Terminal du Havre, environnement et usine à gaz juridique : qu’est-ce qu’une « menace grave sur la sécurité d’approvisionnement » gazier ? Quand s’apprécie-t-elle ? Et comment démêler les entrelacs contentieux en ce domaine ?
Ce n’est que dans des cas exceptionnels, sous certaines conditions, que des infrastructures gazières nouvelles (terminal méthanier flottant en l’espèce) sont légales. Mais le point de savoir si ces conditions se trouvent réunies n’est pas un moyen invocable au stade des arrêtés préfectoraux qui se contentent d’autoriser uniquement des travaux…ni au stade du décret qui n’a sur ce point pas à être motivé.
Cela a pu ensuite être examiné par le TA au titre des requêtes déposées contre la construction et l’exploitation du terminal méthanier flottant du Havre… mais avec :
• un entrelacs de contentieux qui, ici, montre toute la complexité de telles affaires
• un contrôle qui se confirme être assez peu poussé sur la question de ces conditions (qui s’apprécient, classiquement, à la date d’adoption de l’acte) dans lesquelles peuvent être encore bâties de telles structures
Voyons ceci point par point.
- I. Un régime ad hoc à l’efficacité avérée, mais qui peut interroger sur certains aspects
- II. Une exceptionnalité imposée par le juge constitutionnel, mais qui ne sera pas contrôlée au stade ni des travaux, ni à celui du décret
- III. Une exceptionnalité qui a en revanche été étudiée par le TA au stade des requêtes déposées contre la construction et l’exploitation du terminal méthanier flottant du Havre… mais avec un contrôle qui reste limité, d’une part, et qui laisse ouvertes quelques questions, d’autre part
I. Un régime ad hoc à l’efficacité avérée, mais qui peut interroger sur certains aspects
Le droit du gaz sent décidément la poudre en ces temps explosifs, et en contentieux administratif, il n’est pas certain que le Havre soit toujours synonyme de paix.
L’étincelle est partie :
- de la loi n° 2022-1158 du 16 août 2022 (art. 30) portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat avait ainsi prévu la possibilité pour le ministre chargé de l’énergie d’autoriser l’installation et la mise en service d’un terminal méthanier sur le site portuaire du Havre s’il s’avérait nécessaire d’augmenter les capacités nationales de traitement de gaz naturel liquéfié.
- du décret n° 2022-1275 du 29 septembre 2022 relatif au régime juridique applicable au contentieux des décisions afférentes au projet de terminal méthanier flottant dans la circonscription du grand port fluvio-maritime de l’axe Seine (site du Havre ; NOR : ENEK2223967D)
Ce dispositif méthanier répond à une urgence liée à la crise énergétique de 2022-2023 et à la guerre en Ukraine avec — outre à titre principal son cortège d’horreurs — ses conséquences inflationnistes et gazières.
NB : même si le projet pour partie était antérieur à l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie en février 2022.
Ce projet avait d’ailleurs donné lieu à une décision importante du Conseil constitutionnel, portant précisément, donc, sur ce terminal gazier.
Les sages de la rue Montpensier avaient :
- d’une manière générale, posé que la préservation de l’environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation et que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins.
- en l’espèce, déduit de ce principe que la mise en place de dispositifs méthaniers d’urgence pour suppléer à la future absence de gaz russe n’était pas inconstitutionnelle mais que de telles « dispositions ne sauraient s’appliquer que dans le cas d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz », ce qui est le cas en l’espèce (dérogations provisoires, mais qui ont pourtant trouvé à être attaquées par des parlementaires).
Voir notre article d’alors : Charte de l’environnement : ce n’est qu’exceptionnellement qu’il est possible de mettre plein gaz
Le décret susmentionné a bâti, sur cette base, un régime sur mesure. Il a en effet créé un régime contentieux spécifique applicable aux décisions relatives à l’installation, la mise en service et l’exploitation du projet de terminal méthanier flottant au Havre. Ce texte :
- donne compétence, à partir du 1er octobre 2022, au tribunal administratif de Rouen pour statuer en premier et dernier ressort sur l’ensemble de ces décisions, à l’exception de celles relevant du Conseil d’Etat. Le tribunal doit statuer dans un délai de dix mois.
