Le Conseil d’Etat facilite et sécurise largement, pour le juge, les ordonnances de tri rendues pour tardiveté

Une tardiveté certaine peut donner lieu à ordonnance de rejet… sans attendre le mémoire complémentaire annoncé (ni le demander) et sur la base d’une notification à date incertaine (sous certaines conditions).

Aux termes de l’article R. 222-1 du Code de justice administrative (CJA), un certain nombre de juges administratifs peuvent par ordonnance rejeter des requêtes irrecevables (I).

Le Conseil d’Etat vient de poser :

  • qu’une telle ordonnance de rejet peut être faite en cas de tardiveté certaine sans même que le juge soit tenu d’attendre la production du mémoire complémentaire annoncé dans la requête, ni de mettre en demeure le requérant de produire celui-ci (II).
  • qu’une telle tardiveté peut donner lieu à ordonnance de tri même s’il y a un doute sur la date réelle de notification, dès lors qu’il y a une signature de réception + un tampon dateur indiquant la date de renvoi à l’expéditeur… laquelle doit, dès lors, être présumée être celle de notification, ce qui se discute tout de même (III). 

 

 

I. Rappels sur ce régime des ordonnances de tri, notamment en cas d’irrecevabilité manifeste

 

Aux termes de l’article R. 222-1 du Code de justice administrative (CJA), un certain nombre de juges administratifs peuvent par ordonnance rejeter des requêtes irrecevables :

  • « […]2° Rejeter les requêtes ne relevant manifestement pas de la compétence de la juridiction administrative ;
    3° Constater qu’il n’y a pas lieu de statuer sur une requête ;
    4° Rejeter les requêtes manifestement irrecevables, lorsque la juridiction n’est pas tenue d’inviter leur auteur à les régulariser ou qu’elles n’ont pas été régularisées à l’expiration du délai imparti par une demande en ce sens ;
    […]
  • 7° Rejeter, après l’expiration du délai de recours ou, lorsqu’un mémoire complémentaire a été annoncé, après la production de ce mémoire, les requêtes ne comportant que des moyens de légalité externe manifestement infondés, des moyens irrecevables, des moyens inopérants ou des moyens qui ne sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou ne sont manifestement pas assortis des précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé. […] »

Pour les requêtes manifestement dépourvues de fondement, le juge n’est pas tenu d’indiquer les motifs justifiant le recours à une telle ordonnance (CE, S., 5 octobre 2018, n° 412560, au rec.) et en ce domaine le Conseil d’Etat a eu le temps d’affiner ce qu’était l’ampleur de son contrôle de cassation.

Toutefois, le Conseil d’Etat avait déjà même à ce stade imposé un minimum de garanties pour le Justiciable. Voir par exemple :

