A l’inaction peut répondre l’injonction… sous conditions [VIDEO + article]

Il est très délicat pour un juge, administratif ou constitutionnel, de doser sa jurisprudence.

Si le juge ne se dote pas des moyens de faire respecter le droit, il est en dessous de sa fonction.

S’il se substitue aux pouvoirs publics, par exemple par des injonctions précises, il se place en situation d’être accusé de s’abandonner au « gouvernement des juges » avec ce que cela implique en termes d’illégitimité démocratique.

Cette alternative est un truisme.

Mais si on approfondit ce sujet, la matière devient féconde. Et de grands auteurs, B. Odent, E. Lambert, M. Waline, M. Troper, G. Vedel, Ch. Eisenmann… et bien d’autres, ont démontré l’importance des enjeux théoriques en ce domaine.

Cependant, restons, ensemble, aujourd’hui, très simples et concrets.

Car à cette question déterminante, le Conseil d’Etat vient de donner une réponse pratique : il a défini jusqu’où, et avec quel niveau de détail, le juge administratif peut adresser des injonctions à l’administration.

Sources : CE, Ass., 11 oct. 2023, Amnesty International France, n° 454836 ; CE, Ass., 11 oct. 2023, Ligue des droits de l’homme, n° 467771. 

Voyons ceci en vidéo, puis sous forme d’article.

 

I. VIDEO

Voici une vidéo de 8 mn 51 à ce sujet :

https://youtu.be/vfMQlPDqJpM

 

II. Article

 

Timidement introduite en 1980, généralisée à toutes les juridictions en 1995 (art. L. 911-1 et s. du CJA)… étendue au plein contentieux (CE, 27 juillet 2015, n° 367484, rec p. 285 ; CE, 18 mars 2019, n° 411462, aux tables ; voir aussi CE, 12 avril 2022, n° 458176, au rec. [pas de demande indemnitaire = pas d’injonction]), l’injonction permet au juge d’enjoindre à l’administration, au sens large, de « prendre une mesure d’exécution dans un sens déterminé », avec au besoin un délai d’exécution, voire une astreinte.

Ouvrons le CJA :

« Article L. 911-1-1
Lorsqu’il est fait application de l’article L. 911-1, la juridiction peut prescrire de réintégrer toute personne ayant fait l’objet d’un licenciement, d’un non-renouvellement de son contrat ou d’une révocation en méconnaissance du II de l’article 10-1 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, y compris lorsque cette personne était liée par une relation à durée déterminée avec la personne morale de droit public ou l’organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public.

« Article L. 911-2
Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne à nouveau une décision après une nouvelle instruction, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision juridictionnelle, que cette nouvelle décision doit intervenir dans un délai déterminé.
La juridiction peut également prescrire d’office l’intervention de cette nouvelle décision.

« Article L. 911-3
La juridiction peut assortir, dans la même décision, l’injonction prescrite en application des articles L. 911-1 et L. 911-2 d’une astreinte qu’elle prononce dans les conditions prévues au présent livre et dont elle fixe la date d’effet.

« Article L. 911-4
En cas d’inexécution d’un jugement ou d’un arrêt, la partie intéressée peut demander à la juridiction, une fois la décision rendue, d’en assurer l’exécution.
Si le jugement ou l’arrêt dont l’exécution est demandée n’a pas défini les mesures d’exécution, la juridiction saisie procède à cette définition. Elle peut fixer un délai d’exécution et prononcer une astreinte.

« Article L. 911-5
En cas d’inexécution d’une de ses décisions ou d’une décision rendue par une juridiction administrative autre qu’un tribunal administratif ou une cour administrative d’appel, le Conseil d’Etat peut, même d’office, lorsque cette décision n’a pas défini les mesures d’exécution, procéder à cette définition, fixer un délai d’exécution et prononcer une astreinte contre les personnes morales en cause.
Lorsqu’une astreinte a déjà été prononcée en application de l’article L. 911-3, il n’est pas prononcé de nouvelle astreinte.
Les pouvoirs attribués au Conseil d’Etat par le présent article peuvent être exercés par le président de la section du contentieux.[…] »

NB : en cas d’inexécution d’une décision de Justice, s’y ajoute tout un arsenal en termes par exemple de mandatement d’office d’une somme, de responsabilité devant la Cour des comptes des élus et des agents publics qui, y compris par inertie, s’opposent à cette application des jugements et arrêts… voir Cour des comptes, 31 mai 2023, Commune d’Ajaccio, n°S-2023-0667. Voir antérieurement CDBF, 20 déc. 2001, n° 469 et CDBF, 11 févr. 1998, n°122-346. Infractions financières : 1° et 2° de l’article L. 131-14 du Code des juridictions financières (CJF). Voir ici un article et une vidéo. 