- prévoit également que le délai de recours contentieux contre les décisions prises à compter du 1er octobre 2022 est d’un mois et n’est pas prorogé par l’exercice d’un recours administratif.
- dispose que les tribunaux administratifs qui auraient été précédemment saisis, avant le 1er octobre 2022, de recours contre de telles décisions, y statuent en premier et dernier ressort.
Qu’une compétence territoriale soit fixée par un texte législatif ou réglementaire, soit : nous l’avons connu en d’autres temps et cela a toujours été validé. Citons :
- pour l’éolien en mer, par exemple, au profit de la CAA de Nantes puis du Conseil d’Etat :
- Eoliennes (terrestres comme maritimes) : c’est un vrai bloc de compétences, pouvoirs de police inclus, qui est dévolu aux CAA en premier et en dernier ressort
- Energie renouvelable en mer : assouplissements et ajustements au JO d’hier
- Dès que le décret sortira, l’éolien, en mer, repartira. Dès que les vents tourneront, les contentieux (vers Paris) s’en alleront [2nd couplet]
- etc.
- pour un cas atypique voir : Hydrocarbures : le CE regroupe au TA de Paris nombre de litiges relatifs aux permis attribués à des entreprises étrangères
- etc.
Le décret pose donc que le tribunal doit statuer dans un délai de dix mois : là encore, je ne doute pas que cela sera contesté en opportunité, vu la complexité des débats technico-juridiques en ces domaines. Mais des délais spécifiques propres à telle ou telle matière ne sont pas rares (en électoral par exemple… voir ici et là). Idem pour le fait que le juge statue en premier et dernier ressort en ce domaine (avec recours en cassation).
Mais ce texte d’application immédiate avec des délais courts est-il conforme au principe de sécurité juridique ?
Sources : Conseil d’État, 4 février 2022, n° 457051 457052, à mentionner aux tables du recueil Lebon. Et voir aussi l’arrêt du Conseil rendu le même jour; n° 448017, également aux tables) ; Conseil d’État, 22 septembre 2022, n° 436939, à mentionner aux tables du recueil Lebon ; Conseil d’État, 18 juin 2018, 411583, à publier aux tables du rec. ; CE, 30 décembre 2021, n°434004 et autres, à mentionner aux tables du recueil Lebon… Pour les principes, voir CE, Assemblée, 24 mars 2006, Société KPMG et autres, n° 288460, rec. p. 154 et CE, Section, 13 décembre 2006, Mme , n° 287845, rec. p. 540.
Surtout, l’absence de recours administratif peut-il être validé alors que les informations concrètes sont parfois acquises à ce stade par les auteurs des recours ?
Tout ceci est-il conforme aux articles 6, §1, et 13 de la CEDH (sur des délais de procédure administrative pré-contentieuse trop brefs à l’aune des exigences de l’article 13 CEDH, et donc par analogie, voir CEDH, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09) ? Voire tout simplement au regard du droit à un recours effectif au sens de l’article 16 de la Constitution (C. Const., 96-373 DC, 9 avril 1996, cons. 83; décision n° 2020-855 QPC du 9 septembre 2020) ?
Ceci dit n’exagérons pas les exigences des juridictions en ce domaine (voir par exemple C. const. 2011-129 QPC, 13 mai 2011, cons. 4 , 2011-138 QPC, 17 juin 2011, cons. 4 ; 2014-455 QPC, 6 mars 2015).
Sur tous ces points, bien des choses pourraient être dites. Et peuvent encore l’être car l’affaire montera peut-être jusqu’à la CEDH. En attendant, en droit français, comme nous allons le voir, la messe est dite.
II. Une exceptionnalité imposée par le juge constitutionnel, mais qui ne sera pas contrôlée au stade ni des travaux, ni à celui du décret
Il a été évoqué ci-avant que le Conseil constitutionnel impose que la mise en place de dispositifs méthaniers d’urgence « ne saurai[t] s’appliquer que dans le cas d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz ».
