La Cour de Strasbourg (CEDH) vient de donner un coup de main à sa cousine du Luxembourg (CJUE).
En effet, la CEDH vient de poser que refuser de poser une question préjudicielle à la CJUE sans motiver les raisons de ce refus (motivation que la CJUE tente d‘imposer à toutes les cours suprêmes de l’Union)… viole le droit à un procès équitable au sens de la CEDH.
Revenons sur ce sujet complexe, étape par étape.
- I. Le principe du recours obligatoire aux questions préjudicielles s’impose sauf dans trois cas… avec, à défaut, la responsabilité engagée de l’Etat concerné, comme ce fut le cas de la France en raison, à l’époque, du refus du Conseil d’Etat de se plier à cette obligation
- II. La CJUE tente de faire prévaloir le droit de l’Union, conformément aux Traités, avec un mode d’emploi, sur ce point, renouvelé en 2021
- III. Sur ces questions, en termes de procédure comme parfois de droit au fond, les deux juridictions du Palais Royal résistent.
- IV. Mars 2023 : la CEDH donne un petit coup de main à la CJUE
I. Le principe du recours obligatoire aux questions préjudicielles s’impose sauf dans trois cas… avec, à défaut, la responsabilité engagée de l’Etat concerné, comme ce fut le cas de la France en raison, à l’époque, du refus du Conseil d’Etat de se plier à cette obligation
Notre Pays est entré par traité dans une Union visant à créer un droit supra-étatique.
Un des moyens d’assurer ladite suprématie du droit de l’Union est que le juge national doit demander son avis au juge européen en cas de difficulté d’interprétation du droit européen, et ce par une question préjudicielle, si de cette difficulté, réelle, peut résulter la réponse en droit à apporter aux justiciables.
Ce n’est que dans trois hypothèses que le renvoi préjudiciel peut ne pas s’imposer :
- SOIT la question soulevée n’est pas pertinente ;
- SOIT la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour ;
- SOIT l’application correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable … et ce (sur le 3e point seulement semble-t-il) à l’aune « des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente son interprétation et du risque de divergences de jurisprudence à l’intérieur de l’Union ».
Ce principe a été posé principalement par l’arrêt CILFIT de la CJUE en date du 6 octobre 1982 (Cilfit e.a., 283/81, EU:C:1982:335, point 21), repris ensuite (voir CJUE, 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e.a., C‐160/14, EU:C:2015:565, points 38 et 39 ; CJUE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, C‐379/15, EU:C:2016:603, point 50).
A défaut, l’Etat peut être condamné par une action en manquement, comme l’a été la France en raison des réticences du Conseil d’Etat à saisir la CJUE (voir (CJUE, 4 octobre 2018, aff. C‑416/17) précité ; voir notre article ici : Le Conseil d’Etat se fait gronder très, très fort par la Cour de Justice de l’Union européenne… au point que la France s’en trouve condamnée pour « action en manquement ». ).
Position du Conseil d’Etat face à une demande de question préjudicielle qui n’aurait pas l’heur de lui plaire
II. La CJUE tente de faire prévaloir le droit de l’Union, conformément aux Traités, avec un mode d’emploi, sur ce point, renouvelé en 2021
Fin 2021, par deux importants arrêts, la CJUE a tenté de démanteler les dispositifs nationaux anti-questions préjudicielles. Histoire de préserver ce mécanisme si important pour maintenir la primauté du droit de l’Union.
Sources : CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management, Catania Multiservizi SpA, contre Rete Ferroviaria Italiana SpA, C-561/19 ; CJUE, grande chambre, 23 novembre 2021, Pesti Központi Kerületi Bíróság, C‑564/19.
Voir aussi :
- La CJUE impose la destruction des barrages anti-questions préjudicielles (y compris disciplinaires)
- CJUE : s’abstenir de poser une question préjudicielle ne peut se faire sous le manteau, fût-ce celui de la Justice. Et ceci s’apprécie question de droit par question de droit, et non affaire par affaire.
Voir surtout cette vidéo de 5 mn 50 :
En 5 mn 50, j’ai tenté en 20212 de présenter ce dispositif défensif :
https://youtu.be/F1RlCTE-okM
Ensuite, dans l’affaire C-430/21 Presse et Information RS (Effet des arrêts d’une cour constitutionnelle), la CJUE a posé que le droit de l’Union s’oppose à une règle nationale en vertu de laquelle les juridictions nationales ne sont pas habilitées à examiner la conformité avec le droit de l’Union d’une législation nationale qui a été jugée constitutionnelle par un arrêt de la cour constitutionnelle de l’État membre.
