Le Conseil d’Etat censure l’application précipitée de la réforme de la procédure civile… en précisant qu’un délai indicatif de 3 mois eût été nécessaire (ce qui est un indice pour d’autre réformes)… et en semant le trouble dans le monde des civilistes

Le Conseil d’Etat, au nom du principe de sécurité juridique, censure la mise en oeuvre trop précipitée de la réforme de la procédure civile, intervenue en décembre 2019 pour une entrée en vigueur dès janvier 2020. Une telle censure devient classique quand les acteurs de terrain ne sont pas mis en mesure de s’adapter avec un délai raisonnable. 

Cette nouvelle décision s’avère intéressante :

• d’une part en ce qu’elle précise qu’en l’espèce un délai de différé d’entrée en vigueur de 3 mois eût été acceptable…. ce qui sans constituer un standard applicable à d’autres manières, nous donne quand même une indication, une base de comparaison, utilisable pour d’autres réforme à l’avenir mutatis mutandis. 

• d’autre part en ce que le juge administratif se hasarde à entrer dans une vaticination complexe sur les effets de son différé d’annulation (au sens de la jurisprudence AC!) assez complexe, notamment au titre des recours en cassation en judiciaire… ce qui a donné lieu à moult réactions en droit privé qui dépassent de loin les capacités procédurales du publiciste que je suis. 


 

 

Ainsi que le rappellent les articles L. 221-5 et L. 221-6 du code des relations entre le public et l’administration (CRPA), il incombe à l’autorité investie du pouvoir réglementaire d’édicter, pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qu’implique, s’il y a lieu, une réglementation nouvelle. Il en va ainsi en particulier lorsque l’application immédiate de celle-ci entraîne, au regard de l’objet et des effets de ses dispositions, une atteinte excessive aux intérêts publics ou privés en cause.

Ces principes, posés par le CRPA, résultent d’une jurisprudence désormais constante et, même, exigeante (CE, Assemblée, 24 mars 2006, Société KPMG et autres, n° 288460, rec. p. 154 ; CE, Section, 13 décembre 2006, Mme , n° 287845, rec. p. 540).

Plus encore, le juge s’autorise lui-même à imposer, transitoirement, de telles transitions juridiques au delà de ce qui était prévu ou avec plus d’étapes que prévu (y compris si cela résulte de décisions de Justice et/ou de difficultés identifiées en cours de mise en oeuvre : CE, 30 décembre 2021, n°434004 et autres, à mentionner aux tables du recueil Lebon ;voir ici notre article).

Le principe de sécurité juridique d’ailleurs s’impose en d’autres domaines que celle des mesures transitoires nécessaires parfois pour passer d’un cadre juridique ancien à un cadre juridique nouveau.

C’est ainsi cette même sécurité juridique a conduit, avec le fameux arrêt Czabaj, à limiter dans le temps les recours contre les actes individuels entachés d’insuffisances en termes de notification des voies et délais de recours. Voir :

Récemment, par deux décisions assez différentes, le Conseil d’Etat a appliqué ce principe juridique en matière de réformes éducatives (4 février 2022, n° 457051 457052, d’une part, et n° 448017, d’autre part, à mentionner aux tables du recueil Lebon dans les deux cas).

Voici que le Conseil d’Etat, de nouveau, vient de mettre en oeuvre cette jurisprudence exigeante et parfois difficile à prévoir, en matière de procédure civile… et ce avec un apport intéressant en matière d’application dans le temps de sa censure. Point qui sur les réseaux sociaux a beaucoup fait couler d’encre électronique entre civilistes, arguant de détails incompréhensibles pour le pauvre publiciste que je suis.

La réforme de la procédure civile en question n’était pas une petite affaire dans le monde judiciaire. Il s’agissait d’un des 5 chantiers ouverts en octobre 2017 pour «transformer en profondeur la Justice et de répondre efficacement aux attentes des justiciables » (aux termes utilisés par Mme la Garde des Sceaux le 15 janvier 2018, cités par M. le rapporteur public N. Agnoux en introduction à ses conclusions).

De fait, le Gouvernement avait été un peu pressé, au point de rendre applicables aux instances en cours ou aux instances introduites à compter du 1er janvier 2020 l’essentiel des nouvelles dispositions du CPC (code de procédure civile) issues d’un décret…. du 11 décembre 2019.

Bref, un tel délai était trop court au regard du principe de sécurité juridique susévoqué.

Sauf qu’une censure généralisée eût conduit à un bazar plus grand encore.

Alors le Conseil d’Etat censure faute d’un report, et sur ce point il fixe un intéressant standard de « 3 mois au moins » qui certes ne vaut qu’en l’espèce mais qui pourra servir à d’autres réformes comparables. 

