Gel des avoirs russes : si même les offensives juridiques tapent à côté de la cible…

Dans le cadre des mesures européennes ripostant à la guerre en Ukraine, a été adopté un décret français prévoyant la publication des noms des personnes morales propriétaires de biens immobiliers russes gelés en France.

Contesté par trois sociétés de gestion immobilière, le décret a, ce  avril 2023, été jugé légal par le Conseil d’État.

Ce dernier pose que publier la liste des personnes morales (russes) dont les avoirs sont gelés n’est pas illégal en soi.

Certes. Mais derrière cette évidence, se cache l’histoire surprenante d’une offensive juridique qui interroge. 

Ce recours portait sur le décret prévoyant le principe de cette publicité, mais qu’un des arguments importants était que la liste des personnes morales concernées s’en trouvait élargie par rapport aux règles de droit européen en ce domaine… ce qui est étrange car là il eût fallu attaquer ladite liste elle-même ou la décision de n’en pas retirer un nom !?

Ajoutons que les requérants n’ont pas soulevé de moyen sur les limites des procédure de telles publications de noms (« name and shame » ; même si là on pourrait contester que ce soit ce dont il s’agit) mais notons que de toute manière un tel axe d’attaque, même au prisme de ce qu’est la position de la CEDH en ce domaine, eût été voué, selon nous, à l’échec s’agissant de personnes morales.


 

 

I. UN RECOURS TROP TOT puisque s’il s’agit de prétendre que la liste des personnes morales concernées est excessive, c’est cette liste qu’il fallait attaquer (sachant que j’ignore si cela a été fait ou non). Le décret attaqué, lui, est en amont de l’édification et de la publication de ladite liste !?

En réponse aux actions compromettant l’intégrité, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, le Conseil de l’Union européenne a décidé le 8 avril 2022 de renforcer les mesures de gel des fonds et ressources économiques russes prises sur le fondement d’un règlement européen du 17 mars 2014.

Source : Règlement (UE) n° 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014 concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine

Ces mesures de gel visent notamment les biens immobiliers présents dans l’Union européenne qui ne peuvent être ni vendus, ni loués, ni placés sous hypothèque.

Source : décision (PESC) 2022/582 du Conseil du 8 avril 2022 modifiant la décision 2014/145/PESC concernant des mesures restrictives eu égard aux actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

Elles sont directement applicables dans tous les Etats membres sans qu’aucune mesure nationale ne soit requise.

En mai dernier, le Gouvernement a pris un décret pour prévoir la publication des noms des personnes morales propriétaires de tels biens en France.

Source : Décret n° 2022-815 du 16 mai 2022 relatif à la publication de la liste des personnes morales propriétaires des biens immobiliers faisant l’objet des mesures de gel prises en application du règlement UE n° 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014

Ce décret ne liste pas les sociétés en cause. Citons le :

«Article 1
Le ministre chargé de l’économie rend publique sur le site internet http://www.tresor.economie.gouv.fr la liste des personnes morales possédées, détenues ou contrôlées par des personnes physiques ou morales, entités ou organismes énumérés à l’annexe I du règlement (UE) n° 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014 et qui sont propriétaires des biens immobiliers faisant l’objet des mesures de gel mises en œuvre en vertu du règlement UE n° 269/2014 du Conseil du 17 mars 2014 susvisé et publiés au fichier immobilier ou au livre foncier en application de l’article L. 562-8 du code monétaire et financier.
Ces éléments peuvent être publiés sans avoir fait l’objet du traitement prévu au deuxième alinéa de l’article L. 312-1-2 du code des relations entre le public et l’administration.
Ils sont supprimés du site internet par le ministre chargé de l’économie à l’expiration de la mesure de gel.

Article 2
Après le deuxième alinéa de l’article 1er du décret du 8 avril 2022 susvisé, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« Ils sont supprimés du site internet par le ministre chargé de l’économie à l’expiration de la mesure de gel. »

[le reste porte sur le territoire d’application de ce décret]

 

Ce décret était contesté devant le Conseil d’État par trois sociétés de gestion immobilière.

