Via une simple décision, relative à Légifrance, le Conseil d’Etat réussit à porter haut son art de l’interprétation créative, poétique, des textes

Au fil d’une assez banale décision relative à Légifrance, le Conseil d’Etat réussit à témoigner de son art créatif de l’interprétation poétique des textes, loin des pauvres lectures, vulgaires, du sens commun.

A la base, tout est parti d’un requérant assez imaginatif pour déposer un recours pour excès de pouvoir visant à :

  • annuler le refus de l’Etat de diffuser les arrêtés préfectoraux à caractère réglementaire sur Légifrance
  • censurer les dispositions du 2° du I et du 2° du II de l’article 1er du décret du 8 septembre 2020 en tant que celui-ci a prévu que le site Légifrance ne mettrait plus à disposition du public « les décisions et arrêts du Conseil constitutionnel, du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et du tribunal des conflits », mais uniquement une sélection de ces décisions et d’arrêts. 

Le recours était audacieux, mais, au moins sur la première de ces demandes, il avait pour lui les rédactions du décret. En apparence.

Car le Conseil d’Etat est parfois très fort pour donner aux textes une profondeur et une subtilité que lui seul peut y trouver, loin des lectures possibles, trop prosaïques, faites par les simples mortels que nous sommes.

 

I. Sur la présence, ou non, des arrêtés préfectoraux sur Légifrance : ou comment une question anodine et presque iconoclaste conduit à une réponse du Conseil d’Etat très… créative

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I.A. Derrière l’audace du recours, un moyen plus solide qu’il n’y paraissait

 

Sur l’absence des arrêtés préfectoraux à caractère réglementaire sur Légifrance, se posait la question du champ d’application du décret n° 2002-1064 du 7 août 2002 relatif au service public de la diffusion du droit par l’Internet (cliquer ici pour accéder à la version de ce texte au 28/7/2022).

NB : pourquoi tout le monde y compris le CE s’échine-t-il à priver le mot Internet de  sa majuscule alors que c’est un nom de marque ? Bon sang… 

Ce décret en son article 2 prévoit que Légifrance « donne accès, directement, par l’établissement de liens ou par une interface de programmation, à l’ensemble des données mentionnées à l’article 1er » dudit décret, lequel porte sur:

« 1° Les actes à caractère normatif suivants, présentés tels qu’ils résultent de leurs modifications successives : / a) La Constitution, les codes, les lois et les actes à caractère réglementaire émanant des autorités de l’Etat ; / b) Les conventions collectives nationales ayant fait l’objet d’un arrêté d’extension (…) »

On le voit, le requérant était audacieux, mais aussi astucieux. Les textes étaient pour lui.

 

I.B. Une réponse créative du Conseil d’Etat

 

Mais c’était sans compter sur l’audace au moins aussi grande du Palais Royal qui répond que :

« […] Il résulte de l’économie générale de ces dispositions, éclairées par les travaux préparatoires de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, que le site Légifrance a vocation à mettre à la disposition du public les actes à caractère normatif émanant des autorités de l’Etat à compétence nationale, notamment leurs actes à caractère réglementaire.

« 3. Les arrêtés préfectoraux à caractère réglementaire ne sont pas des actes émanant d’une autorité de l’Etat à compétence nationale. Dès lors, ces arrêtés, qui sont au demeurant publiés au recueil des actes administratifs des préfectures, lesquels sont accessibles en ligne, ne peuvent être regardés comme des actes à caractère réglementaire émanant des autorités de l’Etat au sens et pour l’application du décret du 7 août 2002 relatif au service public de la diffusion du droit par l’internet.»

Il serait tentant de ne retenir comme membre de phrase que ce qui suit « ces arrêtés […] ne peuvent être regardés comme des actes à caractère réglementaire émanant des autorités de l’Etat ». Car ce serait à tout le moins novateur ! Mais soyons honnêtes : le Conseil d’Etat dit que ce ne sont pas des autorités de l’Etat au sens de ce régime. Ce qui est créatif, mais évite le ridicule.

Reste que pour sauver le soldat Légifrance le Conseil d’Etat fait un double salto arrière (ce qui à son âge n’est pas raisonnable) fondé sur une interprétation constructive des débats parlementaires et des vaticinations discutables des formulations textuelles.

La loi n’impose pas la présence de ces arrêtés préfectoraux dans Légifrance. Elle est muette à ce sujet. C’est pourquoi se fonder sur les débats parlementaires relatifs à cette loi s’avère presque hors sujet !

Le décret ensuite l’impose. Soit. Il pouvait aller au delà des dispositions de la loi. Plus encore : comme le note fort justement le rapporteur public, ce décret n’est PAS le décret d’application de la loi.

Ce décret impose la présence sur Légifrance  de tous les :

  • « actes à caractère réglementaire émanant des autorités de l’Etat »

 

Aucun qualificatif ne vient restreindre cette diffusion : pas d’adjectif ou de proposition subordonnée dans la phrase ne vient limiter la liste des autorités de l’Etat concernée.

La loi non plus d’ailleurs, mais encore une fois rien n’interdisait au décret d’aller au delà en regroupant tout sur Légifrance (et d’ailleurs la loi n’impose pas non plus ce regroupement sur un site unique, d’où mais je me répète le caractère profondément hors sujet des débats parlementaires qui de toute manière n’étaient pas à ce point détaillés).

