.

En effet, pour finir avec les propos du rapporteur public Gilles Pellissier, son « équilibre serait compromis si la garantie décennale devait, par une extension de la conception de ce qui rend un ouvrage impropre à sa destination, couvrir toutes les malfaçons, c’est-à-dire les inexécutions contractuelles qui relèvent soit de la responsabilité contractuelle, soit de la garantie de parfait achèvement ou de bon fonctionnement, d’une durée de deux ans après la réception. » (Conclusions sur CE,9 nov. 2018, n°412916, mentionné aux tables du recueil Lebon).

*article rédigé avec la collaboration de Thomas Mancuso, juriste