Feuilleton de la date de réforme de l’assurance chômage : la notion de contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation perd toute signification, décision après décision

Quis con ipsos custodes ? (Juvenal) - L-e problème n'est pas que national... Source : https://twitter.com/rachel_cheung1/status/1204708692022587392/photo/1

Décisions, en juin dernier, puis ce jour, sur le calendrier de la réforme de l’assurance-chômage : sous couvert de contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (EMA), le Conseil d’Etat s’arroge (certes en référé) un contrôle poussé de l’opportunité.

Rappelons en effet qu’il y a des domaines où ce « contrôle des motifs » va loin au point d’être parfois celui de la proportionnalité (pouvoirs de police) ou du bilan coût-avantage (opérations d’aménagement)… mais que justement ce n’est pas censé être le cas quand ledit contrôle des motifs est limité à celui de l’EMA !

En ces domaines, les frontières furent certes toujours fines, parfois incertaines. Reste que faire dire au contrôle de l’EMA l’inverse ce qu’est cette notion (à savoir un contrôle limité)… revient à nier la séparation des pouvoirs, et ce d’autant que les changements de situation évoqués entre juin et maintenant (pour cette le calendrier de la réforme de l’assurance-chômage) justifient difficilement un tel tête-à-queue du Conseil d’Etat.

Qu’on aime ou pas un Gouvernement, dans un sens ou l’autre, un contrôle de l’EMA devrait rester limité à la censure des immenses plantades. Au lieu servir à camoufler un mouvement d’humeur ou une vague divergence d’appréciation, combinée à un sentiment de supériorité par rapport à l’administration active.

Sinon, la Haute Assemblée s’érige non plus en censeur, mais en administrateur. Et quand le Conseil d’Etat franchit trop allègrement cette frontière, au point de se rendre même maître des horloges sur les calendriers précis de telle ou telle réforme où pourtant les libertés publiques ne sont pas en cause… il n’est pas certain que la fonction de juger, ni que la séparation des pouvoirs, en sortent grandies.

 


 

 

I. Le contrôle des motifs, de Léon Michoud aux frontières actuelles 

 

Des générations d’étudiants en droit ont ânonné les divers types de contrôles des motifs opérées par le juge administratif.

Ce que l’on appelle souvent le « contrôle des motifs », pour reprendre l’expression usuelle forgée par le professeur Léon Michoud  (voir ici) au début du XXe siècle (Etude sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration, R.G.A, 1914, T. 3, p. 9 ; voir aussi R. Bonnard :«le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir», RDP, 1923, p. 363 à 392) porte sur le contrôle de la pertinence même, en opportunité, d’une décision administrative (contrôle de proportionnalité en matière de police administrative ; de coût bilan -avantages en aménagement, de l’erreur manifeste d’appréciation [EMA] en cas de contrôle restreint…).

Bref, la compétence, les vices de forme ou de procédure, l’erreur de droit ou de fait, la violation directe de la loi, le détournement de pouvoir… constituent des contrôles juridictionnels très… très juridiques. Il y a une norme juridique. On vérifie que l’on a une application du droit conforme à la norme. Point.

Et le contrôle des motifs se rapproche plus du contrôle, plus ou moins approfondi, de la pertinence de cette action, de son opportunité.

 

II. L’EMA : censure des énormes plantades dans des domaines où le juge est censé se limiter à un contrôle restreint… 

 

En contrôle restreint, ce qui est censuré, alors, c’est l’erreur manifeste d’appréciation (EMA). Je vulgarise toujours cette notion en posant qu’une EMA, c’est une immense plantade dans la pertinence même de la solution administrative retenue. Une connerie qu’on en peut pas transformer en violation d’une règle de droit, mais que le juge censure quand même.

Toujours plus délicat, voire cursif, dans ses expressions, le Conseil d’Etat préfère y voir un cas où « l’administration s’est trompée grossièrement dans l’appréciation des faits qui ont motivé sa décision » (voir ici).

Bref :

  • A/ soit les EMA restent rares, car le juge ne censure vraiment que les énormes plantades, car le juge se souvient que par ailleurs les actes administratifs sont pris par des personnes ayant directement ou indirectement l’onction démocratique et que donc le juge ne doit s’immiscer dans les questions d’opportunité que dans des cas extrêmes
  • B/ soit l’EMA n’est plus rare et, là, s’ouvre une alternative :
    • B1/ SOIT l’EMA peut devenir moins rare parce que l’administration est particulièrement défaillante
    • B2 / SOIT l’EMA est souvent reconnue par le juge… parce que le juge oublie les limites de sa propre légitimité, parce qu’il finit parfois ne plus avoir à l’esprit que ce n’est que dans des cas extrêmes qu’il est légitime (et encore…) qu’il se hasarde sur le terrain de l’opportunité, sur le contrôle des motifs (en cas de contrôle restreint, limité à l’EMA).

