Ce n’est que dans des cas exceptionnels, sous certaines conditions, que des infrastructures gazières nouvelles (terminal méthanier flottant en l’espèce) sont légales. Mais le point de savoir si ces conditions se trouvent réunies n’est pas un moyen invocable au stade des arrêtés préfectoraux qui se contentent d’autoriser uniquement des travaux…ni au stade du décret qui n’a sur ce point pas à être motivé.
Soyons clairs : que notre pays, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, soit dans une situation « de menace grave sur sa sécurité d’approvisionnement en gaz » (au sens de l’exigence sur ce point posée par le Conseil constitutionnel) n’est pas douteux.
Mais il est intéressant de noter qu’en contentieux administratif, il sera fort difficile, techniquement, de faire contrôler par le juge que cette condition s’avère remplie (alors même qu’elle l’est à ce jour, encore une fois), en tous cas au stade des travaux comme à celui du décret ad hoc.
Voyons ceci point par point.
I. Un régime ad hoc à l’efficacité avérée, mais qui peut interroger sur certains aspects
Le droit du gaz sent décidément la poudre en ces temps explosifs, et en contentieux administratif, il n’est pas certain que le Havre soit toujours synonyme de paix.
L’étincelle est partie :
- de la loi n° 2022-1158 du 16 août 2022 (art. 30) portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat avait ainsi prévu la possibilité pour le ministre chargé de l’énergie d’autoriser l’installation et la mise en service d’un terminal méthanier sur le site portuaire du Havre s’il s’avérait nécessaire d’augmenter les capacités nationales de traitement de gaz naturel liquéfié.
- du décret n° 2022-1275 du 29 septembre 2022 relatif au régime juridique applicable au contentieux des décisions afférentes au projet de terminal méthanier flottant dans la circonscription du grand port fluvio-maritime de l’axe Seine (site du Havre ; NOR : ENEK2223967D)
Ce dispositif méthanier répond à une urgence liée à la crise énergétique actuelle et à la guerre en Ukraine avec — outre à titre principal son cortège d’horreurs — ses conséquences inflationnistes et gazières.
Cela avait d’ailleurs donné lieu à une décision importante du Conseil constitutionnel, portant précisément sur ce même terminal gazier.
Les sages de la rue Montpensier avaient :
- d’une manière générale, posé que la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation et que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins.
- en l’espèce, déduit de ce principe que la mise en place de dispositifs méthaniers d’urgence pour suppléer à la future absence de gaz russe n’était pas inconstitutionnelle mais que de telles « dispositions ne sauraient s’appliquer que dans le cas d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz », ce qui est le cas en l’espèce (dérogations provisoires, mais qui ont pourtant trouvé à être attaquées par des parlementaires).
Voir notre article d’alors : Charte de l’environnement : ce n’est qu’exceptionnellement qu’il est possible de mettre plein gaz
Le décret susmentionné a bâti, sur cette base, un régime sur mesure. Il a en effet créé un régime contentieux spécifique applicable aux décisions relatives à l’installation, la mise en service et l’exploitation du projet de terminal méthanier flottant au Havre. Ce texte :
- donne compétence, à partir du 1er octobre 2022, au tribunal administratif de Rouen pour statuer en premier et dernier ressort sur l’ensemble de ces décisions, à l’exception de celles relevant du Conseil d’Etat. Le tribunal doit statuer dans un délai de dix mois.
- prévoit également que le délai de recours contentieux contre les décisions prises à compter du 1er octobre 2022 est d’un mois et n’est pas prorogé par l’exercice d’un recours administratif.
- dispose que les tribunaux administratifs qui auraient été précédemment saisis, avant le 1er octobre 2022, de recours contre de telles décisions, y statuent en premier et dernier ressort.
Qu’une compétence territoriale soit fixée par un texte législatif ou réglementaire, soit : nous l’avons connu en d’autres temps et cela a toujours été validé. Citons :
- pour l’éolien en mer, par exemple, au profit de la CAA de Nantes puis du Conseil d’Etat :
- Eoliennes (terrestres comme maritimes) : c’est un vrai bloc de compétences, pouvoirs de police inclus, qui est dévolu aux CAA en premier et en dernier ressort
- Energie renouvelable en mer : assouplissements et ajustements au JO d’hier
- Dès que le décret sortira, l’éolien, en mer, repartira. Dès que les vents tourneront, les contentieux (vers Paris) s’en alleront [2nd couplet]
- etc.
- pour un cas atypique voir : Hydrocarbures : le CE regroupe au TA de Paris nombre de litiges relatifs aux permis attribués à des entreprises étrangères
- etc.
Le décret pose donc que le tribunal doit statuer dans un délai de dix mois : là encore, je ne doute pas que cela sera contesté en opportunité, vu la complexité des débats technico-juridiques en ces domaines. Mais des délais spécifiques propres à telle ou telle matière ne sont pas rares (en électoral par exemple… voir ici et là). Idem pour le fait que le juge statue en premier et dernier ressort en ce domaine (avec recours en cassation).
Mais ce texte d’application immédiate avec des délais courts est-il conforme au principe de sécurité juridique ?
Sources : Conseil d’État, 4 février 2022, n° 457051 457052, à mentionner aux tables du recueil Lebon. Et voir aussi l’arrêt du Conseil rendu le même jour; n° 448017, également aux tables) ; Conseil d’État, 22 septembre 2022, n° 436939, à mentionner aux tables du recueil Lebon ; Conseil d’État, 18 juin 2018, 411583, à publier aux tables du rec. ; CE, 30 décembre 2021, n°434004 et autres, à mentionner aux tables du recueil Lebon… Pour les principes, voir CE, Assemblée, 24 mars 2006, Société KPMG et autres, n° 288460, rec. p. 154 et CE, Section, 13 décembre 2006, Mme , n° 287845, rec. p. 540.
