Le nouveau type de saisine du juge administratif de la loi ESSOC (vérification préventive de la légalité externe d’un acte non réglementaire) est conforme à la Constitution

 

 

L’article 54 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 (ESSOC ; société de confiance ; droit à l’erreur…) prévoit un nouveau type de contentieux à titre expérimental : tout bénéficiaire d’une décision administrative non réglementaire pourra vérifier la légalité externe de ladite décision directement auprès du juge (afin d’être ensuite rassuré et de pouvoir agir).

Mais ce recours et/ou ses conditions n’a convaincu ni l’Union syndicale des magistrats administratifs ni le Syndicat de la juridiction administrative qui tous deux ont engagé un recours en QPC contre ce texte, QPC qui a d’être admise par le Conseil d’Etat… mais rejetée en tous points ce matin par le Conseil constitutionnel. 

Voici quelques détails et un petit retour en arrière explicatif avec un rappel de ce régime de la loi ESSOC (I.A.), de son contexte (I.B.) et de cette décision de renvoi du CE (II.A.)… avant que d’aborder la décision rendue, ce matin, par le Conseil constitutionnel (II.B.)

 

I. Le dispositif législatif

 

I.A. Rappel de ce régime de la loi ESSOC (et de son décret d’application) prévoyant un nouveau régime de vérification, par le juge administratif, à titre expérimental, de la légalité externe de décisions administratives non réglementaires, à la demande du bénéficiaire desdites décisions

 

L’article 54 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 prévoit un nouveau type de contentieux à titre expérimental.

 

Le sujet n’est pas anodin. Il s’agit pour tout bénéficiaire d’une décision administrative non réglementaire de pouvoir vérifier la légalité externe de ladite décision directement auprès du juge.

 

Plus précisément :

  « A titre expérimental, le bénéficiaire ou l’auteur d’une décision administrative non réglementaire entrant dans l’une des catégories définies au deuxième alinéa du présent I peut saisir le tribunal administratif d’une demande tendant à apprécier la légalité externe de cette décision.»

 

Les domaines concernés devaient être, aux termes de la loi, précisés par décret en Conseil d’Etat et semblaient (mais le texte législatif était si étrangement rédigé que diverses interprétations nous paraissaient possibles) devoir être ceux (hors le cas des décrets, non concernés par ce nouveau régime) :

  • de l’expropriation pour cause d’utilité publique,
  • de l’urbanisme
  • des articles L. 1331-25 à L. 1331-29 du code de la santé publique
  • et peut être d’autres domaines, donc, si on avait une lecture constructive de cet article et notamment du V de celui-ci.

 

La demande en appréciation de régularité :

  • pourra être formée dans un délai de trois mois à compter de la notification ou de la publication de la décision en cause.
  • sera rendue publique dans des conditions permettant à toute personne ayant intérêt à agir contre cette décision d’intervenir à la procédure.
  • sera présentée, instruite et jugée dans les formes prévues par le code de justice administrative, sous réserve des adaptations réglementaires nécessaires.
  • suspendra — et c’est sans doute le plus surprenant — l’examen des recours dirigés contre la décision en cause et dans lesquels sont soulevés des moyens de légalité externe, à l’exclusion des référés prévus au livre V du code de justice administrative.

 

Le tribunal statuera dans un délai fixé par voie réglementaire. Il se prononce sur tous les moyens de légalité externe qui lui sont soumis ainsi que sur tout motif d’illégalité externe qu’il estime devoir relever d’office, y compris s’il n’est pas d’ordre public.

La décision du tribunal ne sera pas susceptible d’appel mais pourra faire l’objet d’un pourvoi en cassation.

 

Si le tribunal constate la légalité externe de la décision en cause, aucun moyen tiré de cette cause juridique ne peut plus être invoqué par voie d’action ou par voie d’exception à l’encontre de cette décision.

 

Par dérogation à l’article L. 242-1 du code des relations entre le public et l’administration, l’autorité administrative pourra alors retirer ou abroger la décision en cause, si elle estime qu’elle est illégale, à tout moment de la procédure et jusqu’à l’expiration d’un délai de deux mois après que la décision du juge lui a été notifiée.

 

La loi prévoit que cette expérimentation sera menée, pour une durée de trois ans à compter de la publication du décret en Conseil d’Etat, dans le ressort des tribunaux administratifs, au nombre maximal de quatre, désignés par ce décret. Elle fera l’objet d’une évaluation dans les conditions fixées par le même décret.