Le Conseil d’État a, ce 7 avril 2023, rejeté le recours formé contre ce décret.

En effet, ce décret se borne à prévoir que la liste des personnes morales propriétaires des biens immobiliers russes gelés en France sera publiée sur le site internet du ministère chargé de l’économie, afin de faciliter leur identification et par suite assurer une information complète du public et contribuer à l’effectivité de la mesure de gel.

Contrairement à ce qui était soutenu, ce décret n’a nullement pour effet d’étendre le champ de cette mesure de gel à de nouvelles personnes morales. Et comment eût-il pu le faire puisque tout lecteur attentif aura, quelques paragraphes ci-avant… que ce décret ne fixe aucunement la liste des personnes morales concernées, mais juste d’en prévoir ultérieurement la publication.. en se référant à la liste ressortant du droit européen ? Où pourrait-on prétendre qu’un changement de critère se serait inséré dans le décret ?

Là encore, les chars T-72 ont été mal utilisés. L’offensive arrive trop tôt.

Tout comme arrive trop tôt le moyen suivant puisque les décisions individuelles seront faites (ou ont été faites) par l’édification et la publication de ladite liste :

7. En cinquième lieu, les sociétés requérantes ne peuvent utilement invoquer les dispositions des articles L. 121-1, L. 211-2 et L. 211-5 du code des relations entre le public et l’administration relatifs à l’obligation de motivation de décisions administratives individuelles et à la procédure contradictoire préalable à l’adoption de telles décisions à l’appui de leur recours pour excès de pouvoir contre le décret qu’elles attaquent, qui ne présente pas le caractère d’une décision individuelle.

Avant l’heure, c’est pas l’heure. Surtout dans les opérations guerrières que sont les offensives contentieuses.

 

 

II. UN RECOURS TROP TARD car se fonder sur le moyen selon lequel ce serait une sanction (prétendument illégale car adoptée sans contradictoire) est étrange. Si sanction il y a, c’est au niveau européen, le décret étant en aval de cette étape.

 

Une autre offensive (de T-90 ?) a été tentée. Là encore à côté de l’objectif.

Elle consistait à soulever qu’il s’agirait là d’une sanction, laquelle ne saurait se faire sans contradictoire ni limite de durée… Mais là encore, il y a mauvaise pioche, ou mauvaise offensive puisque la sanction a été faite au niveau européen, pas au niveau français.

Citons le Conseil d’Etat :

« 4. En deuxième lieu, le gel des biens immobiliers en cause découle de la seule application du règlement (UE) du 17 mars 2014 cité au point 2, lequel est, en vertu du deuxième alinéa de l’article 288 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans tout État membre, à compter de sa publication au Journal officiel de l’Union européenne, sans qu’aucune mesure nationale ne soit requise. Une telle mesure restrictive ne présente pas le caractère d’une sanction mais d’une mesure conservatoire, ainsi que l’a jugé la Cour de justice des Communautés européennes dans son arrêt de grande chambre n°s C-402/05 P et C-415/05 du 3 septembre 2008. Le décret attaqué, qui se borne à prévoir, pour assurer une information complète du public et, ainsi, contribuer àl’effectivité des mesures de gel prévues par ce règlement, la publication de la liste des personnes morales propriétaires des biens immobiliers faisant l’objet de telles mesures, et ne dresse pas par lui-même la liste ainsi publiée, ne présente en tout état de cause pas le caractère d’une sanction et n’institue pas un régime de sanction. En conséquence, les requérantes ne peuvent utilement soutenir que ce décret instituerait un tel régime en méconnaissance de la compétence du législateur.

« 5. En troisième lieu, ainsi qu’il a été dit au point précédent, le décret attaqué ne comporte par lui-même aucune mesure de gel de fonds ou de ressources économiques. Par suite, le moyen tiré de ce qu’en prévoyant le gel d’avoirs immobiliers sans procédure contradictoire préalable et sans limitation de durée, ce décret porterait atteinte au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne peut qu’être écarté comme inopérant.»

