Une procédure administrative peut-elle être à 100 % numérique ? Suite du feuilleton [au 3/11/2023)

Une procédure administrative peut-elle être à 100 % numérique ? Réponse du juge (I) : Oui mais avec d’importantes garanties… et PAS pour les cas complexes ou les publics sensibles. 

Une nouvelle décision du Conseil d’Etat (II), en date du 31 octobre 2023, suppose qu’un futur étudiant de l’enseignement supérieur, souhaitant s’inscrire en 1e année de master, sera supposé ne pas être frappé d’illectronisme. On notera que le juge ne prend pas en compte à ce stade les autres cas de possibles e-exclusions, d’une part, et qu’il prend en compte l’existence ou non de possibles dysfonctionnements de la plate-forme pour apprécier l’obligation ou non de mettre en place des moyens de substitution, le cas échéant, d’autre part. 

 

 

I. Rappel des épisodes précédents

 

I.A. La saisine de l’administration par voie électronique est un droit… pas un devoir

 

Le Conseil d’Etat a clairement interprété les articles L. 112-8, L. 112-9 et L. 112-10 du CRPA comme créant, par principe, un droit, pour les usagers, à saisir l’administration par voie électronique (sous quelques réserves formulées par la loi et surtout par décret).

Mais la Haute Assemblée a noté en 2019 que ce textes ne prévoient en revanche aucune obligation de saisine électronique. Donc, cette saisine de l’administration par voie électronique est, pour les usagers, un droit mais ne peut être transformée en devoir. Même si ce point n’est pas énoncé aussi clairement dans l’arrêt dont l’objet était autre.

Un droit, pour les usagers, à accéder à l’administration par voie numérique, ne veut pas dire que l’administration, en retour, peut imposer le 100 % numérique

Source : CE, 27 novembre 2019, La Cimade et autres, n° 422516, à publier aux tables du rec.

Image par Pete Linforth de Pixabay

I.B. Les premières décisions des TA de Strasbourg et de la Guyane

Notre Pays vit, comme tous les autres, une révolution numérique.
L’administration numérique a connu quelques belles aventures, notamment en Estonie.

Mais, en raison notamment de cette fracture numérique… a-t-on le droit de prévoir une procédure administrative purement numérique ?

NON a répondu le juge administratif, sauf texte contraire, en 2019. Dans la foulée, deux TA au moins avaient censuré le « tout numérique ».

Sources : CE, 27 novembre 2019, La Cimade et autres, n° 422516, à publier aux tables du rec. ; TA de La Guyane, 28 octobre 2021, Cimade, GISTI, SAF, LDH, ADDE et COMEDE, n° 2100900 ; TA Strasbourg, 28 février 2022, n°2104547.

Voici un survol de ce sujet en 4 mn 57 au lendemain de la décision du TA de La Guyane et avant la décision, confirmative, du TA de Strasbourg :

https://youtu.be/iTFqui1X43Q

 

 

II.C. Le mode d’emploi, en juin 2022, du Conseil d’Etat (suivi par le TA de Montreuil)

 

Puis en juin 2022, le Conseil d’Etat a fourni en ce domaine un mode d’emploi un brin plus nuancé. Le tout numérique n’est pas interdit s’il est accompagné de certaines garanties… MAIS — et c’est l’essentiel — le tout numérique est BANNI pour les sujets complexes et/ou les publics sensibles (i.e. fragiles). Bref le tout numérique est encadré dans certains domaines, et banni (besoin d’une alternative offerte par l’administration) pour les cas complexes ou sensibles.

Voici ces décisions :

Voir l’article que nous avions alors commis et qui était bien plus détaillé que ce qui est évoqué supra :

Voir ensuite : TA M‎ontreuil, ord., 6 juillet 2022, n°2104333

 

 

II.D. Une position qui rejoint celle de la CEDH à ceci près que, là ce sont les pratiques des juridictions françaises qui pourraient être censurées !

 

Pour ce même motif, de possibles sanctions pourraient d’ailleurs être envisagées contre la France au titre des pratiques…. de nos juridictions : CEDH, 9 juin 2022, XAVIER LUCAS c. FRANCE, n°15567/20.

Voir notre article : Les juridictions françaises interdisent qu’une procédure importante soit exclusivement numérique… Au tour des juridictions françaises de se voir imposer, par la CEDH, cette même interdiction ! 