Le rapporteur public me semble plus solide dans son argumentation que le texte même de la décision du Conseil d’état quand, au lieu de se fonder sur les débats parlementaires, il dit que cette restriction « ressort de l’économie du décret du 7 août 2002, et particulièrement de la liste des données juridiques visées à son article 1 ». Mais même cette interprétation ne me semble pas tenir la route puisque ce décret ne me semble pas emporter, en un quelconque de ses articles, une telle restriction.

Bref, le Conseil d’Etat précise que dans ce régime seules certaines autorités de l’Etat sont concernées, ce qui ne résulte donc ni de la loi ni — encore moins — du décret (puisque ce denier dit l’inverse).

 

I.C. Plutôt qu’une censure qui eût pu être gérée afin de rester anodine, la Haute Assemblée a préféré porter haut son art consommé de l’interprétation poétique des textes, loin de la vulgarité du sens commun donné aux mots.

 

Une censure sur ce point, avec différé d’application (au sens de CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC! , n° 255886, rec. p. 197, GAJA 23e éd. 101), à la supposer demandée, n’aurait eu comme conséquence que :

  • soit de changer le décret sur ce point (l’obligation de tout centraliser sur Légifrance ressortant de l’article 2 du décret susmentionné et non de la loi)
  • soit d’ajouter, quelque part sur Légifrance, pour l’avenir,  une centaine de renvois hypertexte (mais d’autres autorités de l’Etat eussent manqué, dont les décisions des maires en tant qu’agent de l’Etat).

 

Bref, une censure eût été logique au regard de la formulation, non de la loi, mais du décret, et elle aurait pu être très anodine. Une fois de plus le Conseil d’Etat a sauvé l’Etat sans que cela ne soit réellement nécessaire en opportunité. Hélas.

En tous cas, voici un exemple éclatant de la grande poésie que sait déployer le Conseil d’Etat dans la lecture des textes qui  pour d’autres lecteurs sont d’une affligeante banalité.

Une nouvelle fois, des formulations semblent simples et claires, et nous aurions pu continuer de lire au premier degré, si la Haute Assemblée n’était venue nous éclairer sur son sens caché loin, très loin de son apparente simplicité.

En l’espèce, on a un texte qui régit la communication des actes réglementaires des autorités de l’Etat, et on apprend qu’une préfecture n’est pas une autorité de l’Etat… pour ce qui est du régime en cause uniquement certes.

Et ce grâce à des subtilités textuelles si subtiles qu’elles n’étaient pas apparentes dans les textes. Sauf pour le Conseil d’Etat qui, poète, sait donner aux textes des sens dépassant leur contenu prosaïque. Devant pareil art, on s’incline.

 

II. Sur la complétude des arrêts des grandes juridictions de notre Pays, mis sur Légifrance, le recours, rejeté, n’avait en revanche, selon nous, guère de chances de prospérer

 

Suite des pirouettes avec l’autre volet de la requête, à savoir la complétude, ou non, de la jurisprudence des plus hautes juridictions de notre pays sur ce site Légifrance.

La demande était digne de louanges en opportunité, certes. Mais là il s’agissait de modifier le décret donc les arguments devaient remonter soit à la loi, soit à d’autres normes supra-décrétales (constitutionnelles, conventionnelles, PGD).

Or, la loi de 2000 précitée n’impose nullement cette complétude de la jurisprudence sur Internet et moins encore sur Légifrance. Ajoutons que la mise en ligne des décisions de Justice, à savoir l’open data desdites décisions, a été mis en place (et ce n’est pas sur Légifrance, ce qui selon nous est regrettable en opportunité mais ne saurait être illégal en droit).

Sur cet open data des décisions de Justice, voir :

 

De ce fait, le rejet, sur ce point, de la requête, tel qu’opéré par le Conseil d’Etat, allait de soi me semble-t-il :

«5. L’article 2 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations dispose que :  » Le droit de toute personne à l’information est précisé et garanti par le présent chapitre en ce qui concerne la liberté d’accès aux règles de droit applicables aux citoyens. / Les autorités administratives sont tenues d’organiser un accès simple aux règles de droit qu’elles édictent. La mise à disposition et la diffusion des textes juridiques constituent une mission de service public au bon accomplissement de laquelle il appartient aux autorités administratives de veiller. / Les modalités d’application du présent article sont déterminées, en tant que de besoin, par décret en Conseil d’Etat.  » Le législateur a ainsi entendu subordonner à l’intervention d’un décret en Conseil d’Etat la définition d’éventuelles règles de portée générale encadrant l’organisation par les autorités administratives de l’accès aux règles de droit qu’elles édictent, mais non les conditions dans lesquelles chaque autorité administrative met en oeuvre cette liberté d’accès aux règles de droit.

« 6. Le décret du 7 août 2002 relatif au service public de la diffusion du droit par l’internet, de même que le décret du 8 septembre 2020 relatif à la modernisation du service public de diffusion du droit par l’internet qui l’a modifié, ne comportent pas de règles de portée générale encadrant l’organisation par les autorités administratives de l’accès aux règles de droit, mais créent, dans le cadre fixé par les dispositions législatives mentionnées au point 5, un service public de la diffusion du droit par l’internet concernant principalement l’accès à certaines règles de droit édictées par l’Etat, ainsi que le site Légifrance, qui contribue à la mise en oeuvre de ce service public. Dès lors, contrairement à ce qui est soutenu, le Conseil d’Etat n’avait pas à être consulté préalablement à l’édiction du décret attaqué. »

 


Au total, voici cette décision :

Conseil d’État, 27 juillet 2022, n° 450330

Voir ici les intéressantes conclusions de M. Laurent DOMINGO, Rapporteur public :