Une des conséquences du recours Tarn-et-Garonne est que le juge est alors un juge de plein contentieux, juge du contrat, doté de pouvoirs conséquents…. Un arrêt du Conseil d’Etat, rendu hier, à publier aux tables du rec., vient de le démontrer avec force, en donnant en ce domaine pouvoir au juge :
• de relever, d’office, un vice d’une particulière gravité (catégorie qui s’assimile donc à celle des moyens d’ordre public en quelque sorte).
• d’annuler un contrat (i.e. rétroactivement) alors qu’il n’est saisi que d’une demande de résiliation.
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Ce que l’on appelle un « recours Tarn-et-Garonne » (capitale Montauban, qu’il est malsain de quitter même au contentieux), depuis l’arrêt éponyme, est le recours possible, directement, contre un contrat.
Mais par voie de conséquence, symétriquement, les recours contre les actes détachables du contrats, tel celui qu’est une délibération autorisant à passer un contrat, ne sont plus recevables (sauf cas particuliers notamment pour leurs vices propres ou pour certains cas de conclusion de contrats de droit privé ou d’actes antérieurs à 2014). Voir CE, Assemblée, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994, rec. p. 70… et la nombreuse postérité de cet arrêt, souvent commenté au sein du présent blog (voir ici).
En 2014, cette faculté a retenti comme un coup de tonnerre. Longtemps, la vulgate ainsi enseignée dans les facultés de Droit avait été que dans sa grande sagesse le Conseil d’Etat avait décidé que l’on ne pouvait attaquer directement le contrat dans sa légalité mais que le requérant pouvait contourner l’obstacle en attaquant les actes détachables du contrat (la délibération, la décision de signer)… au besoin en demandant (avec astreinte et injonction) à l’administration de saisir le juge du contrat.
Et les étudiants d’ânonner ces jurisprudences byzantines (CE, 4 août 1905, Epoux Martin, rec. 749 ; CE 1er octobre 1993, Yacht club de Bormes-les-Mimosas, rec. T. 874 ; CE, 7 octobre 1994, Epoux Lopez, rec. p. 430)… en se demandant pourquoi le juge avait voulu tant de complexité, si ce n’était pour le bonheur des esprits pervers et des juristes tordus (au point que le juge dut parfois se déjuger : CE, 30 octobre 1998, n° 149662, Ville de Lisieux, rec. 375).
Puis vint LA grande simplification, celle qui supprime d’un coup nombre de pages inutiles dans les traités de contentieux administratif : la possibilité pour les tiers au contrat d’engager un recours direct contre le contrat.
N.B. : ceci dit, la révolution avait déjà été entamée par l’important arrêt CE, Ass., du 16 juin 2007, Société Tropic travaux signalisation, rec. 360…
C’est ce que l’on appelle un « recours Tarn-et-Garonne », depuis l’arrêt du même nom (CE, 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994). Combiné avec d’autres jurisprudences (voir par exemple CE, 5 février 2016, Syndicat mixte des transports en commun Hérault Transport, n° 383149) on sait que :
- le recours « Tarn-et-Garonne » est en effet ouvert :
- d’une part à
« tout tiers à un contrat administratif susceptible d’être lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses »
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- et d’autre part aux
« membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné ainsi qu’au représentant de l’Etat dans le département dans l’exercice du contrôle de légalité ; »
- mais avec une nuance de taille : selon que le recours est engagé par un candidat évincé ou par un membre de l’organe délibérant (ou par le préfet)… les moyens à soulever ne sont pas les mêmes. Le Préfet et les membres de l’organe délibérant peuvent invoquer tout moyen alors que le candidat évincé ne peut invoquer que certains vices (en rapport direct avec l’intérêt lésé ou alors des moyens d’ordre public) :
« si le représentant de l’Etat dans le département et les membres de l’organe délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné, compte tenu des intérêts dont ils ont la charge, peuvent invoquer tout moyen à l’appui du recours ainsi défini, les autres tiers ne peuvent invoquer que des vices en rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent ou ceux d’une gravité telle que le juge devrait les relever d’office »
Notamment si le tiers est un candidat évincé, les moyens qu’il peut soulever sont énumérés par le Conseil d’Etat :
« le tiers agissant en qualité de concurrent évincé de la conclusion d’un contrat administratif ne peut ainsi, à l’appui d’un recours contestant la validité de ce contrat, utilement invoquer, outre les vices d’ordre public, que les manquements aux règles applicables à la passation de ce contrat qui sont en rapport direct avec son éviction ;»
Voir aussi :
- Quels moyens un candidat évincé peut-il soulever dans le cadre d’un recours Tarn-et-Garonne ?
- La jurisprudence Tarn-et-Garonne s’applique aussi aux déclarations de « sans suite »
- Jurisprudence Tarn-et-Garonne : est irrecevable un contentieux engagé par un EPCI contre la délibération d’une commune autorisant son maire à signer un contrat (ledit EPCI aurait du attaquer le contrat…)
- La jurisprudence Tarn-et-Garonne s’applique à un contrat entre un SDIS et l’organisateur d’une manifestation sportive
- L’Empire de Tarn-et-Garonne s’étend, s’étend…
- Contentieux entre une communauté et une commune membre à propos d’un contrat : la jurisprudence « Tarn-et-Garonne » s’applique
- Contrats : le CE affine la notion de « tiers lesé » susceptible d’engager un recours « Tarn-et-Garonne »
- Arrêt Tarn et Garonne : un champ d’application toujours plus large
- Une vidéo sur la décision SMPAT et l’extension du recours des tiers aux actes d’exécution du contrat
- Les recours contractuels depuis l’arrêt Hérault Transport du 5 février 2016 : unité de recours ; diversité d’applications
- Quand Tarn-et-Garonne débouche le port de Marseille…
- Recours « Tarn et Garonne » : nouvelles précisions sur la recevabilité
- C’est par un recours pour excès de pouvoir (et non par un recours « Tarn-et-Garonne ») que peuvent, finalement, être attaqués les refus de subventions
- etc.
