Un projet de décret relatif à la mise à disposition du public des décisions de Justice soulève de forts enjeux en matière de transparence, d’algorithme, de justice prédictive, de commercialisation des données, d’anonymisation et de réidentification…
Revenons sur ces enjeux (I), puis sur l’état du droit (II) à ce jour, avant que d’aborder, via un document d’un syndicat de magistrats administratifs, l’état des débats sur un projet de décret en ce domaine (III).
I. Des enjeux plus multiples qu’il n’y paraît
Un projet de décret relatif à la mise à disposition du public des décisions de Justice soulève de forts enjeux en matière :
- d’anonymisation de ces décisions de Justice (avec un débat sur le principe de prévention du risque de réidentification, imposé en 2016 et atténué en 2019).
- de Justice prédictive par algorithme (puisque selon que l’on peut ou non remonter à telle ou telle formation de jugement, à tel ou tel magistrat, on pourrait affiner ces algorithmes prédictifs mais aussi faire pression sur les magistrats)
- de mise à disposition à titre gratuit de ces décisions de Justice (open data)
- de délivrance de ces décisions aux tiers (open access).
- de commercialisation de ces données… qui conduisent à de nombreuses interrogations ces temps-ci, comme les litiges relatifs à la base de données « Doctrine » l’illustrent.
Important : voir aussi DATAJUST et dommages corporels : l’algorithme, certes public, remplacera t-il avocats et juges, civils comme administratifs ?
II. Etat du droit
A ce jour, s’appliquent en ce domaine :
- les articles 20 et 21 de la loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique (avec notamment un élargissement de l’open data aux décisions de Justice, initialement non incluse dans la loi n° 2015-1779 du 28 décembre 2015)
- l’article 33 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 (voir entre la loi de 2016 et la loi de 2018 : L. Cadiet, L’Open data des décisions de justice. Rapport au garde des Sceaux, ministre de la justice, Doc. fr., 2018)
- un avis de 2001 de la CNIL en date du 29 novembre 2001, n° 01-057, puis le RGPD (règlement UE n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil, du 27 avril 2016).
- la directive du 20 juin 2019 n° 2019/1024 du Parlement européenne et du Conseil
- les lois de 2016 et 2019 se retrouvant à ce jour aux articles L. 111-13 et L. 111-14 du code de l’organisation judiciaire et à l’article L. 10 du Code de justice administrative [CJA]
Sur ces questions devant le juge judiciaire, voir aussi une décision de la CA de Paris (pôle 2, ch. 1re, 25 juin 2019, n° 19/04407) et son commentaire par M. Bertrand Cassar au Dalloz :
A ce jour, l’article L. 10 du CJA dispose que :
« Les jugements sont publics. Ils mentionnent le nom des juges qui les ont rendus.
Ces jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées.
« Cette mise à disposition du public est précédée d’une analyse du risque de ré-identification des personnes.
« Les articles L. 321-1 à L. 326-1 du code des relations entre le public et l’administration sont également applicables à la réutilisation des informations publiques figurant dans ces jugements.
Un décret en Conseil d’Etat fixe, pour les jugements de premier ressort, d’appel ou de cassation, les conditions d’application du présent article. »
et l’article L. 10-1 du CJA (entrée en vigueur le 1er avril 2020) porte sur le volet open access :
« Les tiers peuvent se faire délivrer copie des jugements, sous réserve des demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique.
« Les éléments permettant d’identifier les personnes physiques mentionnées dans le jugement, lorsqu’elles sont parties ou tiers, sont occultés si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage.
« Un décret en Conseil d’Etat fixe, pour les décisions de premier ressort, d’appel ou de cassation, les conditions d’application du présent article.»
Cet article est donc large, imprécis quant à la forme des transmissions, et ne prévoient pas une occultation intégrale.
III. Un projet de décret très débattu (avec un vote négatif tant que de l’USMA que du SJA)
Une réunion du Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel s’est tenue le 19 février 2020 et un compte rendu de cette réunion a été diffusé :
- sur le site de l’USMA :
- sur le site du SJA :
III.A. Position de l’USMA
Voici un extrait du résumé fait par l’USMA :
« […] la mise à disposition prévue par l’article L. 10 du code semble destinée au « commerce des données », que ce soit par une exploitation directe, dans le cadre de la vente des données personnelles, ou indirecte par les algorithmes dits d’intelligence artificielle. Au contraire, les tiers, personnes physiques, sont concernés par la communication de l’article L. 10-1, qui existait antérieurement mais sous forme règlementaire.
Le projet de décret met en application les dispositions de l’article L. 10 du code de justice administrative à travers l’introduction dans le code des articles R. 741-13 et R. 741-14 nouveaux.
L’article R. 741-13 prévoit que la mise à disposition se fait dans un délai de deux mois et que les décisions d’occultation des éléments de réidentification sont prises :
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- lorsque les risques concernent les parties et tiers, par le président de la formation de jugement ou le magistrat statuant seul ;
- lorsque que les risques concernent les magistrats, greffiers et leur entourage, par le président de la juridiction.
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L’occultation des éléments permettant de réidentifier une personne par croisement d’informations est bien plus délicate que la simple anonymisation, consistant à enlever les nom et prénom.
L’article R. 741-14 créé une procédure d’occultation ou de levée d’occultation qui peut être mise en œuvre, par toute personne intéressée, devant un membre du CE désigné par le vice-président du Conseil d’Etat, qui statue en deux mois.