 

 

Au JO du 6 décembre se trouvait le décret no 2018-1082 du 4 décembre 2018 relatif à l’expérimentation des demandes en appréciation de régularité (NOR : JUSC1826634D).

 

Les 4 TA retenus pour piloter cette expérimentation sont ceux de :

  • Bordeaux,
  • Montpellier,
  • Montreuil
  • et Nancy.

 

Les actes non réglementaires concernés sont  les suivants :

 

  • 1o Les arrêtés déclarant l’utilité publique sur le fondement de l’article L. 121-1 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique et les arrêtés de prorogation pris sur le fondement de l’article L. 121-5 du même code ;
  • 2o Les arrêtés d’ouverture de l’enquête publique préalable à une déclaration d’utilité publique pris sur le fondement des articles R. 112-1 à R. 112-3 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ;
  • 3o Les arrêtés d’ouverture d’une enquête parcellaire pris sur le fondement de l’article R. 131-4 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ;
  • 4o Les déclarations d’utilité publique en matière d’opérations de restauration immobilière prises sur le fondement de l’article L. 313-4-1 du code de l’urbanisme ;
  • 5o Les arrêtés préfectoraux créant une zone d’aménagement concerté sur le fondement de l’article R. 311-1 du code de l’urbanisme ;
  • 6o Les arrêtés déclarant insalubres des locaux et installations utilisés aux fins d’habitation sur le fondement de l’article L. 1331-25 du code de la santé publique ;
  • 7o Les arrêtés déclarant un immeuble insalubre à titre irrémédiable sur le fondement du I de l’article L. 1331-28 du code de la santé publique.

 

 

Comme en QPC, le recours doit être distinct ou, en tous cas, présenté par un mémoire distinct :

 

« La demande en appréciation de régularité est présentée dans un mémoire distinct et limité à cette demande. Elle est accompagnée de la décision en cause. La demande contient l’exposé des éléments utiles à l’appréciation de la légalité externe de la décision en cause. A défaut, elle ne peut plus être régularisée après l’expiration du délai prévu au premier alinéa du II de l’article 54 de la loi du 10 août 2018. »

 

 

De manière originale, mais lourde, le décret prévoit une procédure de publicité de la mesure pour permettre aux tiers d’intervenir :

 

Art. 4. – I. – Afin de permettre aux tiers ayant intérêt à agir d’intervenir à la procédure, l’auteur de la décision faisant l’objet d’une demande en appréciation de régularité procède à la publicité de cette demande dans un délai d’un mois à compter de son dépôt ou de la communication qui lui en est faite par le tribunal administratif.

Cette publicité s’effectue dans les mêmes conditions que celles applicables à la décision en cause, sous peine d’inopposabilité aux tiers de la décision du juge en appréciation de régularité.

II. – La publicité prévue au I comporte les éléments suivants:

1o L’objet, la date et l’auteur de la décision faisant l’objet de la demande en appréciation de régularité;

2o L’identité de l’auteur de la demande, le tribunal administratif compétent, la date du dépôt de la demande et son numéro d’enregistrement;

3o L’indication de la possibilité, pour les tiers ayant intérêt à agir, d’intervenir à la procédure dans un délai de deux mois à compter de la date de l’information;

4o L’indication selon laquelle, dans l’hypothèse où la juridiction constate la légalité externe de la décision en cause, aucun moyen tiré de cette cause juridique ne pourra plus être invoqué par voie d’action ou par voie d’exception à l’encontre de cette décision.

Art. 5. – Les tiers ne peuvent intervenir à la procédure que par mémoire distinct et limité à l’appréciation de la légalité externe de la décision en cause. Ce mémoire est présenté dans un délai de deux mois suivant la date à laquelle la publicité prévue à l’article 4 a été effectuée. Il comporte les éléments mentionnés au second alinéa de l’article 3.

Art. 6. – La demande en appréciation de régularité et, s’il est produit, le mémoire complémentaire annoncé dans la demande sont communiqués aux intervenants avec les pièces jointes dans les conditions prévues aux articles R. 611-3, R. 611-5 et R. 611-6 du code de justice administrative. Le premier mémoire de chaque intervenant est communiqué dans les mêmes conditions à l’auteur de la demande ainsi qu’à l’auteur de la décision administrative en cause s’il n’est pas le demandeur.

Les répliques, autres mémoires et pièces sont communiqués s’ils contiennent des éléments nouveaux.