Surtout, l’absence de recours administratif peut-il être validé alors que les informations concrètes sont parfois acquises à ce stade par les auteurs des recours ?
Tout ceci est-il conforme aux articles 6, §1, et 13 de la CEDH (sur des délais de procédure administrative pré-contentieuse trop brefs à l’aune des exigences de l’article 13 CEDH, et donc par analogie, voir CEDH, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09) ? Voire tout simplement au regard du droit à un recours effectif au sens de l’article 16 de la Constitution (C. Const., 96-373 DC, 9 avril 1996, cons. 83; décision n° 2020-855 QPC du 9 septembre 2020) ?
Ceci dit n’exagérons pas les exigences des juridictions en ce domaine (voir par exemple C. const. 2011-129 QPC, 13 mai 2011, cons. 4 , 2011-138 QPC, 17 juin 2011, cons. 4 ; 2014-455 QPC, 6 mars 2015).
Sur tous ces points, bien des choses pourraient être dites. Et peuvent encore l’être car l’affaire montera peut-être jusqu’à la CEDH. En attendant, en droit français, comme nous allons le voir, la messe est dite.
II. Une exceptionnalité imposée par le juge constitutionnel, mais qui ne sera pas contrôlée au stade ni des travaux, à à celui du décret
Il a été évoqué ci-avant que le Conseil constitutionnel impose que la mise en place de dispositifs méthaniers d’urgence « ne saurai[t] s’appliquer que dans le cas d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz ».
Bis repetita : que notre pays, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, soit dans une situation « de menace grave sur sa sécurité d’approvisionnement en gaz » (au sens de l’exigence sur ce point posée par le Conseil constitutionnel) n’est pas douteux. Mais il est intéressant de noter qu’en contentieux administratif il sera fort difficile, techniquement, de faire contrôler par le juge que cette condition s’avère remplie (alors même qu’elle l’est à ce jour, encore une fois).
Mais il reste surprenant que cette exceptionnalité — imposée donc par le juge constitutionnel —, mais qui s’avère fort difficile, techniquement, à faire valoir devant le juge administratif. Une décision du TA de Rouen, puis une autre du Conseil d’Etat, vont dans ce sens.
II.A. Une exceptionnalité qui ne saurait être étudiée au stade des travaux
Devant le TA de Rouen, étaient contestés les deux arrêtés, en date des 1er et 22 décembre 2022, par lesquels le préfet de la Seine-Maritime a autorisé la réalisation d’ouvrages qui permettront le raccordement du terminal au réseau de gaz.
Le premier arrêté délivre à la société Total Energies LNG Services France un permis de construire des installations dans la zone portuaire du Havre.
Le second arrêté autorise la société GRT gaz à construire et exploiter une canalisation enterrée de 3,05 km et deux postes annexes sur le territoire des communes de Gonfreville-l’Orcher et du Havre.
Saisi de demandes de suspension de ces arrêtés, le juge des référés du TA de Rouen a rejeté ces requêtes, au motif qu’aucun des moyens invoqués n’était selon lui de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des décisions.
Il a notamment posé que le préfet n’avait pas, avant de les prendre, à se prononcer sur l’existence d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz. Il estime également que le risque d’atteinte à l’environnement invoqué par les requérants en raison de la mise en service du terminal méthanier flottant ne peut être invoqué pour contester la légalité des arrêtés contestés. En effet, ils autorisent uniquement des travaux qui permettront le raccordement au réseau du terminal, dont l’installation et la mise en service n’ont pas, à la date des ordonnances, été décidées par la ministre de la transition énergétique.
Les moyens relatifs au cadre d’application de ce régime dérogatoire ne sont donc pas, pour le juge des référés de ce TA, invocables à ce stade, pour ces arrêtés.
Voir, sur le site dudit TA, ces deux décisions du 19 janvier 2023 :
II.B. Une exceptionnalité qui ne s’apprécie guère, non plus, au stade du décret
Le décret n° 2022-1275 du 29 septembre 2022, susmentionné, a été de son côté attaqué devant le Conseil d’Etat, lequel vient de rejeter, au fond, les recours.
Évidemment, les requérants ont été déboutés quand ils brandissaient un droit à un double degré de juridiction ou l’incompétence du législateur.
Un peu plus discutable est la validation des délais de recours, courts, prévus avec absence d’effet sur les délais des recours administratifs.
Sur le délai de recours, le juge estime que si les dispositions attaquées ne précisent pas les conséquences de l’expiration du délai de jugement de dix mois qu’elles assignent au tribunal administratif de Rouen, ce délai n’est pas prescrit à peine d’irrégularité ou de dessaisissement de la juridiction de première instance. Il en résulte nulle méconnaissance du principe de sécurité juridique (lequel me semblait un peu malmené en l’espèce mais pas sur ce point précis).
Les requérants contestaient la nécessité d’augmenter les capacités nationales de traitement de gaz naturel liquéfié et l’existence d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz de la France (au sens de la décision précitée du Conseil constitutionnel) mais le juge estime inopérants ces moyens s’agissant (en aval de ce régime) du décret fixant juste les conséquences et le régime contentieux de ce régime.
Ces moyens sont à utiliser par les requérants à d’autres stades du projet.
Source :
Voir les conclusions de M. Raphaël CHAMBON, Rapporteur public :
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