Interdire un spectacle ou une conférence pourra, certes rarement, être légal en cas de risque de troubles à l’ordre public tels que des rixes (avec application des solutions de la jurisprudence canonique Benjamin, certes, mais pas seulement !)… MAIS ce peut être aussi parce qu’il est presque certain que des atteintes à la dignité humaine y seront commises.
Cela avait pu être jugé, notamment en 2014, dans le cas des spectacles de Dieudonné. Cela a été aussi, il y a quelques jours à peine, appliqué par le juge des référés du TA de Lille dans le cas d’un « apéro identitaire et patriote » intitulé « Qu’ils retournent en Afrique », en soutien au député Gérard de Fournas …
OR VOICI, QUE LE JUGE DES RÉFÉRÉS DU CONSEIL D’ETAT APPLIQUE DE NOUVEAU CETTE JURISPRUDENCE (PLUTÔT RARE) AU CAS D’UNE CONFÉRENCE DEVANT ÊTRE TENUE PAR UN SALAFISTE DONT LES PROPOS RÉITÉRÉS LAISSENT EN EFFET ASSEZ PANTOIS.
I. Rappel du cadre général de l’usage des pouvoirs de police face à des manifestations ou des spectacles avec risques de troubles à l’Ordre public (avec application des solutions de la jurisprudence canonique Benjamin, certes, mais pas seulement !)
« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté »… osa Saint-Just en défense d’un régime pourtant fort peu libéral.
La Justice, celle d’aujourd’hui, affirme au contraire avec constance que la liberté s’applique à tous.
La privation d’une liberté aussi importante que celle de manifester s’apprécie à l’aune, exigeante, des dangers qu’il s’agit d’obvier et des moyens dont dispose l’administration pour les limiter.
Voir par exemple encore récemment : TA Paris, ord., 7 janvier 2023, n°2300303_07012023 (voir ici notre article).
Mais attention : il n’est pas uniquement question de proportionner les mesures de police au trouble à l’ordre public qu’il s’agit d’obvier à l’aune, canonique, de l’arrêt Benjamin du Conseil d’État (19 mai 1933, n° 17413, au rec.), au terme d’un équilibre entre le risque de désordre et les moyens dont on dispose.
Il y a des cas où même si l’on dispose par exemple de trois cars de policiers, le risque de trouble à l’ordre public n’est pas l’émeute, mais la violation du droit à la dignité humaine (CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727 ; pour une illustration récente d’application de ce principe mais dans un cadre juridique différent, a posteriori, voir : TA Toulouse, ord., 7 décembre 2021, n° 2106928,n° 2106915 et alii ; pour la validation — exactement pour ces motifs — par le juge d’une interdiction municipale qu’ à Vichy soit remis un prix R. Faurisson : TA Clermont-Ferrand, ord., 24 janvier 2020, n°2000155).
Les affaires « Dieudonné » (devenues plus récemment les affaires Dieudonné / Lalanne ») l’illustrent, où la légalité, ou non, d’un arrêté interdisant un spectacle s’appréciera selon deux mètres étalon très différents :
- d’un côté il y-a-t’il un réel trouble à l’ordre public que l’on ne peut contenir avec les moyens dont on dispose (Benjamin)… ce qui sera rarement le cas
- et d’autre part il y a-t-il une réelle quasi certitude au regard des enseignements passés que l’atteinte à la dignité de la personne humaine sera constituée ? En général les personnes bénéficient d’un pré-supposé que leurs actes à venir ne seront pas des infractions odieuses, la présomption d’innocence s’imposant, sauf dans « Minority report » (voir ici et là). Mais quand, en dépit des promesses et des condamnations, la même personne systématiquement reproduit les mêmes infractions, un tel glissement, appréhendé avec beaucoup de prudence par le juge, est possible, au point d’interdire un spectacle ou une manifestation au nom des atteintes à la dignité de la personne humaine qui ne manqueront pas de s’y produire (voir par exemple CE, ord., 9 janvier 2014, n° 374508, au recueil Lebon).