 

 

Le TA aura six mois pour statuer (sans conséquence réelle en cas de dépassement de ce délai semble-t-il) et la décision ainsi pourra donner lieu à pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat.

 

 

I.B. Une réforme à corréler avec deux évolutions récentes

 

Outre le besoin de valider la légalité externe d’actes pour éviter ensuite des contestations, ces réformes doivent être nettement corrélées avec deux évolutions récentes.

 

1/

La première de ces évolutions récentes (postérieure à l’adoption de la loi ESSOC mais le Conseil d’Etat a tenu compte de l’évolution de l’état des esprits et de celui du droit d’une manière générale…) est que :

« lorsqu’une décision administrative faisant l’objet d’un recours contentieux est retirée en cours d’instance pour être remplacée par une décision ayant la même portée, le recours doit être regardé comme tendant également à l’annulation de la nouvelle décision. Lorsque le retrait a acquis un caractère définitif, il n’y a plus lieu de statuer sur les conclusions dirigées contre la décision initiale, qui ont perdu leur objet. Le juge doit, en revanche, statuer sur les conclusions dirigées contre la nouvelle décision.»(CE, 15 octobre 2018, n° 414375).

 

Schématiquement, il en résulte que oui si un acte est attaqué, et qu’il peut légalement être retiré puis adopté de nouveau après avoir été purgé de ses vices AVANT que d’être jugé… alors autant le faire du point de vue de l’administration et ce point n’a pas changé en raison de cette jurisprudence. Mais alors, le juge passera de l’acte retiré à l’acte adopté de nouveau… (sauf sans doute changement majeur quant à l’acte adopté ? en tous cas, le recours ne tombe plus de plein droit).

 

Cette position du Conseil d’Etat avait été déjà anticipée par un jugement du TA de Lyon publié au rec. (TA Lyon, 13 avril 1989, n° 8904LYMPO, rec. p. 388) et pourrait éventuellement s’enorgueillir de remonter en réalité à 1970 (voir CE, S., 13 mars 1970, Epoux L…, n° 74278.. voir sur de point les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau sur CE, 21 septembre 2015, n°369808).

 

Ce sujet s’avère certes distinct, mais dans les deux cas, le juge devient un auxiliaire de l’apurement de vices de légalité AVANT jugement définitif (ou tout au moins prend-il en compte cette faculté), mais sans rupture dans la procédure contentieuse.

 

2/

La seconde des réformes qui est à tout le moins en parallèle à celle induite par la loi ESSOC, voire qui l’annonçait, repose sur une importante double expérimentation.

 

Cette expérimentation tire son origine de l’article 5 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 qui avait prévu que, à titre expérimental et pour une durée de quatre ans maximum à compter de sa promulgation, peuvent faire l’objet d’une médiation préalable obligatoire, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat, les :

  • requêtes relatives aux prestations, allocations ou droits attribués au titre de l’aide ou de l’action sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d’emploi.
  • les recours contentieux formés par certains agents soumis au Statut général des fonctionnaires à l’encontre d’actes relatifs à leur situation personnelle.

 

N.B. : voir à ces sujets l’arrêté du 6 mars 2018 relatif à l’expérimentation d’une procédure de médiation préalable obligatoire en matière de litiges sociaux (NOR:  JUSC1724097A) et le décret n° 2018-101 du 16 février 2018.

 

Le parallèle entre cette expérimentation prévue par la loi de 2016 précitée et ce nouveau régime instauré par la loi ESSOC est frappant : il ne s’agit certes pas d’une médiation, cette fois, mais le même souci d’éteindre les litiges avant le contentieux ou, au moins, avant la fin de l’instruction (afin d’accélérer la résolution des litiges, de manière plus apaisée et moins coûteuse pour l’Etat), s’avère patent. Dans tous les domaines, on réinvente des médiations et des juges de paix qui en réalité tirent leurs origines loin dans l’histoire…

 

II. La QPC contre ce texte, rejetée ce matin par le Conseil constitutionnel

II.A. Les raisons de la QPC justifiant que le Conseil d’Etat, le 6 mai 2019, la transmette au Conseil constitutionnel

 

Ce nouveau recours expérimental devant le juge administratif n’a, au moins pour ce qui est de ses conditions de mise en oeuvre (voire son principe ?) convaincu ni l’Union syndicale des magistrats administratifs ni le Syndicat de la juridiction administrative qui tous deux ont engagé un recours en QPC contre ce texte.