  • CE, 10 juin 2020, n° 427806. Voir :
  • toujours sur le contradictoire, voir CE, 27 juin 2008, n° 305540
  • sur la présence d’un avocat, il peut falloir parfois concilier ceci avec la règle dégagée par CE, 23 mars 2018, n° 406802
  • Un requérant avait été invité à présenter, sur un mémoire en défense, des observations « dans les meilleurs délais ». Puis la requête d’appel avait été rejetée par ordonnance comme manifestement dépourvue de fondement sur le fondement de cet article R. 222-1 du CJA. Le Conseil d’Etat pose qu’à défaut, d’une part, d’indication permettant au requérant, en l’absence de date déterminée, de connaître de façon certaine le délai dans lequel il était invité à produire ses observations en réplique, et alors d’autre part que, en l’absence d’audience, ce requérant n’a pas été mis en mesure de les faire éventuellement valoir avant que le juge ne statue, les exigences du caractère contradictoire de la procédure ont été méconnues. Source : CE, 31 décembre 2020, n° 431799, aux tables, Concl. de Mme Céline Guibé.
  • les actes individuels non notifiés ou mal notifiés  ne peuvent en effet plus être attaqués indéfiniment (un délai — indicatif — d’un an pour engager un recours étant alors appliqué par le juge mais avec des modulations au cas par cas : ceci résulte de la décision Czabaj  du Conseil d’Etat en date du 13 juillet 2016, n°387763. Or, la Haute Assemblée a posée qu’une requête tardive peut être rejetée par une telle simple ordonnance de tri… même si cette tardiveté résulte de l’irrespect de ce délai (indicatif, et donc pourtant susceptible d’être discuté au cas par cas !) d’un an, ceci fondant légalement donc un rejet par simple ordonnance de tri la demande tardive du requérant sans informer celui-ci que le juge entendait se fonder sur la circonstance que sa demande n’avait pas été présentée dans un délai raisonnable (CE, 10 février 2020, 429343).
  • Un requérant annonce une QPC à venir à l’appui d’un recours. Le juge peut-il rejeter le recours sans attendre cette QPC ? NON a tranché le Conseil d’Etat en 2020. Un juge administratif du fond (un président de chambre de cour administrative d’appel en l’espèce) ne peut donc, en l’absence d’instruction, statuer régulièrement sur une requête d’appel par une ordonnance prise sur le fondement du dernier alinéa de cet article R. 222-1 du CJA (en sa rédaction de l’époque) avant la production du mémoire distinct qu’elle annonçait (CE, 9 juin 2020, n° 438822, aux tables ; voir ici cette décision et notre article). Au pire, si le juge du fond veut accélérer les choses… libre à lui d’impartir à ce requérant (ou cet appelant, en l’espèce) un délai pour produire ce mémoire en faisant usage du pouvoir prévu par l’article R. 611-17 de ce code.
  • Idem pour les mémoires complémentaires : lorsqu’un mémoire complémentaire a été annoncé et que le magistrat décide qu’il n’y a pas lieu à instruction, il ne peut régulièrement rejeter la requête par ordonnance, en l’absence de production du mémoire complémentaire ou de mise en demeure, sans avoir imparti un délai au requérant pour le produire, en application de l’article R. 611-17 du CJA, et attendu l’expiration de ce délai (CE, 10 juin 2020, 427806, aux tables).

 

 

II. Une telle ordonnance de rejet peut être faite en cas de tardiveté certaine sans même que le juge soit tenu d’attendre la production du mémoire complémentaire annoncé dans la requête (ni de mettre en demeure le requérant de produire celui-ci)

 

Si l’on combine ces divers éléments, notamment les deux derniers arrêts cités, on pourrait penser que si une requête sommaire annonce un mémoire complémentaire ou si un recours annonce une QPC à venir… l’ordonnance de tri ne peut intervenir sans avoir pris connaissance de ces futures productions (ou au moins sans avoir enjoint au requérant de les produire)…. sauf que ce raisonnement, logique si l’on traite du fond (par exemple sur la compétence du juge administratif, laquelle peut parfois se révéler quand on entre dans les détails).

OUI MAIS ceci n’a guère de sens si nous parlons d’une irrecevabilité au sens du point 4° de l’article R. 222-1 du CJA précité :

« 4° Rejeter les requêtes manifestement irrecevables, lorsque la juridiction n’est pas tenue d’inviter leur auteur à les régulariser ou qu’elles n’ont pas été régularisées à l’expiration du délai imparti par une demande en ce sens ; »

… surtout en cas de tardiveté manifeste du recours, une « requête entachée de tardiveté », au moins de tardiveté certaine, « n’étant pas susceptible d’être régularisée ». 

D’où le fait que le Conseil d’Etat vient de poser qu’une telle tardiveté peut être constatée, et donner lieu à rejet (pour irrégularité manifeste au sens de ce 4° de l’article R. 222-1 du CJA) par ordonnance du juge administratif, sans que celui-ci ne soit ni tenu d’attendre un mémoire complémentaire annoncé dans la requête ni de mettre en demeure le requérant de produire ledit mémoire complémentaire.