Bis repetita : que notre pays, depuis l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, soit dans une situation « de menace grave sur sa sécurité d’approvisionnement en gaz » (au sens de l’exigence sur ce point posée par le Conseil constitutionnel) n’est pas douteux…. ou en tous cas ne l’étaient certainement pas au début de l’année 2023 lors des deux décisions commentées au fil de cette partie « II».
Mais il reste à noter que cette exceptionnalité — imposée donc par le juge constitutionnel —, s’avère difficile, techniquement, à faire valoir devant le juge administratif. Une décision du TA de Rouen, puis une autre du Conseil d’Etat, vont dans ce sens (IIA) et (IIB), ce point n’ayant été réellement traité par le juge qu’en juillet 2023 (III, ci-après), très en aval dans le dossier. Ce qui n’est pas sans logique, juridiquement, mais reste discutable (car remettre en question le fondement même de ce régime très tard conduit à soulever des difficultés plus considérables que si ce point est traité en amont).
II.A. Une exceptionnalité qui ne saurait être étudiée au stade des travaux
Devant le TA de Rouen, étaient contestés les deux arrêtés, en date des 1er et 22 décembre 2022, par lesquels le préfet de la Seine-Maritime a autorisé la réalisation d’ouvrages qui permettront le raccordement du terminal au réseau de gaz.
Le premier arrêté délivre à la société Total Energies LNG Services France un permis de construire des installations dans la zone portuaire du Havre.
Le second arrêté autorise la société GRT gaz à construire et exploiter une canalisation enterrée de 3,05 km et deux postes annexes sur le territoire des communes de Gonfreville-l’Orcher et du Havre.
Saisi de demandes de suspension de ces arrêtés, le juge des référés du TA de Rouen a rejeté ces requêtes, au motif qu’aucun des moyens invoqués n’était selon lui de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des décisions.
Il a notamment posé que le préfet n’avait pas, avant de les prendre, à se prononcer sur l’existence d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz. Il estime également que le risque d’atteinte à l’environnement invoqué par les requérants en raison de la mise en service du terminal méthanier flottant ne peut être invoqué pour contester la légalité des arrêtés contestés. En effet, ils autorisent uniquement des travaux qui permettront le raccordement au réseau du terminal, dont l’installation et la mise en service n’ont pas, à la date des ordonnances, été décidées par la ministre de la transition énergétique.
Les moyens relatifs au cadre d’application de ce régime dérogatoire n’étaient donc pas, pour le juge des référés de ce TA, invocables à ce stade, pour ces arrêtés (non sans logique d’ailleurs).
Voir, sur le site dudit TA, ces deux décisions du 19 janvier 2023 :
II.B. Une exceptionnalité qui ne s’apprécie guère, non plus, au stade du décret
Le décret n° 2022-1275 du 29 septembre 2022, susmentionné, a été de son côté attaqué devant le Conseil d’Etat, lequel a rejeté, au fond, les recours.
Évidemment, les requérants ont été déboutés quand ils brandissaient un droit à un double degré de juridiction ou l’incompétence du législateur.
Un peu plus discutable fut la validation des délais de recours, courts, prévus avec absence d’effet sur les délais des recours administratifs.
Sur le délai de recours, le Conseil d’Etat a estimé que si les dispositions attaquées ne précisent pas les conséquences de l’expiration du délai de jugement de dix mois qu’elles assignent au tribunal administratif de Rouen, ce délai n’est pas prescrit à peine d’irrégularité ou de dessaisissement de la juridiction de première instance. Il n’en résulterait, donc, nulle méconnaissance du principe de sécurité juridique (lequel me semblait un peu malmené en l’espèce mais pas sur ce point précis).
Les requérants contestaient la nécessité d’augmenter les capacités nationales de traitement de gaz naturel liquéfié et l’existence d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz de la France (au sens de la décision précitée du Conseil constitutionnel) mais le juge estime inopérants ces moyens s’agissant (en aval de ce régime) du décret fixant juste les conséquences et le régime contentieux de ce régime. Ces moyens étaient donc à utiliser par les requérants à d’autres stades du projet (voir III.).