Le 6 mai 2019, par une décision n° 427650, le Conseil d’Etat a admis le renvoi de ladite QPC.

Citons le principal point de cette décision :

« 2. […] Le moyen tiré de ce que ces dispositions, qui permettent, à titre expérimental, à l’auteur ou au bénéficiaire de certaines décisions administratives de saisir un tribunal administratif d’une demande tendant à apprécier la légalité externe de la décision en cause, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et, notamment, qu’en méconnaissant le principe de séparation des pouvoirs, elles portent atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif et à l’équilibre des droits des parties, garantis par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, soulève une question présentant un caractère sérieux. »

 

Voir :

Cliquer sur ce lien pour accéder à cette décision de renvoi du CE

 

Donc :

  • Pourquoi ce nouveau type de recours ? pour sécuriser les actes.
  • Pourquoi cette QPC du point de vue de ses requérants ? Parce que dans ce recours tout le monde défendra la légalité externe de l’acte au risque de couper l’herbe sous le pied aux requérants potentiels ultérieurs qui auront eux d’autres arguments à faire valoir.

Sur ce second point, que les modalités de ce recours portent atteinte à l’équilibre des droits et parties et à un droit au recours effectif (surtout pour les parties qui n’en sont pas encore, qui n’ont pas encore engagé de recours) peut en effet se défendre.

Mais en mai dernier nous commentions cette décision en pariant pour une constitutionnalité de ce texte. Voir :

 

Grand bien nous en a pris car les sages de la rue Montpensier, ce matin, ont en effet validé la constitutionnalité de ce texte sous la référence 2019-794 QPC…

 

II. La décision n° 2019-794 QPC du 28 juin 2019

 

 

Après une audience dont voici la vidéo :

 

… la constitutionnalité de ce recours a été reconnue par le Conseil constitutionnel ce matin.

Le moyen qui pouvait donner lieu à débats était  le grief tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif reconnu par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Les dispositions contestées étaient-elles susceptibles de priver les requérants de la faculté d’invoquer certains moyens pour contester une décision administrative non réglementaire définitive s’insérant dans une opération complexe ?

Le Conseil constitutionnel, au delà la constatation de l’objectif d’intérêt général de ce régime, a noté que ce régime est techniquement limité à certains domaines, et n’a que pour effet de priver un requérant de la possibilité d’invoquer ultérieurement des vices de légalité externe.

En revanche, il lui est possible de contester, par voie d’action ou d’exception, la légalité interne de cette décision, c’est-à-dire son bien-fondé.

Il note que la demande en appréciation de légalité externe est rendue publique dans des conditions permettant à toute personne ayant un intérêt à agir d’être informée des conséquences éventuelles de cette demande sur les recours ultérieurs et d’intervenir à la procédure.

Il note ensuite, dans ce qui est un rappel du texte, un rappel des règles du CJA mais aussi un vade mecum pour le juge administratif, qu’en pareil cas :

« le tribunal, saisi de la demande, se prononce sur tous les vices de légalité externe qui lui sont soumis ainsi que sur tout motif de légalité externe qu’il estime devoir relever d’office, y compris si ce motif n’est pas d’ordre public. À cet égard, il appartient au juge administratif, dans l’exercice de ses pouvoirs généraux de direction de la procédure, d’ordonner toutes les mesures d’instruction qu’il estime nécessaires à la solution des questions qui lui sont soumises, et notamment de requérir des parties ainsi que, le cas échéant, de tiers, la communication des documents qui lui permettent d’établir sa conviction. »

 

Le Conseil constitutionnel en déduit que, non, les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif.

 

Passons sur les autres griefs, qui ne méritent pas qu’on s’y attarde.

 

–> VOICI CETTE DECISION RENDUE CE MATIN

 

 

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 7 mai 2019 par le Conseil d’État (décision n° 427650 du 6 mai 2019), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée par l’union syndicale des magistrats administratifs et le syndicat de la juridiction administrative. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2019-794 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 54 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance.