 

 

II.E. Validation d’une procédure à 100 % numérique, mais incidemment et dans un cas où il sera difficile à l’usager de prétendre qu’il est frappé d’illectronisme (AirBnB et autres loueurs de meublés de tourisme)

 

Inversement, sur une procédure à 100 % numérique, via un teleservice obligatoire voir, même si ce n’est là qu’un aspect incident de l’article ci-dessous :

 

 

 

II.F. Application ensuite par le TA de La Guadeloupe, le TA de Versailles ou celui de Lyon

 

Dans le même sens, voir aussi ce jugement du TA de la Guadeloupe, lequel a fait droit à la requête déposée par plusieurs associations d’aide aux étrangers en enjoignant notamment au préfet de la Guadeloupe de mettre en place une modalité alternative à la prise de rendez-vous par voie électronique pour les ressortissants étrangers confrontés à l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous en vue de déposer leur demande de titre de séjour, et ce dans un délai de dix jours à compter de la notification de son jugement :

TA de La Guadeloupe, 11 octobre 2022, n°2100695

 

 

L’avis contentieux précité du Conseil d’Etat (3 juin 2022, Cimade et autres, 461694, 461695 et 461922) était rendu à la demande du tribunal administratif de Versailles, lequel avait à connaître de décisions des préfets de l’Essonne et des Yvelines qui n’avaient pas prévu d’alternative au téléservice pour les ressortissants étrangers en matière de demande de titre de séjour.

Ce TA a donc fort logiquement rendu sa décision dans le sens clairement exprimé par le Conseil d’Etat. Plus de 5 mois après, ce qui pouvait donc bien laisser aux préfectures le temps de s’organiser.

Plusieurs associations, dont la Cimade, le Syndicat des avocats de France, la Ligue des droits de l’homme, le Secours Catholique, le GISTI et l’Association des avocats pour la défense des droits des étrangers, avaient en effet contesté devant le tribunal le système de plateformes dématérialisées mis en œuvre par les préfectures de l’Essonne et des Yvelines auxquelles les ressortissants étrangers devaient avoir recours pour demander un titre de séjour ou leur naturalisation.

Le Conseil d’Etat avait précisé que l’usage d’un téléservice ne pouvait pas être rendu obligatoire en dehors d’une liste limitative de catégories de titres déterminée par le ministre chargé de l’immigration, qui ne comprend actuellement que les visas de long séjour, les titres de séjour « étudiant » et « visiteurs », ainsi que les « passeports talents ».

Par ailleurs, le Conseil d’Etat a exigé du pouvoir réglementaire qu’il prévoie des solutions de substitution pour permettre aux personnes qui ne sont pas en mesure d’effectuer elles-mêmes le dépôt en ligne de leur demande de bénéficier d’un accueil et d’un accompagnement (CE, section, 3 juin 2022, n° 452798).

Par ses jugements du 25 novembre 2022, le tribunal administratif de Versailles, à l’instar d’autres tribunaux administratifs, rappelle donc aux préfets de l’Essonne et des Yvelines ces exigences et leur demande de prendre, dès à présent, les mesures nécessaires pour les satisfaire.

Le tribunal a ainsi partiellement annulé les décisions de ces préfets rendant obligatoire, de manière indifférenciée, l’emploi d’un téléservice de prise de rendez-vous et de dépôt de pièces pour la présentation et le traitement des demandes de titres de séjour et de naturalisation. Dans l’attente des textes devant être adoptés par le Gouvernement, le tribunal a, par ailleurs, enjoint aux préfets de l’Essonne et des Yvelines de mettre en place, dans un délai de deux mois à compter de la notification de ses jugements, une modalité alternative à la prise de rendez-vous par voie électronique pour les ressortissants étrangers confrontés à l’impossibilité d’obtenir un rendez-vous en vue de déposer leur demande de titre par la voie du téléservice.

Sources (liens vers le site dudit TA) :

 

 

Puis vint le tour du TA de Lyon, car par deux jugements du 22 décembre 2022, ce tribunal administratif de Lyon a annulé partiellement les dispositifs mis en place à destination des ressortissants étrangers par les préfectures du Rhône et de la Loire, en ce que ces dispositifs prévoient que les démarches (demande de titre de séjour par exemple) ne peuvent se faire que de manière dématérialisée. Toutefois, constatant à la date de ses jugements que le dispositif national dénommé « Administration numérique pour les étrangers en France » (ANEF), progressivement entré en vigueur, permet de mettre en place de tels télé-services, le tribunal limite l’injonction de supprimer les dispositifs locaux aux démarches non couvertes par ce dispositif national.

 

Le tribunal administratif de Lyon avait en effet été saisi en 2021 par plusieurs requérants, dont La Cimade, le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), La Ligue des droits de l’homme (LDH) et l’association des avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE), de demandes d’annulation de décisions du préfet du Rhône et de la préfète de la Loire portant mise en place de télé-services à destination des usagers étrangers, en tant que ces télé-services ne prévoient aucune autre modalité de dépôt des demandes que par la voie dématérialisée.