Source :
Voir les conclusions de M. Raphaël CHAMBON, Rapporteur public :
III. Une exceptionnalité qui a en revanche été étudiée par le TA au stade des requêtes déposées contre la construction et l’exploitation du terminal méthanier flottant du Havre… mais avec un contrôle qui reste limité, d’une part, et qui laisse ouvertes quelques questions, d’autre part
- un arrêté préfectoral
- et un arrêté ministériel.
Il était temps puisque la mise en service est prévue comme devant intervenir avant le 15 septembre 2023 pour une durée maximale de cinq ans.
Par trois jugements du 13 juillet 2023, le tribunal rejette l’ensemble des requêtes déposées par des associations de protection de l’environnement. Concernant
- l’arrêté préfectoral, le tribunal estime :
- que l’amarrage et l’exploitation d’un terminal méthanier flottant sont à distinguer de la canalisation de transport de gaz, même si l’ensemble participe d’un projet unique :
- « L’amarrage et l’exploitation de ce terminal méthanier, d’une part, et la canalisation de transport de gaz projetée, d’autre part, présentent un lien tel qu’ils doivent être regardés comme constituant un projet unique. »
- que ces éléments ne sont pas constitutifs d’un « projet » au sens du code de l’environnement dans la mesure où ils n’emportent aucune modification physique du paysage (puisque la canalisation est mise à part). Exit donc l’évaluation environnementale. A noter :
- « En revanche, il ne résulte pas de l’instruction que l’amarrage et l’exploitation, durant cinq années, d’un terminal méthanier flottant, constituerait une « réalisation de travaux de construction, d’installations ou d’ouvrages » ou une « [intervention] », entendu au sens physique, « dans le milieu naturel ou le paysage », au sens et pour l’application de ces mêmes dispositions, en dépit de la modification temporaire de l’aspect visuel du quai. Ainsi, l’amarrage et l’exploitation, durant cinq années, d’un terminal méthanier flottant ne peut être regardé comme constituant un « projet » au sens de ces dispositions. La circonstance que la canalisation de transport de gaz naturel relève de l’une des rubriques du tableau annexé à l’article R. 122-2 du code de l’environnement n’est pas de nature à faire entrer dans le champ d’application de ces dispositions l’amarrage et l’exploitation d’un terminal méthanier flottant.
« 11. Enfin, il est constant que la canalisation de transport de gaz projetée et ses annexes ainsi que les installations portant aménagement d’une partie du quai de Bougainville en vue d’accueillir le terminal méthanier flottant mentionné ci-dessus ont fait l’objet d’une demande d’examen au cas par cas instruite par les services préfectoraux, cet examen n’ayant, ainsi que cela résulte des points précédents, pas à porter sur l’amarrage et l’exploitation de ce terminal méthanier flottant pour une durée de cinq ans.
« 12. Il suit de là que l’association France Nature Environnement Normandie n’est pas fondée à soutenir que l’arrêté du 22 décembre 2022 est illégal en raison de l’illégalité de la décision du 3 août 2022 du préfet de la Seine-Maritime relative à la réalisation d’une évaluation environnementale prise en application de l’article R. 122-3 du code de l’environnement. »
- « En revanche, il ne résulte pas de l’instruction que l’amarrage et l’exploitation, durant cinq années, d’un terminal méthanier flottant, constituerait une « réalisation de travaux de construction, d’installations ou d’ouvrages » ou une « [intervention] », entendu au sens physique, « dans le milieu naturel ou le paysage », au sens et pour l’application de ces mêmes dispositions, en dépit de la modification temporaire de l’aspect visuel du quai. Ainsi, l’amarrage et l’exploitation, durant cinq années, d’un terminal méthanier flottant ne peut être regardé comme constituant un « projet » au sens de ces dispositions. La circonstance que la canalisation de transport de gaz naturel relève de l’une des rubriques du tableau annexé à l’article R. 122-2 du code de l’environnement n’est pas de nature à faire entrer dans le champ d’application de ces dispositions l’amarrage et l’exploitation d’un terminal méthanier flottant.
- que l’arrêté attaqué concerne uniquement la construction et l’exploitation d’une canalisation, qui ne constitue pas une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) au sens de la législation… Mais faudra-t-il considérer ensuite l’ensemble comme étant une ICPE au stade de la conduite de gaz ?