Au vu des textes suivants :

  • la Constitution ;
  • l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
  • le code de l’expropriation pour cause d’utilité publique ;
  • le code de la santé publique ;
  • le code de l’urbanisme ;
  • la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance ;
  • le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Au vu des pièces suivantes :

  • les observations présentées pour les syndicats requérants par Me Aloïs Ramel, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 29 mai 2019 ;
  • les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
  • les autres pièces produites et jointes au dossier ;

Après avoir entendu Me Ramel pour les syndicats requérants et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l’audience publique du 18 juin 2019 ;

Et après avoir entendu le rapporteur ;

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :

1. L’article 54 de la loi du 10 août 2018 mentionnée ci-dessus prévoit :« I. – À titre expérimental, le bénéficiaire ou l’auteur d’une décision administrative non réglementaire entrant dans l’une des catégories définies au deuxième alinéa du présent I peut saisir le tribunal administratif d’une demande tendant à apprécier la légalité externe de cette décision.
« Le premier alinéa du présent I est applicable aux décisions précisées par le décret en Conseil d’État prévu au V, prises sur le fondement du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, du code de l’urbanisme ou des articles L. 1331-25 à L. 1331-29 du code de la santé publique et dont l’éventuelle illégalité pourrait être invoquée, alors même que ces décisions seraient devenues définitives, à l’appui de conclusions dirigées contre un acte ultérieur.
« Le premier alinéa n’est pas applicable aux décisions prises par décret.
« II. – La demande en appréciation de régularité est formée dans un délai de trois mois à compter de la notification ou de la publication de la décision en cause. Elle est rendue publique dans des conditions permettant à toute personne ayant intérêt à agir contre cette décision d’intervenir à la procédure.
« La demande est présentée, instruite et jugée dans les formes prévues par le code de justice administrative, sous réserve des adaptations réglementaires nécessaires. Elle suspend l’examen des recours dirigés contre la décision en cause et dans lesquels sont soulevés des moyens de légalité externe, à l’exclusion des référés prévus au livre V du code de justice administrative.
« Le tribunal statue dans un délai fixé par voie réglementaire. Il se prononce sur tous les moyens de légalité externe qui lui sont soumis ainsi que sur tout motif d’illégalité externe qu’il estime devoir relever d’office, y compris s’il n’est pas d’ordre public.
« III. – La décision du tribunal n’est pas susceptible d’appel mais peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation.
« Si le tribunal constate la légalité externe de la décision en cause, aucun moyen tiré de cette cause juridique ne peut plus être invoqué par voie d’action ou par voie d’exception à l’encontre de cette décision.
« Par dérogation à l’article L. 242-1 du code des relations entre le public et l’administration, l’autorité administrative peut retirer ou abroger la décision en cause, si elle estime qu’elle est illégale, à tout moment de la procédure et jusqu’à l’expiration d’un délai de deux mois après que la décision du juge lui a été notifiée.
« IV. – L’expérimentation est menée, pour une durée de trois ans à compter de la publication du décret en Conseil d’État prévu au V, dans le ressort des tribunaux administratifs, au nombre maximal de quatre, désignés par ce décret. Elle fait l’objet d’une évaluation dans les conditions fixées par le même décret.
« V. – Un décret en Conseil d’État précise les décisions entrant dans le champ du deuxième alinéa du I et pouvant faire l’objet d’une demande en appréciation de régularité, en tenant compte notamment de la multiplicité des contestations auxquelles elles sont susceptibles de donner lieu.
« Le décret prévu au premier alinéa du présent V fixe également les modalités d’application du présent article, notamment les conditions dans lesquelles les personnes intéressées sont informées, d’une part, des demandes tendant à apprécier la régularité d’une décision et de leurs conséquences éventuelles sur les recours ultérieurs et, d’autre part, des réponses qui sont apportées à ces demandes par le tribunal ».

2. Les syndicats requérants soutiennent que ces dispositions méconnaîtraient la séparation des pouvoirs et le principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à la compétence de la juridiction administrative dès lors qu’elles conduisent le juge administratif à se prononcer sur la légalité externe d’une décision administrative, à l’initiative de son auteur et en dehors de tout litige. Ils font également valoir que ces dispositions seraient contraires au droit à un recours juridictionnel effectif dans la mesure où, d’une part, lorsque le juge administratif a constaté la légalité externe de cette décision, aucun vice tiré de cette cause juridique ne peut plus être invoqué à son encontre et où, d’autre part, les conditions dans lesquelles le juge administratif apprécie la légalité externe de la décision ne lui permettraient pas d’en relever tous les vices potentiels ni aux personnes éventuellement intéressées de faire valoir leurs arguments. Enfin, les requérants reprochent à ces dispositions de méconnaître le principe d’impartialité puisque le juge ayant apprécié la légalité externe d’une décision pourrait être conduit à se prononcer ultérieurement sur son bien-fondé.

3. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa du paragraphe I et le deuxième alinéa du paragraphe III de l’article 54 de la loi du 10 août 2018.

– Sur le grief tiré de la méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif :

4. Aux termes de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Il résulte de cette disposition qu’il ne doit pas être porté d’atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction.

5. Les dispositions contestées prévoient que le bénéficiaire ou l’auteur d’une décision administrative non réglementaire peut saisir le tribunal administratif d’une demande tendant à en apprécier la légalité externe, c’est-à-dire le respect des règles de compétence, de forme et de procédure. Lorsque le tribunal constate la légalité externe de cette décision, aucun moyen tiré de cette cause juridique ne peut plus être invoqué à son encontre, notamment par voie d’exception.

6. Ainsi, les dispositions contestées sont susceptibles de priver les requérants de la faculté d’invoquer certains moyens pour contester une décision administrative non réglementaire définitive s’insérant dans une opération complexe.

7. En premier lieu, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu limiter l’incertitude juridique pesant sur certains projets de grande ampleur qui nécessitent l’intervention de plusieurs décisions administratives successives constituant une opération complexe et dont les éventuelles illégalités peuvent être, de ce fait, invoquées jusqu’à la contestation de la décision finale. Il a ainsi poursuivi un objectif d’intérêt général.

8. En deuxième lieu, cette procédure ne peut porter que sur certaines décisions administratives non réglementaires qui, s’insérant dans une opération complexe, sont prises sur le fondement du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique, du code de l’urbanisme ou des articles L. 1331-25 à L. 1331-29 du code de la santé publique. Conformément à l’objectif qu’il a poursuivi, le législateur a prévu que le pouvoir réglementaire détermine les décisions en cause en tenant compte de la multiplicité des contestations auxquelles elles sont susceptibles de donner lieu.

9. En troisième lieu, la constatation par le tribunal de la légalité externe d’une décision administrative non réglementaire a seulement pour effet de priver un requérant de la possibilité d’invoquer ultérieurement des vices de légalité externe. En revanche, il lui est possible de contester, par voie d’action ou d’exception, la légalité interne de cette décision, c’est-à-dire son bien-fondé.

10. En quatrième lieu, la demande en appréciation de légalité externe est rendue publique dans des conditions permettant à toute personne ayant un intérêt à agir d’être informée des conséquences éventuelles de cette demande sur les recours ultérieurs et d’intervenir à la procédure.

11. En dernier lieu, le tribunal, saisi de la demande, se prononce sur tous les vices de légalité externe qui lui sont soumis ainsi que sur tout motif de légalité externe qu’il estime devoir relever d’office, y compris si ce motif n’est pas d’ordre public. À cet égard, il appartient au juge administratif, dans l’exercice de ses pouvoirs généraux de direction de la procédure, d’ordonner toutes les mesures d’instruction qu’il estime nécessaires à la solution des questions qui lui sont soumises, et notamment de requérir des parties ainsi que, le cas échéant, de tiers, la communication des documents qui lui permettent d’établir sa conviction.

12. Il résulte de ce qui précède que les dispositions contestées ne portent pas une atteinte disproportionnée au droit à un recours juridictionnel effectif. Par conséquent, ce grief doit être écarté.

– Sur les autres griefs :

13. En premier lieu, le juge saisi d’une demande formée sur le fondement des dispositions contestées ne se prononce que sur les vices relevant de la légalité externe de la décision qui lui est soumise et ne porte aucune appréciation sur son bien-fondé. Dès lors, la circonstance que ce même juge pourrait être saisi ultérieurement de la légalité interne de cette même décision ne porte aucune atteinte au principe d’impartialité garanti par l’article 16 de la Déclaration de 1789.

14. En second lieu, les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet de modifier la répartition des compétences entre les ordres juridictionnels administratif et judiciaire. Dès lors et en tout état de cause, manque en fait le grief tiré de la méconnaissance du principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République et les organismes placés sous leur autorité ou leur contrôle.

15. Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées, qui ne méconnaissent pas non plus la séparation des pouvoirs ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :

Article 1er. – Le premier alinéa du paragraphe I et le deuxième alinéa du paragraphe III de l’article 54 de la loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance sont conformes à la Constitution.

Article 2. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 27 juin 2019, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, Nicole MAESTRACCI, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.

Rendu public le 28 juin 2019.

ECLI:FR:CC:2019:2019.794.QPC