Comptes de campagne et inéligibilité : le Conseil d’Etat fait prévaloir la loi (de 2019) nouvelle, plus douce, dès les élections de 2020 (nonobstant le différé d’entrée en vigueur de la loi de 2019)

Comptes de campagne et inéligibilité : en dépit de son différé d’entrée en vigueur, la loi nouvelle de 2019, plus douce, s’appliquait dès les élections de 2020 (et ce par pure construction jurisprudentielle). 

 

Le 3 décembre 2019, étaient publiées, au JO, les textes des deux « lois Richard », visant « à clarifier diverses dispositions du droit électoral ». Les élections municipales approchaient alors et il n’était pas question de changer les règles du jeu en cours de partie.

Aussi ces lois eurent-elles une date d’entrée en vigueur au 30 juin 2020 (sauf pour quelques détails, dont les inéligibilités renforcées pour les membres du corps préfectoral par exemple).

Pour en savoir plus sur ces loi ordinaire et loi organique n° 2019-1268 et n° 2019-1269 du 2 décembre 2019, voir :

 

DONC n’était, aux termes de la loi, PAS ENCORE en vigueur les dispositions législatives plus douces en matière d’inéligibilité pour défaut de présentation du compte de campagne dans les délais légaux et/ou à l’équilibre.

Le juge n’a certes jamais fait de cette règle d’inéligibilité prévue par l’article L. 118-3 du code électoral, une sanction automatique.

Il n’en demeure pas moins que la loi de 2019 était plus douce. En effet :

  • cette loi nouvelle laisse désormais au juge, de façon générale, une simple faculté de déclarer inéligible un candidat en la limitant aux cas où il relève une volonté de fraude ou un manquement d’une particulière gravité aux règles de financement des campagnes électorales,
  • alors que l’article L 118-3 dans sa version antérieure, d’une part, prévoyait le prononcé de plein droit d’une inéligibilité lorsque le compte de campagne avait été rejeté à bon droit en cas de volonté de fraude ou de manquement d’une particulière gravité et, d’autre part, n’imposait pas cette dernière condition pour que puisse être prononcée une inéligibilité lorsque le candidat n’avait pas déposé son compte de campagne dans les conditions et le délai prescrits par l’article L 52-12 de ce même code.
    Voir à ce sujet notamment : CE, Assemblée, 4 juillet 2011, Elections régionales d’Ile-de-France, n°, 338033 338199, rec. p. 317.

 

Néanmoins, de manière prétorienne, le Conseil d’Etat vient d’appliquer la loi nouvelle… en dépit des dispositions législatives d’entrée en vigueur de ladite loi nouvelle.

Mais, ce faisant, la Haute Assemblée a appliqué (certes de manière extensive et, pour tout dire, un peu hardie) le mode d’emploi classique de rétroactivité in mitius, à savoir l’application nouvelle de la loi pénale (ou plus largement sanctionnatrice) plus douce.

Le Conseil d’Etat commence par noter qu’en effet cette loi nouvelle ne s’appliquait pas expressis verbis.

Il résulte en effet du premier alinéa de l’article 15 de la loi n° 2019-1269 du 2 décembre 2019 et du XVI de l’article 19 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 que les dispositions de la loi du 2 décembre 2019 modifiant celles du code électoral, à l’exception de son article 6, n’étaient pas applicables aux opérations électorales en vue de l’élection des conseillers municipaux et communautaires organisées les 15 mars et 28 juin 2020, y compris en ce qui concerne les comptes de campagne.

Toutefois, et c’est là que le Conseil d’Etat fait oeuvre prétorienne, l’inéligibilité prévue par l’article L. 118-3 du code électoral constitue une sanction ayant le caractère d’une punition.