- que celui-ci n’est pas contraire à l’interdiction d’exploration et d’exploitation de gaz de schiste instituée par la loi (voir ici), puisqu’il n’est pas établi que le gaz qui sera transporté par la canalisation proviendra de l’exploitation de gaz de schiste
- ce projet n’est pas davantage de nature à porter atteinte à l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre dès lors qu’il demeure d’ampleur limitée, selon le juge (de fait, si le Conseil d’Etat peut imposer bien des choses à l’Etat au nom des objectifs qu’il s’est lui-même fixé en ce domaine, voir encore récemment ici), il n’hésite pas à accepter des dérogations limitées dans bien des cas où l’on peut raisonner par analogie, comme il l’a fait par exemple en matière de principe de non régression (voir ici). Le Conseil constitutionnel a déjà donné le cadre de cette dérogation, à cette aune là…et ce point est traité surtout au stade de l’arrêté ministériel, la canalisation de gaz n’étant pas en elle-même de nature à changer la donne sur ce point :
- « l’arrêté attaqué, qui relève de l’exercice par le préfet de la Seine-Maritime de son pouvoir d’autoriser la construction et l’exploitation d’installations ou d’ouvrages de canalisations de transport de gaz, n’a pas été pris en application de ces articles. Il s’ensuit que l’association requérante ne peut utilement soutenir que l’arrêté attaqué aurait, fautede démonstration de la nécessité d’augmenter les capacités nationales de traitement de gaz naturel liquéfié et de l’existence d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz de la France, été pris en violation de l’article 1er de la Charte de l’environnement.
« 14. En cinquième lieu, eu égard à ce qui a été dit aux points précédents, compte tenu de l’objet de l’arrêté en litige, et alors que la seule canalisation de transport de gaz projetée ne peut être regardée comme contribuant à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre, l’association requérante ne peut utilement soutenir que l’arrêté attaqué méconnaîtrait le respect du droit relatif à la réduction des émissions de gaz à effet de serre, serait en contradiction avec l’interdiction française d’exploration et d’exploitation de gaz de schiste, aurait été pris en violation de l’obligation générale de lutte contre les changements climatiques, de l’obligation de vigilance environnementale et des obligations positives au titre de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales incombant au préfet, qu’il méconnaîtrait le droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ainsi que la loi européenne sur le climat. Ce moyen, qui est inopérant, doit, dès lors, être écarté dans toutes ses branches.
« 15. En dernier lieu, pour les mêmes motifs que ceux développés au point précédent, le moyen tiré de ce que l’arrêté attaqué aurait été pris en violation de l’obligation de protection de l’environnement, patrimoine commun de l’humanité, ainsi que des principes de non-régression et de solidarité écologique, doit être écarté comme inopérant.»
- « l’arrêté attaqué, qui relève de l’exercice par le préfet de la Seine-Maritime de son pouvoir d’autoriser la construction et l’exploitation d’installations ou d’ouvrages de canalisations de transport de gaz, n’a pas été pris en application de ces articles. Il s’ensuit que l’association requérante ne peut utilement soutenir que l’arrêté attaqué aurait, fautede démonstration de la nécessité d’augmenter les capacités nationales de traitement de gaz naturel liquéfié et de l’existence d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz de la France, été pris en violation de l’article 1er de la Charte de l’environnement.
- que l’amarrage et l’exploitation d’un terminal méthanier flottant sont à distinguer de la canalisation de transport de gaz, même si l’ensemble participe d’un projet unique :
- l’arrêté ministériel (pris en application de l’article 29 de la loi du 16 août 2022), là le juge devait étudier la question du point de savoir si nous sommes en situation de menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz.
Il est à rappeler que cet arrêté a été adopté le 13 mars 2023… et que La légalité, en recours pour excès de pouvoir, d’une décision administrative s’apprécie par défaut au jour de son adoption et non au jour où le juge statue ( voir encore récemment Conseil d’État, avis ctx, 31 mars 2023, n° 470216, au recueil Lebon ; point à ne pas confondre avec le régime, différent sur ce point, des demandes d’abrogation d’actes réglementaires : voir ici et là).