Mais, que l’on soit sur l’une ou l’autre (voire, souvent, les deux) de ces bases juridiques fondant un arrêté d’interdiction ou de suspension d’une manifestation ou d’un spectacle, reste que le maître-mot reste, de toute manière, la proportion.
En effet, les principes, en matière de pouvoirs de police restent ceux posés par le commissaire du Gouvernement Corneille (sur CE, 10 août 1917, n° 59855) : « La liberté est la règle et la restriction de police l’exception».
Il en résulte un contrôle constant et vigilant, voire sourcilleux, du juge administratif dans le dosage des pouvoirs de police en termes :
- de durée (CE Sect., 25 janvier 1980, n°14 260 à 14265, Rec. p. 44) ;
- d’amplitude géographique (CE, 14 août 2012, n° 361700) ;
- de contenu même desdites mesures (voir par exemple CE, Ass., 22 juin 1951, n° 00590 et 02551 ; CE, 10 décembre 1998, n° 107309, Rec. p. 918 ; CE, ord., 11 juin 2012, n° 360024…).
Autrement posé, l’arrêté est-il mesuré en termes : de durée, de zonages et d’ampleur, en raison des troubles à l’Ordre public, à la sécurité ou la salubrité publiques, supposés ou réels qu’il s’agit d’obvier.
NB : pour des cas d’application aux dissolutions de groupements de fait, voir CE, ord., 16 mai 2022, n° 462954 ; CE, ord., 29 avril 2022, n° 462736 ; CE, ord., 3 mai 2021, n°451743
Ajoutons qu’en des temps troublés covidiens où les textes finissaient parfois par être si complexes qu’il était heureux que nous fussions confinés afin d’avoir le temps de les décortiquer… il a plu au juge d’ajouter une possibilité de modulation des découpages opérés en termes de pouvoirs de police en fonction d’un autre critère : celui de l’intelligibilité ( fin du point 6 de CE, ord., 11 janvier 2022, n°460002 ; voir aussi CE, ord., 11 janvier 2022, n°460002).
C’est dans ce cadre qu’il y quelques jours je commentais deux décisions du juge des référés du TA de Lille. Passons sur le volet ERP et municipal de ces décisions pour retenir que nous avons eu là une manifestation anti-immigrés avec soutien à aux propos du député Gérard de Fournas, intitulée « Qu’ils retournent en Afrique ».
NB : sur cette polémique, voir : Chronique vidéo de D. Maus (échanges avec le Professeur J.-P. Camby, débat organisé et animé par Me E. Landot) – Débat juridique sur le régime disciplinaire des parlementaires (disputatio sur une damnatio…)
Le juge a exactement appliqué le même mode d’emploi que celui de l’affaire Dieudonné de 2014. Il a en l’espèce reconnu un risque fort d’atteinte à la dignité de la personne humaine (dans la foulée de la décision concernant Dieudonné : CE, ord., 9 janvier 2014, n° 374508, au recueil Lebon op. cit. ; par extension de CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727, op. cit.) au point qu’il a validé une mesure de suspension indépendamment du point de savoir si le lieu était sécurisable ou non au regard des moyens policiers disponibles (la logique de base n’est donc pas celle de l’arrêt Benjamin précité).
Ceci dit, les deux logiques (celle de l’arrêt Benjamin et celles combinées des décisions Dieudonné et Morsang-sur-Orge) ont en l’espèce été cumulées par le juge.
Sources :
II. Une nouvelle application, salafiste cette fois
Après les anti-immigrés tentant de s’arroger à eux-seuls, hélas, le nom de « patriotes », voici qu’un autre juge, le Conseil d’Etat, doit passer au même tamis une forme radicalement différente, au moins sur le papier, du rejet de l’autre : le salafisme non quiétiste.
En l’espèce il était constant que :
» M. D…, l’iman salafiste de la mosquée des Bleuets à Marseille qui doit intervenir à la conférence en litige, a tenu des propos choquants en soutenant que ” délaisser la prière islamique est plus grave que d’avoir tué une centaine de personnes ” qu’il a réitérés, en dernier lieu, le 3 novembre 2022 sur les réseaux sociaux »
… Quand même !
