CE, 11 octobre 2021, Société CMEG, req. n°438872, Publié.
*article rédigé par Julie Lahiteau, Avocat au sein du cabinet Landot et associés.
L’on sait que, depuis 2006, la Cour de Cassation a admis qu’un tiers à un contrat puisse « invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (Cour de Cassation, Assemblée plénière, 6 octobre 2006, Boot Shop, 05-13.255, Publié au bulletin).Dernièrement, selon la même formation solennelle, la Cour de Cassation a précisé (afin de mettre un terme aux interprétations divergentes des juridictions du fond), que « le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement » (Cour de Cassation, Assemblée plénière, 13 janv. 2020, Société QBE Insurance Europe Limited, n° 17-19.963, Publié au Bulletin).
Ce faisant la Cour de Cassation a établi une équivalence de principe entre la faute contractuelle et la faute quasi-délictuelle invocable par un tiers au contrat, à l’occasion d’une action en responsabilité quasi-délictuelle à l’encontre de l’un des cocontractants, battant clairement en brèche le principe de l’effet relatif des contrats, et admettant qu’un recours en responsabilité quasi-délictuelle (ou extracontractuelle) se fonde sur la démonstration d’une faute contractuelle…
En définitive, en droit privé, une faute contractuelle constitue, à l’égard d’un tiers, une faute quasi-délictuelle, dont ce dernier est fondé à se prévaloir pour obtenir l’indemnisation du préjudice que cette faute lui a causé. La seule exigence en la matière réside dans la présence d’un lien de causalité entre la faute contractuelle et le dommage : « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (arrêt préc.).
La solution, d’une portée absolument générale, de la Cour de Cassation a le mérite de la clarté.
En droit public, la situation est toute autre, et devrait, à la lecture des conclusions de la rapporteure publique sous l’arrêté ici commenté, a priori le rester, tant la brèche qu’accepte d’ouvrir le Conseil d’Etat à son refus de s’aligner sur la position de la Cour de Cassation, demeure d’une portée toute circonscrite.
Dans un arrêt à publier en intégral au recueil Lebon rendu le 11 octobre 2021, le Conseil d’Etat retient que :
« Dans le cadre d’un litige né de l’exécution de travaux publics, le titulaire du marché peut rechercher la responsabilité quasi-délictuelle des autres participants à la même opération de construction avec lesquels il n’est lié par aucun contrat, notamment s’ils ont commis des fautes qui ont contribué à l’inexécution de ses obligations contractuelles à l’égard du maître d’ouvrage, sans devoir se limiter à cet égard à la violation des règles de l’art ou à la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires. Il peut en particulier rechercher leur responsabilité du fait d’un manquement aux stipulations des contrats qu’ils ont conclus avec le maître d’ouvrage » (CE, 11 octobre 2021, Société CMEG, req. n°438872, Publié).
La dernière phrase ici soulignée est la véritable nouveauté de cet arrêt, puisque toute la première partie résultait déjà d’un arrêt rendu en 2020, qui admettait de retenir, pour elles-mêmes, des fautes qui s’apparentaient en définitive à des manquements contractuels, mais ce, dans l’application de la règle de droit à l’espèce, de manière implicite, et à l’occasion d’un arrêt pas même mentionné aux Tables (CE, 6 novembre 2020, Société IOTA Survey, req. n°428457, Inédit).
En l’occurrence, une société titulaire d’un marché public de travaux avait saisi le tribunal administratif de Rouen d’une requête visant la condamnation d’une entreprise titulaire d’un autre lot à l’opération de construction, considérant que le retard que cette dernière avait pris dans la réalisation de ses travaux, lui avait causé un préjudice financier (en la matière, pour rappel, ce recours relevait bien de la compétence de la juridiction administrative alors même qu’il était introduit par une personne privée à l’encontre d’une autre personne privée, dès lors que le litige trouvait sa source dans l’exécution de travaux publics et que les parties n’était pas liées par un contrat de droit privé – TC, 24 novembre 1997, Société de Castro c/ Bourcy et Sole, n° 3060, p. 540 ; TC, 2 juin 2018, Souscripteurs des Lloyds de Londres c/ commune de Dainville, n° C3621, au Recueil ; CE, 6 novembre 2020, Société IOTA Survey, préc.).
La requête de la société devant le TA, puis son appel devant la CAA, avaient été rejetés par les juges du fond. Mais, le Conseil d’Etat annule l’arrêt rendu, au motif de la nouvelle règle qu’il établit du même coup, et renvoie les parties devant la CAA de Douai. Cet arrêt intervient alors que le Conseil d’Etat avait toujours, jusqu’à présent, refusé d’admettre une équivalence ente « faute contractuelle » et « faute quasi-délictuelle ».
En 2011, quoique averti par son rapporteur public de l’existence de la décision Boot Shop, il s’inscrit en faux par rapport à la Cour de Cassation en retenant que « les tiers à un contrat administratif, hormis les clauses réglementaires, ne peuvent en principe se prévaloir des stipulations de ce contrat ; que, dès lors, la cour n’a pas commis d’erreur de droit en retenant que la qualité de tiers au contrat du 27 août 1990 de Mme A… faisait obstacle à ce que cette dernière se prévale d’une inexécution du contrat dans le cadre d’une action en responsabilité quasi-délictuelle » (CE, Section, 11 juillet 2011, Mme Gilles, req. n°339409, Publié au recueil Lebon).
Poursuivant dans sa retenue, et tandis même qu’il admettait d’ouvrir, au bénéfice du maître de l’ouvrage, à titre subsidiaire, une action à l’encontre des sous-traitants à l’opération de construction, le Conseil d’Etat précisait aussitôt que « s’il peut, à ce titre, invoquer, notamment, la violation des règles de l’art ou la méconnaissance de dispositions législatives et réglementaires, il ne saurait, toutefois, se prévaloir de fautes résultant de la seule inexécution, par les personnes intéressées, de leurs propres obligations contractuelles » (CE, 7 décembre 2015, Commune de Bihorel, n° 380419, Publié au Recueil).
Sans nullement faire le choix de remettre en cause sa position (la solution de l’arrêt de 2021 constitue une exception au principe selon lequel les tiers à un contrat administratif ne peuvent pas se prévaloir de ses stipulations – CE, Section, 11 juillet 2011, Mme Gilles, req. n°339409, Publié au recueil Lebon), il ressort toutefois de cet arrêt que le Conseil d’Etat admet, pour la première fois, qu’une faute contractuelle, puisse être mobilisée, par un tiers à un contrat, afin d’obtenir l’indemnisation du préjudice que cette faute lui aurait causé.
Pour l’heure, cette entorse à la règle n’est ouverte qu’au bénéfice des titulaires des marchés publics, dans le cadre d’un litige né de l’exécution de travaux publics, à l’encontre d’un autre participant à l’opération.
Or, la lecture des conclusions de Mireille Le Corre, rapporteure publique sous cet arrêt, ne laisse nullement présager que le Conseil d’Etat serait prêt à remettre en cause sa position de principe. Tout au contraire, le Conseil d’Etat a bien l’intention de traiter différemment ces tiers particuliers que sont les titulaires de marchés publics de travaux et la solution de l’arrêt Commune de Bihorel ne devrait pas évoluer à l’avenir, dans le même sens, au bénéfice des maîtres d’ouvrage publics.
La justification présidant à la conservation du principe de 2011, tenant à « vouloir faire primer une jurisprudence générale – celle de l’effet relatif du contrat » ne convainc pas davantage qu’une solution consistant à renverser le principe, à l’occasion d’une jurisprudence nouvelle, tout aussi générale. Réflexions à suivre…