Sur ce point, le tribunal considère que le conflit russo-ukrainien a occasionné une crise énergétique sans précédent et a engendré une dépendance forte de la France aux importations depuis la Norvège. Par ailleurs, la France s’est engagée, au titre de la solidarité européenne, à exporter du gaz vers l’Allemagne, la Belgique et la Suisse. Dans ce contexte de tensions, le tribunal juge que la menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz était suffisamment caractérisée à la date de l’arrêté du 13 mars 2023 (avec au passage une définition de la notion de sécurité d’approvisionnement en ce domaine). Nous osons à ce stade vous infliger une longue citation d’un des jugements car celle-ci nous semble très — c’est le cas de le dire — éclairante :
- « 10. La sécurité d’approvisionnement en gaz consiste à assurer la continuité de la fourniture de gaz au regard de différents risques auxquels le système gazier est confronté, soit, notamment et principalement, les aléas climatiques et les pertes de sources d’approvisionnement, ces pertes pouvant résulter de problèmes techniques sur les infrastructures ou de tensions géopolitiques.
« 11. Pour constater l’existence d’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz naturel, la ministre de la transition énergétique a d’abord relevé que la réduction des exportations de gaz russe vers l’Union européenne a bouleversé les conditions d’approvisionnement de la France en gaz naturel à haut pouvoir calorifique, avec une inversion des flux gaziers aux frontières franco-allemande et franco-belge et une augmentation des importations de gaz naturel liquéfié. Elle a ensuite relevé la nécessité d’assurer l’approvisionnement en gaz naturel des consommateurs français sans restreindre les capacités d’exportation de gaz naturel vers l’Allemagne, la Belgique et la Suisse, conformément à la réglementation européenne et à l’accord sous forme de lettres entre le Gouvernement de la République française et la Confédération helvétique relatif à la sécurité mutuelle d’approvisionnement en gaz naturel. Enfin, elle a relevé que les capacités d’importation disponibles sont insuffisantes pour assurer l’approvisionnement en gaz naturel en cas d’indisponibilité du gazoduc Franpipe et que la reconstitution des stocks de gaz naturel en amont de l’hiver est essentielle pour assurer la sécurité d’approvisionnement.
« 12. En l’absence de production nationale significative, l’approvisionnement de la France en gaz repose sur des importations. L’approvisionnement de la France en gaz à haut pouvoir calorifique, qui représente environ 90 % de la consommation française totale d’après la ministre de la transition énergétique, est assuré par de multiples pays tels que la Norvège, la Russie, l’Algérie, le Nigéria et le Qatar, par le biais de gazoducs, de points d’interconnexions terrestres et de quatre terminaux méthaniers terrestres.
« 13. En l’espèce, il est constant que depuis le début du conflit russo-ukrainien, les importations de gaz de la Russie vers l’Union européenne ont été réduites, ce qui a entraîné une modification des conditions d’approvisionnement de la France en gaz à haut pouvoir calorifique, consistant notamment en une inversion des flux gaziers au niveau national et au niveau des frontières franco-allemande et franco-belge, dont il n’est nullement établi qu’elle procèderait d’un simple choix des opérateurs, et en une augmentation des importations de gaz naturel liquéfié, tel que cela ressort notamment du tableau intitulé « Approvisionnement de la France en gaz naturel » produit par la ministre de la transition énergétique à l’appui de ses écritures. Ces circonstances ont également renforcé la dépendance de la France au gazoduc Franpipe, permettant des importations depuis la Norvège.
« 14. En outre, il est constant que la sécurité d’approvisionnement en gaz implique d’assurer l’approvisionnement en gaz des consommateurs français. Au vu des engagements de la France au niveau européen, et en particulier du principe de solidarité européenne, de l’accord de « soutien mutuel » signé le 25 novembre 2022 entre la France et l’Allemagne et de l’accord sous forme de lettres entre le Gouvernement de la République française et la Confédération helvétique relatif à la sécurité mutuelle d’approvisionnement en gaz naturel signées à Paris le 27 janvier 2009 et à Berne le 26 février 2009, l’approvisionnement en gaz des consommateurs français doit être compatible avec le maintien des capacités d’exportation de gaz naturel vers l’Allemagne et la Suisse, ainsi que, d’après la ministre, la Belgique.