Mais ces propos répétés ont pu donner lieu à un peu de repentance ? Souvenons-nous que dans l’affaire Dieudonné jugée en 2014, c’est le considérable taux de récidive de l’intéressé qui permettait de supposer que l’atteinte à la dignité de la personne humaine allait, encore une fois, être victime des prétendues facéties de cet ancien humoriste.
Là, notre salafiste allait-il pouvoir être plus convaincant car moins récidiviste ? Que nenni, selon le juge des référés du Conseil d’Etat :
« Si Mme C… a indiqué, dans sa requête, qu’il était revenu sur ses déclarations lors d’une vidéo dont elle a fourni le lien, cette vidéo, qui a pu être consultée, ne présente aucun lien avec les propos tenus. Si à l’audience, M. D… a indiqué s’être expliqué sur ses propos dans le cadre d’une vidéo et les regretter, la circonstance qu’elle ait été tournée le jour du dépôt de sa requête en référé, le 3 mars 2023 postérieurement à l’arrêté en litige, jette toutefois un doute sérieux sur l’authenticité de ses regrets.»
Sur ce dernier point, on peut en effet sourire.
Puis viennent les utiles « notes blanches » qui hélas laissent peu de place au contradictoire (mais comment faire autrement ?). Ceci dit, les notes blanches en questions sont largement factuelles… avec des faits qui laissent pantois :
« Il ressort, par ailleurs, d’une note blanche produite par le préfet de l’Essonne que M. D… tient régulièrement, depuis de nombreuses années et de manière récurrente, notamment sur les réseaux sociaux, des propos attentatoires à la dignité humaine et gravement discriminatoires envers les femmes, théorisant l’infériorité des femmes et le fait qu’elles ne doivent pas bénéficier des mêmes droits que les hommes, justifiant au nom de leur devoir conjugal, les relations sexuelles ou les violences conjugales imposées par leur époux, défendant ouvertement la polygamie ou l’obligation du port du voile en toutes circonstances, en méconnaissance des lois de la République. Les autres notes blanches produites par le préfet de l’Essonne établissent, sans contestation de la part de Mme C…, que les autres conférenciers et intervenants sont issus de la même mouvance salafiste et prônent, également, de manière récurrente, les mêmes idées et théories que M. D…. Il a d’autre part relevé que ” la conférence en litige bénéfice en premier lieu, du soutien explicite de la librairie salafiste ” Al Bayyinah ” établie à Argenteuil qui continue, ainsi que l’établissent la commune de Brétigny-sur-Orge et le préfet de l’Essonne, de commercialiser en ligne plusieurs ouvrages de la maison d’édition associative ” Nawa ” dissoute administrativement par un décret du 29 décembre 2021 du président de la République aux motifs, d’une part, que celle-ci se livrait à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger, et, d’autre part, que cette association, ainsi que ses dirigeants devaient être regardés comme provoquant à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, et propageant des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence, en second lieu, de celui de Nader Abou Anas, alias A… B…, prédicateur salafiste très influent, dont les idées et théories récurrentes justifient également l’infériorité des femmes, leur soumission totale à leur époux, y compris par la violence, la supériorité de la religion sur les principes de la République, notamment le principe de neutralité et valorise la mort en martyr “. Mme C… n’apporte en appel aucun élément de nature à contredire ces constatations. »
Le point suivant de la décision du juge des référés du Conseil d’Etat frise le comique involontaire quand force est au juge de se demander, en gardant son sérieux, si de telles propos sont ou non attentatoires à la dignité humaine.
Et donc le maire de Brétigny-sur-Orge était bien fondé à interdire la conférence de l’intéressé.
Et mon petit doigt me dit que pas plus tard que le week-end dernier il y a eu encore au moins un arrêté de ce type dans une autre affaire, un autre secteur géographique.
Voici cette décision :
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