S’agissant de la communication aux personnes physiques, le projet de décret met en application l’article L. 10-1 en complétant l’article R. 751-7 existant, relatif à la notification. En l’état, ce texte dispose que les « les tiers peuvent [se] faire délivrer une copie simple [de la décision] ayant fait l’objet, le cas échéant, d’une anonymisation ». Cette phrase est supprimée. Il est désormais prévu que les tiers devront identifier précisément les décisions dont ils demandent copie. Le droit d’accès des tiers n’est nullement élargi.
Les décisions seront mises à disposition sur Internet à compter d’une date arrêtée par le garde des sceaux, pour chacun des ordres judiciaire et administratif et, le cas échéant, par niveau d’instance et par contentieux. Par dérogation, l’arrêté pourra fixer, pour certaines décisions, une date de mise à disposition en ligne antérieure au décret.
Enfin, l’article L. 10 rappelle qu’il est interdit de réutiliser le nom des magistrats et greffiers afin « d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées ». Ce faisant, l’article L. 10 renvoie à une infraction qui existe depuis 1994 et concerne le « fait de collecter des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite ». Ici, les données seront mises à disposition gratuitement et légalement. On peut douter que le profilage relèvera de ces faits délictueux et donc de l’efficacité de la protection affichée.
Plusieurs éléments justifient un vote défavorable de l’USMA sur ce projet de décret :
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- En premier lieu, la Cour de cassation n’a jamais réussi, malgré des dépenses importantes, à disposer d’un algorithme fiable pour procéder à l’occultation des éléments de réidentification.
- Ce projet fait peser sur les magistrats une nouvelle obligation d’occultation des éléments de réidentification, mais reste totalement silencieux sur la question des modalités pour y procéder. Cette tâche supplémentaire, ô combien délicate, se fera sous leur responsabilité. Faute de précision sur les modalités de mise en œuvre, il est à craindre que les juridictions n’y procèdent que de manière exceptionnelle, prenant ainsi le risque de livrer la vie privée des justiciables aux « vendeurs » de données personnelles et de voir la responsabilité des magistrats engagée.
- Aucune évaluation de la charge de travail supplémentaire engendrée par cette obligation n’a été présentée.
- L’USMA, aux côtés de l’ensemble des organisations de magistrats, appelle avec fermeté au retrait du projet et à la mise en place de groupes de travail sous l’égide du Conseil d’Etat, pour l’ordre juridictionnel administratif, auxquels des représentants de la CNIL devraient être associés, afin d’établir un cadre sérieux et concerté pour la mise en place d’un open data, certes, mais d’un open data respectueux des libertés fondamentales.
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Compte tenu d’un partage des voix, le Conseil supérieur des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel n’a pas été en mesure de rendre un avis sur le projet de décret qui lui est soumis.
III.B. Position du SJA
Voici la position du SJA :
« Le CSTACAA a été saisi pour avis d’un projet de décret pris pour l’application de l’article 33 de la loi n° 2019‐222 de programmation 2018‐2022 et de réforme pour la justice, qui modifie les régimes de délivrance des copies des décisions de justice aux tiers, de mise à disposition du public des décisions rendues par les juridictions judiciaires et administratives et de réutilisation des informations publiques contenues dans ces décisions.
Ce projet de décret détermine les responsabilités, les modalités pratiques de mise à disposition et de délivrance de copie aux tiers ainsi que les règles d’occultation qui devront être suivies.
Vos représentants SJA ont regretté notamment l’absence de toute étude d’impact relative à la charge de travail susceptible d’être générée par la mise en œuvre de ce décret, qui met à la charge du président de chaque formation de jugement, collégiale ou à juge statuant seul, la tâche de relever et supprimer dans les décisions les éléments « permettant d’identifier les personnes physiques (…) si leur divulgation est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou à ceux de leur entourage ». Les échanges préalables avec le secrétariat général sur ce point n’ont pas permis de lever les inquiétudes qui peuvent légitimement naître quant à l’ampleur des travaux à mener, dans un contexte de tension autour de la charge de travail.
Vos représentants SJA ont indiqué ne pouvoir se satisfaire d’une réponse indiquant que cette nouvelle obligation sera intégrée au temps de travail de relecture et de révision que tout président de formation de jugement doit nécessairement consacrer à un projet de jugement. Une telle réponse démontre seulement une négation du poids que représente le travail de relecture et de révision.
Enfin, vos représentants SJA ont également regretté, même si ce n’est plus formellement en débat car cela relève de la loi, que cette dernière n’ait pas prévu une occultation systématique du nom des magistrats et greffiers pour l’open data dès lors que l’interdiction, pénalement sanctionnée, de dresser des statistiques à partir du nom des magistrats, introduite par la loi du 23 mars 2019, peut être très aisément contournée en opérant depuis l’étranger.
Le Conseil d’État a répondu qu’en l’absence de logiciel permettant de traiter de manière automatique l’occultation de certaines données, la charge ne peut reposer que sur le réviseur du dossier (ayant plus de distance que le rapporteur), sachant que le Conseil adressera des lignes directrices pour indiquer les catégories devant être occultées. Le vice‐président a ajouté déduire du fait qu’il y a actuellement peu de contestations alors qu’il n’y a pas d’occultation que la charge ne devrait pas être aussi lourde que ce que vos représentants craignent.
Vos représentants SJA ont voté contre le projet de décret.
Le partage des voix du CSTACAA n’a pas permis de dégager une majorité. »