Comme tant d’autres, la préfecture du Rhône avait ainsi mis en place des télé-services pour certaines demandes de rendez-vous en préfecture (nécessaires, par exemple, au dépôt d’une demande de délivrance d’un premier titre de séjour), pour certaines demandes de délivrance de documents (ainsi, documents de circulation pour étranger mineur) et pour le dépôt de certaines demandes (naturalisation, par exemple). La préfecture de la Loire avait, quant à elle, mis en oeuvre des dispositifs similaires, soit pour solliciter un rendez-vous (nécessaire, par exemple, au dépôt d’une demande de délivrance d’un premier titre de séjour), soit pour déposer directement une demande (de renouvellement d’un titre de séjour étudiant, par exemple).

Dans ses jugements n° 2102199 n° 2105128 concernant respectivement le Rhône et la Loire, le tribunal applique les principes dégagés par le Conseil d’État dans un avis contentieux du 3 juin 2022 (nos 461694, 461695 et 461922), selon lequel, avant l’entrée en vigueur du décret n° 2021-313 du 24 mars 2021 relatif à la mise en place d’un télé-service national pour le dépôt des demandes de titres de séjour, les préfets n’étaient pas compétents pour rendre obligatoire l’emploi de télé-services pour le dépôt des demandes de documents de séjour, et, après avoir relevé que les télé-services en cause prévoient la voie dématérialisée comme mode de saisine exclusif, constate l’illégalité des décisions du préfet du Rhône et de la préfète de la Loire de mettre en place de tels télé-services de manière exclusive.

En raison de l’entrée en vigueur du décret du 24 mars 2021, prévoyant l’obligation, codifiée à l’article R. 431-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, d’avoir recours à un télé-service pour les demandes entrant dans son champ d’application, le tribunal enjoint aux préfectures de mettre fin au caractère exclusif par la voie dématérialisée de la saisine de leurs services pour les seules demandes qui ne sont pas mentionnées à l’article R. 431-2 du CESEDA et listées à l’article 1er de l’arrêté du 27 avril 2021 modifié.

Sources :

TA Lyon, 22 décembre 2022, n°2102199

TA Lyon, 22 décembre 2022, n°2105128

Crédits : photo du palais des juridictions administratives (TA et CAA) de Lyon, L. Crance, 2022

 

 

II. Un futur étudiant du supérieur sera supposé ne pas être frappé d’illectronisme. Le juge ne prend pas en compte à ce stade les autres cas d’e-exclusions. Mais en cas de dysfonctionnements de la plate-forme, des moyens de substitution auraient eu à être mis en place. 

 

Le décret n° 2023-113 du 20 février 2023 instituait une procédure dématérialisée, gérée par une plateforme nationale, pour l’organisation, par les établissements autorisés par l’Etat à délivrer le diplôme national de master, du processus de recrutement en première année des formations conduisant à ce diplôme.

Ce texte a été attaqué par un requérant individuel mais le Conseil a rejeté ce recours car :

  • le pouvoir règlementaire est compétent pour soumettre le processus de candidature et de recrutement des candidats souhaitant être admis en première année des formations conduisant au diplôme national de master à une procédure dématérialisée au moyen d’un téléservice.
  • Eu égard à son objet, au public concerné et aux caractéristiques de l’outil numérique mis en oeuvre, le pouvoir réglementaire pouvait édicter l’obligation de recourir à ce téléservice sans prévoir des dispositions spécifiques pour que bénéficient d’un accompagnement les personnes qui ne disposent pas d’un accès aux outils numériques ou qui rencontrent des difficultés dans le maniement de ce service. Ce téléservice n’a pas fait l’objet de dysfonctionnements de nature à justifier la mise en place, par le pouvoir règlementaire, d’une solution de substitution. Le décret attaqué n’est pas entaché d’illégalité en tant qu’il ne comporte pas de telles dispositions.

 

On notera donc :

  • qu’un futur étudiant de l’enseignement supérieur, souhaitant s’inscrire en 1e année de master, sera supposé ne pas être frappé d’illectronisme.
  • le juge ne prend pas en compte à ce stade les autres cas de possibles e-exclusions (mais il est vrai que d’une part des accès existent et d’autre part il n’est pas certain que ce moyen ait été clairement soulevé)
  • et, surtout, le juge prend en compte l’existence ou non de possibles dysfonctionnements de la plate-forme pour apprécier l’obligation ou non de mettre en place des moyens de substitution, au cas par cas donc. 

 

 

Source :

Conseil d’État, 31 octobre 2023, n° 471537, aux tables du recueil Lebon