« 15. Par ailleurs, il est constant que le gazoduc Franpipe est la principale source d’approvisionnement en gaz naturel par voie de gazoduc, correspondant à plus d’un quart des capacités disponibles pour l’importation de gaz à haut potentiel calorifique en France. Les requérants ne contestent pas que la potentielle indisponibilité technique ou commerciale de cette infrastructure gazière, ou son potentiel sabotage, sont de nature à déséquilibrer le système d’approvisionnement en gaz national en créant un déficit de gaz au Nord et un excédent de gaz au Sud, pouvant occasionner des congestions sur le réseau gazier français ainsi que des contraintes sur les capacités d’importation de certains terminaux méthaniers. La ministre de la transition énergétique fait valoir, sans être sérieusement contestée, qu’alors que les importations de gaz russe n’ont pas été entièrement compensées par la diversification des approvisionnements, la baisse des prix, l’augmentation des capacités de stockage, notamment des quatre terminaux méthaniers terrestres existant et la baisse de la consommation de gaz, le système d’approvisionnement gazier français ne permettra pas de couvrir, en cas d’indisponibilité effective du gazoduc Franpipe, une consommation nationale comparable à celle observée entre le 1er avril 2022 et le 31 mars 2023, soit 530 TWh, et de préserver les capacités de transit vers l’Allemagne, la Suisse et la Belgique.
« 16. Enfin, il ressort de la communication du 18 octobre 2022 de la Commission européenne sur l’urgence énergétique que le conflit russo-ukrainien a occasionné une « crise énergétique sans précédent ». Il résulte également du règlement (UE) n° 2022/2576 du Conseil du 19 décembre 2022 renforçant la solidarité grâce à une meilleure coordination des achats de gaz, à des prix de référence fiable et à des échanges transfrontières de gaz, que « la guerre d’agression non provoquée et injustifiée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine et la réduction sans précédent des livraisons en gaz naturel de la Fédération de Russie à destination des Etats membres menacent la sécurité de l’approvisionnement de l’Union et de ses Etats membres », que « le fait que la Fédération de Russie se sert de l’approvisionnement en gaz comme d’une arme et manipule les marchés en perturbant intentionnellement les flux de gaz a entraîné une flambée des prix de l’énergie dans l’Union, ce qui (…) porte gravement atteinte à la sécurité de l’approvisionnement » et que « Le risque élevé d’un arrêt complet de l’approvisionnement en gaz russe et la hausse extrême des prix de l’énergie, qui nuisent à l’économie de l’Union, constituent de graves difficultés ». Ce règlement évoque également la persistance d’une « situation de graves difficultés pour la sécurité de l’approvisionnement » en gaz.
« 17. Il résulte de ce faisceau d’indices, et alors même que l’état des stocks de gaz en France était, à la date de l’arrêté attaqué et d’après des données publiques, d’environ 42 TWh, soit environ 31 %, qu’une menace grave sur la sécurité d’approvisionnement en gaz est suffisamment caractérisée en l’état du dossier à la date de l’arrêté du 13 mars 2023. Ce moyen doit, dans ces conditions, être écarté.
« 18. En dernier lieu, compte tenu de ce qui précède, et alors que le Conseil constitutionnel a, par sa décision n° 2022-843 DC du 12 août 2022, jugé que les trois premiers paragraphes de l’article 29 de la loi du 16 août 2022 qui lui était déférée ne méconnaissent pas les articles 1er, 5, 6 et 7 de la Charte de l’environnement, ni aucune autre exigence constitutionnelle, sous la réserve rappelée au point 9 du présent jugement, les requérants n’établissent pas que l’arrêté attaqué aurait été pris en méconnaissance de l’objectif à valeur constitutionnelle de protection de l’environnement et du principe de prévention.»
Source (depuis le site du TA) :
TA Rouen, 13 juillet 2023, n° 2300227
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