Il peut s’agir de recommencer l’instruction d’une affaire (art. L. 911-2 du CJA)……de réintégrer des agents (art. L. 911-1-1 du CJA), etc.

Plus surprenant, lorsqu’il prononce d’office une injonction, sur le fondement du deuxième alinéa de l’article L. 911-1 ou de l’article L. 911-2 du CJA, le juge se borne à exercer son office et n’est, par suite, pas tenu de mettre les parties à même de présenter leurs observations.
Source : CE, 5 juillet 2019, n° 413040. 

En cas d’injonction, le juge peut accepter quelques substitutions (en matière de liquidations d’astreinte, mais pas seulement).
Source : CE, 27 mars 2023, n° 452354, au rec.

Oui mais jusqu’où aller ?

Parfois, les choses s’avèrent simples. Le juge peut ainsi enjoindre à l’administration de prendre un décret d’application prévu par une loi, ou un arrêté d’application prévu par un décret.
Source : CE, 27 septembre 2023, n° 471646 ; CE, 19 août 2022, n° 454531 ; CE, 9 avril 2020, n° 428680…

Ou en matière de pollution atmosphérique, l’administration a pu enjoindre sans beaucoup plus de détails de respecter le droit européen en la matière.
Exemples : CE, 10 juillet 2020, n° 428409 ; CE, ord., 17 octobre 2022, n°428409 (à publier au rec.)…

Mais quid quand on demande plus. Et, surtout, plus précis. Le requérant peut-il confondre ses demandes avec un programme politique détaillé ? Le juge peut-il totalement se substituer au pouvoir réglementaire voire législatif, dans les moindres détails ?

Une réponse négative a donc en octobre 2023 été apportée à ces deux questions.

En l’espèce, la formation d’Assemblée du Conseil d’Etat a eu, le 11 octobre 2023, à trancher deux litiges importants :

 

Voyons ce mode d’emploi justement :

L’administration doit :

  • « faire disparaître de l’ordonnancement juridique les dispositions qui [contreviennent à une règle de droit] et qui relèvent de sa compétence ».
  • « prendre les mesures administratives d’ordre juridique, financier, technique ou organisationnel qu’elle estime utiles pour assurer ou faire assurer le respect de la légalité

Puis se pose la question de l’intervention du juge… lequel doit se poser trois questions. Car s’il est saisi des insuffisances de telles mesures, le juge administratif doit d’abord s’assurer des points suivants :

  • « la gravité ou [de] la récurrence des défaillances relevées »,
  • « la méconnaissance caractérisée d’une règle de droit dans l’accomplissement de ses missions par l’administration »
  • le fait que « certaines mesures administratives seraient, de façon directe, certaine et appropriée, de nature à en prévenir la poursuite ou la réitération »

Puis se pose la question de l’injonction du juge… lequel doit ensuite :

  • dans les limites de sa compétence
  • et sans « se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou de leur enjoindre » de le faire.. Ce qui est essentiel donc. 
  • apprécier « si le refus de l’administration de prendre de telles mesures est entaché d’illégalité».

Le manquement sera constitué :

« s’il apparaît au juge qu’au regard de la portée de l’obligation qui pèse sur l’administration, des mesures déjà prises, des difficultés inhérentes à la satisfaction de cette obligation, des contraintes liées à l’exécution des missions dont elle a la charge et des moyens dont elle dispose ou, eu égard à la portée de l’obligation, dont elle devrait se doter, celle-ci est tenue de mettre en œuvre des actions supplémentaires.»

Passons à la phase d’exécution :

Par défaut, aux autorités compétentes de déterminer celles des mesures qui sont les mieux à même d’assurer le respect des règles de droit qui leur sont applicables.

Toutefois, donc des injonctions seront possibles, y compris parfois limitées aux domaines particuliers dans lesquels l’instruction a révélé l’existence de mesures qui seraient de nature à prévenir la survenance des illégalités constatées.

Le défendeur conserve la possibilité de justifier de l’intervention, dans le délai qui a lui été imparti, de mesures relevant d’un autre domaine mais ayant un effet au moins équivalent.

Enfin, dans l’hypothèse où l’édiction d’une mesure déterminée se révèle, en tout état de cause, indispensable au respect de la règle de droit méconnue et où l’abstention de l’autorité compétente de prendre cette mesure exclurait, dès lors, qu’elle puisse être respectée, « il appartient au juge […] d’ordonner à l’auteur du manquement de prendre la mesure considérée

Soit au total un mode d’emploi clair…

 

Sources :

CE, Ass., 11 oct. 2023, Amnesty International France, n° 454836 ;

CE, Ass., 11 octobre 2023, LDH et autres, n° 467771 et 467781