Source : CJUE, 22 février 2022, C‑430/21, Curtea de Apel Craiova (cour d’appel de Craiova, Roumanie

III. Sur ces questions, en termes de procédure comme parfois de droit au fond, les deux juridictions du Palais Royal résistent.
Mais ce serait mal connaître nos juridictions du Palais Royal que de croire qu’elles allaient abdiquer purement et simplement. Elle résistent… diront les uns. Sombrent dans le nationalisme juridique à l’encontre même des formulations des traités, répondront les autres.
Vaste débat.
Exposons en déjà les grandes lignes.
Sur le fond du droit, déjà, les deux ailes du Palais Royal ont affirmé le maintien de domaines où peut s’imposer un primat du droit national, pour cause de faiblesse (réelle ou supposée) des garanties du droit européen. Voir :
- côté Conseil d’Etat le célèbre arrêt Société Arcelor Lorraine (CE Ass., 8 février 2007, n° 287110) complété sur ce point par l’important arrêt « French Data Network et autres » du Conseil d’Etat (21 avril 2021, French Data Network et autres n° 393099, 394922, 397844, 397851, 424717 et 424718 (voir : Libertés et communications, droits français et européen… survol de l’important arrêt French Data Network [VIDEO et article] ). Il en résulte parfois un refus net par le juge français d’appliquer l’interprétation de la CJUE dans tel ou tel domaine mais au tournant des années 2014-2015 il est devenu clair que la CJUE elle-même accepte de telles modulations par le juge national (CE Ass., 27 mars 2015, M. Quintanel, n° 372426 ; versus CJUE, 17 juillet 2014, M. et Mme Leone, aff. C-173/13), sous certaines limites.
- côté Conseil constitutionnel, même chose avec le principe selon lequel , « la transposition d’une directive ou l’adaptation du droit interne à un règlement ne sauraient aller à l’encontre d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti ». D’où la création de ces principes (PIIC) d’un point de vue théorique avec la décision n°2006-540 DC du 27 juillet 2006 et d’un point de vue pratique avec la Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021. Voir : Naissance du premier « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » [VIDEO et article]
Mais, surtout, sur les questions de responsabilité de l’Etat en raison des fautes commises par le juge français, en l’espèce en raison des fautes commises par le Conseil d’Etat… le … Conseil d’Etat a posé en 2020 que la responsabilité du fait de l’activité des juridictions (en cas de méconnaissance du droit européen en l’espèce) :
- est limitée aux cas de fautes lourdes
- relève du juge administratif (ce qui est quand même fort commode quoiqu’inévitable faute de réforme législative sur ce point…)
- n’était pas constituée en l’espèce : dans cette affaire, le Conseil d’Etat abolvait donc le Conseil d’Etat. L’auto-absolution avec audience mais sans confession. Magique.
Plus largement, voir cette vidéo de 5 mn 16, de quelques cas où le Conseil d’Etat, dans notre édifice actuel, se trouve (plus ou moins, plutôt plus que moins) être son propre juge. Ce qui n’est sain pour personne.
Sources citées :
CE, 24 janvier 2022, n° 445786, à mentionner aux tables du recueil Lebon (Quel juge pour connaître du tableau d’avancement des magistrats administratifs ? Réponse : en l’état du droit, l’entre-soi reste inévitable… )
CE, 29 mars 2017, n° 397724, rec. T. pp. 528-656 (voir ici)
CE, 25 mars 2020, n° 421149, publié au rec. (voir aussi C. Const., décision n° 2017-666 QPC du 20 octobre 2017). Voir : Le Conseil d’Etat s’auto-absout de tout péché en matière d’encadrement de la liberté de parole de ses ouailles
CE, 9 octobre 2020, n° 414423, publié au recueil Lebon (Comment le juge administratif apprécie-t-il la responsabilité de l’Etat… au titre de ses propres fautes ? )
Le 1er avril 2022, toujours facétieux quand il s’agit de se ménager des marges de manoeuvre, le Conseil d’Etat a rappelé qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), notamment de l’arrêt Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003, qu’il :
- appartient à l’ordre juridique de chaque État membre de désigner la juridiction compétente pour trancher les litiges relatifs à la réparation des dommages causés aux particuliers par les violations du droit de l’Union européenne (UE) qui résultent du contenu d’une décision d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort
- revient au juge national compétent de rechercher si la juridiction nationale en question a méconnu de manière manifeste le droit de l’Union applicable.