Il incombe dès lors au juge de l’élection (qui donc en réalité s’accorde ici une marge de manoeuvre supplémentaire, pour éviter une injustice temporelle), «  lorsqu’il est saisi de conclusions tendant à ce qu’un candidat dont le compte de campagne est rejeté soit déclaré inéligible et à ce que son élection soit annulée, de faire application, le cas échéant, d’une loi nouvelle plus douce entrée en vigueur entre la date des faits litigieux et celle à laquelle il statue. Le législateur n’ayant pas entendu, par les dispositions mentionnées au point précédent, faire obstacle à ce principe, le juge doit faire application aux opérations électorales mentionnées à ce même point de cet article dans sa rédaction issue de la loi du 2 décembre 2019. »

Donc le législateur qui voudrait éviter à l’avenir l’application de la règle de rétroactivité in mitius devrait être explicite sur ce point précis, un différé d’entrée en vigueur n’y suffisant pas (ce qui est tout de même une interprétation contra legem mais bon…).

Il faut dire que les faits de l’espèce montraient bien l’utilité de cette loi nouvelle plus souple.

Une liste avait obtenu plus de 1 % des suffrages exprimés, sans pour autant que son compte de campagne (obligatoire dans les communes de 9000 habitants et plus) ait été présenté dans les délais légaux par un membre de l’ordre des experts-comptables et des comptables agréés, et ce — donc — en méconnaissance de l’article L. 52-12 du code électoral.

Cela a donc conduit au rejet de ce compte par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).

Oui mais… mais la tête de liste a, postérieurement à la décision de la Commission, communiqué au tribunal administratif son compte de campagne présenté par un membre de l’ordre des experts comptables et des comptables agréés, sans que ce compte ne comporte d’irrégularités ni ne présente de différence notable avec celui qui avait été soumis préalablement à la Commission.

Eu égard au faible montant des recettes et dépenses du compte, de l’ordre de 8 000 euros, et, dans les circonstances de l’espèce, au caractère non délibéré du manquement en cause, le Palais Royal, bon prince, a posé que ce candidat en tête de liste n’a pas à voir son éligibilité tranchée application de l’article L. 118-3 du code électoral.

Ainsi, à court terme, des personnes de ce type peuvent-elles se voir sauvées de l’inéligibilité in extremis au titre de leurs manquements en 2020 car les mêmes manquements auraient conduit à une absence d’inéligibilité en 2021.

Le droit y perd, un peu, ce qu’y gagnent l’audace et l’équité.

Source : CE, 9 juin 2021,Elections municipales et communautaires d’Apatou (Guyane), n° 447336 449019, à mentionner aux tables du recueil Lebon

 

VOIR à titre de comparaison le même mode d’emploi mais avec prononcé d’une inéligibilité d’un an pour la tête d’une liste ayant obtenu 35,08% des suffrages exprimés à l’élection municipale de la commune de Creutzwald qui n’a pas connu de second tour. En l’espèce, la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) a constaté l’absence de dépôt du compte de campagne par la tête de liste avant la date limite fixée par le 4° du XII de l’article 19 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020. Si l’intéressé soutient que son mandataire financier aurait adressé ce compte de campagne dans les délais et que la poste aurait égaré ce courrier, celui-ci n’apporte aucun élément permettant d’attester d’un tel envoi. La circonstance qu’il ait déposé son compte de campagne après la saisine du tribunal administratif par la CNCCFP ne permet pas de le regarder comme ayant satisfait à l’obligation imposée par l’article L.52-12 du code électoral. Par suite, c’est à bon droit que la CNCCFP a constaté cette irrégularité et saisi, sur le fondement de l’article L. 52-15 du code électoral, le tribunal administratif. D’autre part, le compte de campagne produit, bien que comportant le visa d’un membre de l’ordre des experts-comptables, n’est pas assorti des justificatifs des recettes et des dépenses, en méconnaissance de l’article L. 52-12 du code électoral. Ce document fait également apparaître un solde différent de celui résultant des pièces produites par le mandataire financier devant le CNCCFP. Eu égard à ces manquements caractérisés à des règles substantielles relatives au financement des campagnes électorales, à leur particulière gravité et aux circonstances de l’espèce, le Conseil d’Etat a infligé une inéligibilité à la tête de liste pour une durée de douze mois en sus de l’annulation de son élection.

Source : CE, 9 juin 2021, n° 449279, à mentionner aux tables du recueil Lebon