Voici la décision de la CJCE (CJUE aujourd’hui) citée par le Conseil :

Source : Cour de justice des Communautés européennes, Grande chambre, Kadi et Al Barakaat International Foundation c/ Conseil et Commission du 3 septembre 2008, C-402/05 P et C-415/05 P. 

Ce point selon nous se discute. MAIS le résultat n’en demeure pas moins que si sanction il y a, c’est alors à un autre stade que le décret.

SAUF si la mesure de publicité en elle-même EST la sanction. Mais on le voit dans la décision du Conseil d’Etat, visiblement, ce n’est pas ainsi que cela a été bâti. Mais pour le plaisir du « war game », façon bac à sable, voyons ce qu’auraient été les forces contentieuses en présence si un tel moyen avait été soulevé. Pour constater, là encore, qu’il y aurait sans doute eu un échec de l’offensive.

 

 

III. UN RECOURS QUI A OMIS UN ANGLE D’ATTAQUE SANS DOUTE PLUS CONSISTANT, FONDÉ SUR LE FAIT QU’IL S’AGIRAIT LÀ EN SOIT D’UN « NAME AND SHAME » DONT L’USAGE EST ENCADRÉ PAR LA CEDH ET QUI DOIT DONNER LIEU À CONTRADICTOIRE PRÉALABLE. Mais même ce moyen eût été sans doute voué à l’échec (en raison de la position de la CEDH, d’une part, et en raison du fait que ce n’est sans doute pas un « name and shame » d’autre part… Etrange toutefois que cela n’ait pas été tenté).

 

L’exposition publique était une peine afflictive et infamante de l’Ancien Régime qui se manifestait, notamment, par le pilori ou le carcan. 

Une des versions contemporaines de cette mise au pilori consiste à mettre en ligne (« name and shame ») des délinquants, notamment des fraudeurs fiscaux…. ou ceux qui sont en retard face à telle ou telle obligation.

En France, la CNIL a ainsi adopté une délibération rendant publique le fait que 22 communes ont été mises en demeure de se doter d’un délégué à la protection des données (dpo ; pour « Data Protection Officer ») :

La Hongrie s’y est essayée… et la Cour européenne des droits de l’homme (institution siégeant à Strasbourg et dépendant du Conseil de l’Europe) a commencé en 2020 par estimer (non sans nuances) qu’il n’est pas contraire à en soi à la CEDH (Convention européenne des droits de l’homme).

CEDH, 12 janvier 2020, L.B. v. HUNGARY, no. 36345/16 :

 

… OUI. Mais pas trop tout de même, a ensuite tempéré la même CEDH trois ans après. La publication ne doit, selon la CEDH, pas être systématique, sans aucune mise en balance de l’intérêt public à assurer la discipline fiscale, d’une part, et du droit au respect de la vie privée de la personne concernée, d’autre part.

 

… sauf que le respect de la vie privée s’efface quand on parle de personnes morales ! C’est pourquoi même ce moyen aurait, sans doute, été voué à l’échec. Mais tout de même, si cette publication ne vise pas à informer mais à glisser vers du « name and shame », alors c’est en soi une sanction et cela doit donner lieu à contradictoire préalable. 

MAIS bon… comme là encore le Conseil d’Etat aurait estimé qu’il s’agit d’informer (terme certes vague, commode pour le Palais Royal) et de « contribuer à l’effectivité des mesures de gel prévues par ce règlement »… sans doute le Conseil d’Etat aurait-il là encore sévèrement rejeté le requérant vers ses lignes arrières. Mais au moins le Conseil d’Etat aurait-il eu du mal à ne pas y voir un petit aspect sanctionnateur à la lumière de ce qu’est le « name and shame ». 

Décidément, l’art militaire se perd à l’extrème-Est de notre continent.

 

CE, 7 avril 2023, SOCIETE 33 RUE DE L’UNIVERSITE et autres 465879