- que l’indépendance et l’impartialité d’une juridiction, telles que garanties par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (CDFUE), postulent l’existence de règles, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent et que l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) habilite la Cour non pas à appliquer les règles du droit de l’Union à une espèce déterminée, mais seulement à se prononcer sur l’interprétation des traités et des actes pris par les institutions de l’Union (arrêt A.K. et autres du 10 janvier 2020 (C-585/18, C-624/18, C-625/18).
Tout ceci aurait du conduire à ce que le législateur français instaure une autre juridiction, en droit national, pour juger des fautes du juge administratif. Mais, outre que, cela le Conseil d’Etat ne le dit pas, la Haute Assemblée se contente d’en déduire qu’il appartient :
« aux membres de la formation de jugement du Conseil d’État qui a adopté la décision dont il est allégué qu’elle est entachée d’une violation manifeste du droit de l’UE de s’abstenir de siéger dans l’instance qui doit statuer sur l’existence de cette violation. »
C’est faire fi à bon compte de l’esprit de corps… mais bon faute de mieux, c’est déjà cela et en termes d’impartialité, nous dirons que c’est un minimum dont il nous faudra bien concrètement nous satisfaire.
Ensuite la Haute Assemblée pose qu’il résulte de la jurisprudence de la CJUE, et notamment de son arrêt Köbler (C-224/01) du 30 septembre 2003 que la méconnaissance par une juridiction nationale statuant en dernier ressort de l’obligation prévue par l’article 267 du TFUE :
- ne crée pas de droit au renvoi préjudiciel dans le chef des particuliers
Le juge pose donc qu’il n’y a pas un droit subjectif à ce qu’une telle question préjudicielle soit posée.
Il précise d’ailleurs que l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (convention EDH) ne garantit pas non plus un droit à ce qu’une question préjudicielle soit transmise à une autre juridiction (voir CEDH, 20 septembre 2011, c. Belgique, n° 3989/07 et 38353/07). - constitue un des éléments que le juge national doit prendre en considération pour statuer sur une demande en réparation fondée sur la méconnaissance manifeste du droit de l’Union par une décision juridictionnelle.
Mais sur ce second point, le Conseil d’Etat pose que ce refus de poser une question préjudicielle « ne constitue pas une cause autonome d’engagement de la responsabilité d’un État membre ».
Cela dit, le Conseil d’Etat, répondant sur ce point aux positions de la CJUE (dont les cas récents précités : CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management, Catania Multiservizi SpA, contre Rete Ferroviaria Italiana SpA, C-561/19 ; CJUE, grande chambre, 23 novembre 2021, Pesti Központi Kerületi Bíróság, C‑564/19)… reconnaît qu’il appartient au Conseil d’État de motiver son refus de renvoyer une question préjudicielle à la CJUE.
Conseil d’État, 1er avril 2022, n° 443882, à publier au recueil Lebon
IV. Mars 2023 : la CEDH donne un petit coup de main à la CJUE.
M. Andreas Georgiou, est un ressortissant grec né en 1960 et résidant à Darnestown, dans le Maryland (États-Unis).
Il a été président de l’Autorité statistique hellénique (ELSTAT) de 2010 à 2015.
M. Georgiou fut accusé de forfaiture parce qu’il aurait occupé un poste au Fonds monétaire international alors qu’il travaillait pour ELSTAT, manqué à réunir le conseil d’administration pendant dix mois et divulgué des renseignements fiscaux nationaux sans le consentement du conseil d’administration d’ELSTAT. Bien qu’il ait été acquitté en première instance, il fut reconnu coupable en appel, en 2017, du tiers de ces chefs d’accusation et déclaré non coupable du reste.
M. Georgiou a formé un pourvoi devant la Cour de cassation grecque à la suite de cette condamnation, laquelle a estimé pouvoir refuser de poser des questions préjudicielles à la CJUE sur des questions de droit européen, sans motiver ce refus. C’est ce refus de motivation qui conduit à une censure prononcée par la CEDH.
Invoquant l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) de la Convention européenne des droits de l’homme, M. Georgiou s’était en effet plaint du rejet par la Cour de cassation, sans la moindre justification, de sa demande de renvoi préjudiciel d’une question de droit à la Cour de justice de l’Union européenne et c’est sur ce point que la CEDH lui donne raison : cette Cour considère d’ailleurs que la réouverture de la procédure menée devant la Cour de cassation constituerait un moyen approprié de redresser la violation des droits du requérant.
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