Ajoutons :
- que par un arrêt du 30 juin 2017 (CE, 30 juin 2017, n° 398445, SMPAT, publié au recueil Lebon) le Conseil d’Etat a ouvert une nouvelle voie de recours aux tiers à un contrat administratif en opérant ainsi une extension de sa jurisprudence Tarn-et-Garonne aux actes concernant l’exécution du contrat dont particulièrement les décisions de refus de résiliation de celui-ci. Voir ici.
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que deux arrêts du Conseil d’Etat (CE, 23 décembre 2016, n°397096 et n°392815 [deux espèces distinctes])… continuent d’autoriser des recours contre les actes unilatéraux préalables à la formation du lien contractuel, mais uniquement au titre de leurs vices propres. Mais avec une portée limitée (voir par exemple CAA Douai, 18 mai 2017, CC de la Côte d’Albâtre, n°16DA01411; pour un commentaire de cette dernière décision, voir ici).
- qu’il il existe une importante dérogation à l’empire, large, de « Tarn-et-Garonne » : le cas des clauses réglementaires insérées dans les contrats CE, 9 février 2018, Val d’Europe c/ SANEF, 404982, Publié au recueil Lebon ; voir : Contentieux et clauses réglementaires des contrats : et les 6 faces du Rubik’s cube apparurent… enfin homogènes et cohérentes ).
- que les recours contre les contrats antérieurs au 4 avril 2014 continuaient de relever du régime antérieur : voir pour un cas combinant ceci avec la jurisprudence dite « Olivet ». CE, 20 novembre 2020, n° 428156 . Quel est le régime contentieux d’un avenant à un contrat, si le contrat est antérieur à 2014 (au regard tant des jurisprudences Tarn-et-Garonne qu’Olivet) ?
- ce régime s’applique aux contrats oraux : CAA Marseille, 26 avril 2021, 20MA01789 (voir ici). Voir : Recours Tarn-et-Garonne : application aux contrats oraux ou tacites
Une des conséquences du recours Tarn-et-Garonne est que le juge est alors un juge de plein contentieux, juge du contrat, doté de pouvoirs conséquents.
Un arrêt du Conseil d’Etat, à publier aux tables du rec., vient de le démontrer avec force.
En effet, saisi d’un recours de pleine juridiction contestant la validité du contrat ou de certaines de ses clauses par un tiers justifiant que la passation de ce contrat l’a lésé dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine, il appartient au juge du contrat, en présence d’irrégularités qui ne peuvent être couvertes par une mesure de régularisation et qui ne permettent pas la poursuite de l’exécution du contrat, de prononcer, le cas échéant avec un effet différé, après avoir vérifié que sa décision ne portera pas une atteinte excessive à l’intérêt général :
- soit la résiliation du contrat,
- soit, si le contrat a un contenu illicite ou s’il se trouve affecté d’un vice de consentement ou de tout autre vice d’une particulière gravité que le juge doit ainsi relever d’office, l’annulation totale ou partielle de celui-ci.
Le Conseil d’Etat précise qu’il en résulte que le juge du contrat saisi par un tiers de conclusions en contestation de la validité du contrat ou de certaines de ses clauses dispose de l’ensemble des pouvoirs mentionnés au point précédent et qu’il lui appartient d’en faire usage pour déterminer les conséquences des irrégularités du contrat qu’il a relevées, alors même que le requérant n’a expressément demandé que la résiliation du contrat.
Donc le juge peut dans ce cadre :
- relever, d’office (ultra petita donc), un vice d’une particulière gravité (catégorie qui s’assimile donc à celle des moyens d’ordre public en quelque sorte).Il y a pire que de perdre un contentieux… c’est de le gagner sur un moyen d’ordre public (MOP) soulevé par le juge sans que les parties n’aient pensé à le soulever.Cette blague fait florès dans le petit monde des avocats depuis toujours. Elle les fait sourire, elle nous fait sourire. Elle n’amuse guère en revanche les justiciables qui légitimement s’intéressent plus au résultat final qu’à l’égo de leurs conseils !
Reste que le juge ne peut soulever un MOP sans avoir invité les parties à réagir (CE, 15 décembre 2016, n° 389141 ; CE, Section, 3 février 1999, Montaignac, rec. p. 7…). Soulever de tels MOP est, pour le juge, une obligation (voir par exemple pour l’obligation de soulever une illégalité fautive en contentieux de la responsabilité : CE, 19 juillet 2017, M. J…, n° 397071, B.).
Nous pouvons supposer que ces vices d’une particulière gravité pouvant être soulevés d’office devront répondre au même régime contentieux imposant un peu de contradictoire… - d’annuler un contrat (i.e. rétroactivement) alors qu’il n’est saisi que d’une demande de résiliation.
NB : pour mesurer les conséquences notamment financières d’une annulation versus une résiliation, voir :- Le Conseil d’Etat définit le périmètre des dépenses utiles en cas d’annulation d’un contrat de partenariat
- Un contrat peut être annulable… sans qu’en soient inapplicables les clauses de règlement des différends entre les parties
- Peut-on annuler un contrat… post mortem ? (spoiler : la réponse est oui) [courte VIDEO]
- Un contrat administratif illégal peut-il, à ce titre, être résilié unilatéralement ? Avec quelles indemnisations ? Et que se passe-t-il si la nullité d’un contrat résulte de pratiques anticoncurrentielles de son cocontractant ?
Source : CE, 9 juin 2021, n° 438047 438054, à mentionner aux tables du recueil Lebon