« Fermeture de l’espace Schengen » par la France à compter du 1er novembre : distinguer le vrai (un peu) du faux (beaucoup)

S’il est une frontière qui ne ferme jamais, c’est bien celle des complotismes. Des rumeurs venant du Portugal se sont répandues dans les réseaux sociaux français avec un mélange de n’importe quoi et de mauvaise foi qui étonne toujours. 

Reste que c’est l’occasion de faire un point sur une question de droit assez intéressante, pour laquelle nous avons eu le plaisir de répondre, aux côtés d’autres juristes, à un intéressant « fact checking » (AFP factuel)  du journaliste Alexis ORSINI de l’AFP, que voici :

Pour ceux que cela intéresse, voici notre analyse complémentaire  :

 


1/- Comment qualifieriez-vous l’affirmation “La France ferme ses frontières à partir du 1er novembre” : fausse, trompeuse, à nuancer…? Et pourquoi ?

• l’actuelle mesure de fermeture de ses frontières Schengen par la France s’arrête ce 31 octobre 2022. Or, semestre après semestre, depuis le début de l’épidémie de Covid 19 (et même avant en raison des menaces terroristes), la France renouvelle ses fermetures de frontières. Dès lors, il n’y a rien de surprenant, et surtout rien de neuf, à ce que cette fermeture semestrielle soit renouvelée par la France !

• ce qui est neuf, c’est qu’au lieu de s’abriter derrière le risque de Covid-19, la France pour ces six prochains mois, dans son renouvellement de sa fermeture des frontières, s’abrite derrière un risque différent :

« New terrorist threats, organised criminality and activity of organised groups of smugglers, risk of arrival of persons who could pose a threat among the flow of refugees, irregular migration, secondary movements, the situation at the external border (Ukraine war); all internal borders as well as sea and air borders »


• des menaces terroristes venant de tel ou tel endroit fondent donc cette une nouvelle fermeture. Mais comme cet espace est déjà fermé, cela ne change pas grand chose… Simplement, selon les types de menaces, les contrôles aux frontières seront en réalité plus ou moins stricts. Ils ne le sont jamais très férocement, l’Etat français n’ayant en termes de douanes et de polices aux frontières (et/ou de brigades de Gendarmerie et autres services de police nationale) qu’assez peu d’effectifs désormais

Donc cette affirmation est en apparence vraie mais elle s’avère doublement trompeuse.
— vraie en apparence car oui il y a une nouvelle mesure de suspension de l’espace Schengen
— doublement trompeuse car : ce n’est pas une vraie fermeture des frontières (suspension de l’espace Schengen veut juste dire qu’il y a des contrôles plus ou moins ponctuels) aux frontières ou à leurs abords ; et surtout ce n’est pas nouveau cela fait depuis le début de l’épidémie de Covid-19 que c’est le cas. Ce qui est nouveau  c’est que la raison brandie n’est plus épidémique, mais terroriste. C’est tout.

2/  – Le Code des frontières de Schengen prévoit que les Etats membres peuvent “temporairement réintroduire des contrôles aux frontières internes” en cas de menace. Comment fonctionne ce dispositif ? Doit-il être validé par une autorité européenne et arrive-t-il qu’il soit refusé ou sa validation est généralement “automatique” ?

En droit, retenons 3 régimes principaux :

• en cas de menace grave prévisible, l’article 25 du code frontières Schengen permet un régime de suspension de la libre circulation de l’espace Schengen pour une période de six mois.
• certains cas requérant l’action immédiate des Etat en situation d’urgence permettent des suspensions particulières pour des périodes de 20 jours au maximum
• un régime de circonstances exceptionnelles mettant en danger l’espace Schengen lui-même permettent, dans un cadre strict qui fait intervenir les autorités de l’Union européenne, une suspension de deux ans au maximum est possible (art. 29 du code frontières Schengen).

La France estimait que l’article 25 lui permettait des renouvellements avec globalement le même risque (celui du Covid-19), juste parce que même risque a un peu évolué dans le temps… Or, l’article 25 n’est pas rédigé de sorte à permettre à la France de ruser, comme elle l’a ainsi fait, avec les textes. On le voit bien : si on a un régime qu’on peut renouveler tous les six mois, à quoi sert l’autre cadre juridique avec suspension de deux ans (art. 29 de ce code) qui offre, quant à lui, des garanties bien plus strictes  ?

Cette « petite ruse » de la France pour maintenir ses frontières semi fermées (et ce pour des bonnes raisons, cela dit) a été validé par le Conseil d’Etat (Conseil d’État, 27 juillet 2022, n° 463850)… mais tous les juristes un peu spécialisés savent que les chances que cette position soit avalisée par la Cour de Justice de l’Union européenne étaient faibles. Voir en ce sens CJUE, 26 avril 2022, NW c/ Landespolizeidirektion Steiermark et Bezirkshauptmannschaft Leibnitz, affaires jointes C-368/20 et C-369/20. Voir :

cliquerici pour voir notre article « Schengen : la fronde du Palais Royal » 

Bref, la France a préféré renouveler sa fermeture (toute relative, encore une fois) de frontières mais sur un autre motif.

Ce qui ne veut pas du tout dire que ce nouveau motif est erroné : les menaces terroristes nouvelles étant permanentes, il est en effet plus sécurisé en droit, et sans doute pas faux en faits, de changer de motif tous les six mois…

3/ – Existe-t-il des recours/sanctions face à un Etat membre qui aurait recours de manière abusive à ce dispositif censé rester exceptionnel ?

Oui cela s’appelle une « action en manquement » : un Etat peut être condamné pour ne pas avoir respecté le droit européen.

Un manquement d’un État membre peut être, en principe, constaté au titre de l’article 258 TFUE quel que soit l’organe de cet État dont l’action ou l’inaction est à l’origine du manquement.
Pour un cas amusant où la France a été condamnée en raison du nationalisme un peu trop ombrageux du Conseil d’Etat, voir CJUE, 4 octobre 2018, aff. C‑416/17.

4/ — La CJUE a récemment rappelé que le recours à ce dispositif devait être justifié par “une nouvelle menace grave” mais le Conseil d’Etat l’a “contourné” en juillet 2022 ; Quelle interprétation tirer de cette jurisprudence ? Qu’il “suffit” d’évoquer une nouvelle menace pour pouvoir y recourir de manière continue ?

Oui. Le Conseil d’Etat français a admis que le renouvellement d’une période de six mois de la suspension de la libre circulation « Schengen » au titre du même danger  était possible si ce danger, quoiqu’identique, évoluait. Mais comme il est possible, et même probable, que bientôt la France soit condamnée sur ce point, d’une part, et que le risque de Covid-19 n’est plus ce qu’il a été, d’autre part, il fallait trouver un autre danger à brandir. Or, évoquer le risque de terrorisme est, en nos temps dangereux, hélas toujours réel et… renouvelé.