 

Il me semble que nous avons touché le fond, que nous avons atteint, le 22 juin dernier, le point ultime, le point B2. Touché. Coulé. Au terme d’une triste bataille navale.

 

III. En juin 2021, le juge des référés du Conseil d’Etat s’arrogea un pouvoir de maître des horloges sur les dates pertinentes ou non de telle ou telle réforme, au nom du contrôle de l’EMA, ce qui revenait à avoir une conception à tout le moins hardie de ce qu’est une EMA. 

 

Après l’échec de négociations en 2018 avec les principaux syndicats de travailleurs et d’employeurs, le Gouvernement a pris le décret du 26 juillet 2019 qui redéfinit le régime d’assurance-chômage. À la suite de son annulation partielle par le Conseil d’État en novembre 2020, un nouveau décret du 30 mars 2021 a repris, en les amendant, les dispositions relatives au mode de calcul de l’allocation chômage et à la contribution des employeurs.

Avec les nouvelles règles de calcul de l’allocation chômage, le Gouvernement poursuivait un objectif : favoriser les emplois durables. Le Gouvernement souhaitait pour ce faire rendre moins favorable l’indemnisation chômage des salariés alternant périodes d’emploi et périodes d’inactivité, mais aussi mettre en place un système de bonus-malus sur les cotisations chômage dues par les employeurs, pour inciter ces derniers à proposer des contrats longs.

La juge des référés du Conseil d’État a estimé qu’il n’était pas possible de mettre en place cette réforme (qui devait pour partie être en place le 1er juillet 2021 et pour partie en 2022), qu’il a donc suspendu le 22 juin dernier.

Source : CE, ord., 22 juin 2021, 452210 et suivants

Voir notre commentaire :

 

IV. En sens inverse, ce jour, on nous dit qu’il n’y a plus d’EMA, car c’est bien connu notre monde économique et social, notre régime de chômage, ont changé du tout au tout depuis juin dernier. Ce tête-à-queue répare ce qui était une ordonnance, en juin, sortant de ce qu’est un contrôle de l’EMA. Mais l’obligation qu’à le CE de nous expliquer aujourd’hui que ce n’est pas un revirement, mais un changement de circonstances, souligne encore plus le caractère artificiel et, pour tout dire, peu sérieux, de cette dénaturation de la notion même d’EMA qui résulte de cette série de décisions. 

 

 

En sens inverse, ce jour, le juge des référé du Conseil d’Etat nous dit que depuis juin nous sommes passés de l’ombre à la lumière et que, donc, ça y est, on peut y aller. Et le Palais Royal donc, de nous signaler, que son bon plaisir fut que la caravane ne passa pas en juin, mais qu’elle puisse cheminer en octobre. 

Voir :

 

Les opposants à la réforme avaient jasé en juin, ils pleurent aujourd’hui. Les partisans de cette réforme de leur côté vivent le chemin inverse. Soit.

Tel n’est pas mon propos de me lamenter ou de me réjouir avec les uns ou avec les autres.

Mon propos est de suggérer tout de même un peu d’auto-censure du juge administratif suprême dans les domaines où son contrôle est celui de l’EMA.

Le Conseil d’Etat a toujours été vaillant dans l’art de se conquérir de nouveaux domaines de régulation. Certes et ce fut souvent utile. 

Mais les sages du Palais Royal ont, dans les temps anciens, eu au minimum le soin de distinguer les domaines où le juge exerce un contrôle fort, ou faible, de l’opportunité de la décision. Fort quand les libertés publiques ou des choix définitifs s’imposent. Contrôle faible, celui de l’EMA, dans les autres cas.

Nier cette division revient à nier la séparation des pouvoirs et condamne le juge à s’embourber dans des appréciations très subjectives et changeantes. 

Revenir à l’essence même de l’EMA ne s’impose donc pas par fétichisme des catégories forgées par les générations précédentes, mais par souci des grands fondamentaux de ce qu’est la fonction de juger. 

 

Quis con ipsos custodes ? (Juvenal) – L-e problème n’est pas que national… Source : https://twitter.com/rachel_cheung1/status/1204708692022587392/photo/1