D’où le futur résumé des tables que voici :

« Une requête entachée de tardiveté n’étant pas susceptible d’être régularisée, elle peut être rejetée comme manifestement irrecevable si une telle tardiveté ressort de façon certaine des pièces produites à l’appui de la requête. Il ne résulte ni des articles R. 222-1 et R. 612-1 du code de justice administrative (CJA), ni d’aucune autre disposition ou principe, que, pour rejeter un appel comme manifestement irrecevable, l’auteur d’une ordonnance prise sur le fondement du 4° de l’article R. 222-1 du CJA soit tenu d’attendre la production du mémoire complémentaire annoncé dans la requête ni de mettre en demeure le requérant de le produire en application de l’article R. 612-5 du CJA. »

En l’espèce,

  • une requérante a vu le 24 juin 2021 le TA de Rouen rejeter son recours pour excès de pouvoir contre une décision implicite de refus d’abroger un arrêté réglementant le stationnement dans un passage
  • l’avis de réception de la notification à la requérante de ce jugement de première instance porte la mention ” présenté/avisé le 25/6/21 “. La rubrique ” distribué le ” de l’avis de réception n’a pas été renseignée mais le Conseil d’Etat pose que dans ce cadre « c’est sans dénaturer les pièces du dossier qui lui était soumis que l’auteur de l’ordonnance attaquée a estimé que le jugement de première instance avait été notifié à Mme B… au plus tard le 26 juin 2021 ».
  • cette notification donc au le 26 juin 2021 a fait courir le délai d’appel à l’égard de l’intéressée… le Conseil d’Etat précisant qu’est « à cet égard sans incidence la circonstance que ce jugement comportait, sur la date à laquelle il a été rendu public, les mentions contradictoires du 24 et du 27 juin 2021 ».
  • Or, il est à rappeler qu’en contentieux administratif, hors délai de distance et autres délais spéciaux, le délai d’appel est de 2 mois pour les jugements et de 15 jours pour les référés.
  • c’est plus de deux mois après cette date du 26 juin 2021 que la requérante a formé appel contre le jugement du TA de Rouen,
  • Par une ordonnance n° 21DA02121 du 7 septembre 2021, le président de la cour administrative d’appel de Douai a rejeté l’appel formé par Mme B… contre ce jugement.
  • et donc le Conseil d’Etat estime que le Président de ladite CAA pouvait agir ainsi sans avoir à attendre le mémoire complémentaire indiqué dans la requête.

 

 

 

III. Et une telle tardiveté peut donner lieu à ordonnance de tri même s’il y a un doute sur la date réelle de notification, dès lors qu’il y a une signature de réception + un tampon dateur indiquant la date de renvoi à l’expéditeur (laquelle doit, dès lors, être présumée être celle de notification, ce qui se discute…).

 

On notera que ce raisonnement repose sur une valeur juridique donnée à la date de présentation de la notification même si la mention « distribué le » reste non renseignée, dès lors qu’il y a bien une signature.

Ce point est également important car inversement le délai de recours n’a pas couru à compter de la date de présentation en cas d’avis de réception du pli contenant le jugement du tribunal administratif indiquant qu’il a été présenté à l’adresse de l’intéressé à une date qui est précisée mais n’indiquant ni date de distribution, ni date de réexpédition (Conseil d’État, 31 mars 2017, 398943, aux tables).

Oui mais là nous avons une signature me direz-vous… Sauf que la date n’étant pas indiquée, ne pourrait-on supposer qu’en effet l’appelante avait eu connaissance du jugement à moins de deux mois de la date de son appel ? NON selon le Conseil d’Etat car il y avait une date d’envoi (renvoi) à l’expéditeur. Cette date est donc considérée comme étant par défaut celle de notification (alors qu’il aurait été plus raisonnable de prévoir une présomption de notification le jour ouvré suivant !?).

Toujours est-il que sur ce point, le futur résumé des tables est :

« Avis de réception de la notification au requérant du jugement de première instance portant la mention selon laquelle il a été « présenté / avisé » à une date A. Avis revêtu d’une signature dont il n’est pas allégué qu’elle ne serait pas celle d’une personne habilitée à recevoir ce pli, et portant un tampon dateur indiquant que l’avis de réception ainsi complété a été renvoyé à l’expéditeur à la date B. Dans ces conditions, et alors même que la rubrique « distribué le » de l’avis de réception n’a pas été renseignée, le juge d’appel a pu estimer sans dénaturer les pièces du dossier que ce jugement avait été notifié au requérant au plus tard à la date B.»

 

 

Voici cette décision :

Conseil d’État, 7 juin 2023, n° 458264, aux tables du recueil Lebon