NB : nous ne sommes certes pas à une vraie fixation de « standard » au sens rialsien de l’expression (S. Rias, Le juge administratif français et la technique du standard, Essai sur le traitement juridictionnel de l’idée de normalité, LGDJ 1980, un ouvrage remarquable reprenant la thèse de doctorat de l’auteur). La fixation du délai indicatif d’un an par la jurisprudence Czabaj était un tel standard. Là, en l’espèce, le juge ne pose pas ce délai comme applicable d’une manière générale… N’empêche : il nous donne une indication qu’une réforme complexe peut requérir un délai de transition de 3 mois, ce qui pourra servir de mètre étalon pour l’avenir. 

Citons par souci de précision, sur ce point, un extrait du résumé de la base Ariane, lequel préfigure celui des tables du rec. :

 

« I de l’article 55 du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019 ayant eu pour effet de rendre applicables, selon les cas, aux instances en cours ou aux instances introduites à compter du 1er janvier 2020, soit moins de vingt jours après sa publication, l’essentiel des nouvelles dispositions du code de procédure civile (CPC) issues de ce décret. Or, eu égard à l’ampleur de la réforme opérée et à son caractère systémique, au nombre et à l’envergure des modifications apportées aux procédures applicables, mais également aux conséquences susceptibles de s’attacher à la méconnaissance d’un certain nombre de formalités introduites, sanctionnées par l’irrecevabilité, voire la nullité, des actes de procédure concernés pour les justiciables ou leurs représentants, il incombait au pouvoir réglementaire, pour des motifs de sécurité juridique, de leur permettre de disposer d’un délai raisonnable pour être à même de se conformer à ces dispositions nouvelles. En ne prévoyant pas le report, de trois mois au moins, de l’entrée en vigueur des dispositions qui n’étaient pas directement rendues nécessaires par l’instauration des tribunaux judiciaires au 1er janvier 2020 en vertu du XXIII de l’article 109 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, le pouvoir réglementaire a méconnu le principe de sécurité juridique. Par suite, annulation du I de l’article 55 du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019.»

Restait à fixer les conditions d’une telle censure. Le juge a bien sûr fait droit à une demande de différé d’annulation au sens classique de la jurisprudence AC !.

Sources : CE, Assemblée, 11 mai 2004, Association AC !, n°s 255886 à 255892, rec. p. 197 ; CE, Assemblée, 23 décembre 2013, Société Métropole Télévision (M6) et Société Télévision Française 1 (TF1), n°s 363702 363719, rec. p. 328. 

Mais avec une application aux affaires contentieuses en cours qui a beaucoup fait parler le Landerneau judiciaire, mais avec des débats procéduraux que je laisse prudemment aux privatistes. Sinon je vais écrire encore plus de bêtises qu’à l’accoutumée. C’est donc, cette fois, par prudence et non par facilité, que je renvoie au futur résumé des tables :

« Eu égard aux conséquences manifestement excessives sur le fonctionnement du service public de la justice qui résulteraient de l’annulation rétroactive du I de l’article 55 de ce décret, il y a lieu, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision, de déroger au principe de l’effet rétroactif des annulations contentieuses. Par suite, il y a lieu de regarder comme définitifs les effets produits par les procédures et décisions affectées, entre le 13 décembre 2019 et le 1er janvier 2020, par l’annulation du I de l’article 55 du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019.»

Avec les effets concrets que voici (toujours le résumé des tables…) :

« Impossibilité de former un pourvoi en cassation contre les mesures prises en application des articles 514-3 et 514-4 du CPP (art. 514-6 du CPP) – 1) Portée de ces articles – a) Faculté ouverte à certains magistrats de rétablir l’exécution provisoire d’une décision de première instance lorsqu’elle a été expressément écartée ou de mettre un terme à l’exécution provisoire prononcée en première instance – b) Règlement au fond du litige – Absence – 2) Possibilité de former un pourvoi en cassation contre la décision rendue au fond au terme de la procédure – Existence – 3) Conséquences – Méconnaissance des droits de la défense – Absence.

[…]

« 1) Les mesures prises par le premier président de la cour d’appel ou, le cas échéant, le conseiller de la mise en état, en application des articles 514-3 et 514-4 du code de procédure civile (CPP), dans leur rédaction issue du décret n° 2019-1333 du 11 décembre 2019, a) ont pour unique objet de permettre, le cas échéant, de rétablir l’exécution provisoire d’une décision de première instance lorsqu’elle a été expressément écartée ou, au contraire, de mettre un terme à l’exécution provisoire prononcée en première instance, b) à l’exclusion de tout règlement au fond du litige. 2) Par ailleurs, la décision rendue au fond au terme de la procédure d’appel peut, le cas échéant, faire l’objet d’un pourvoi en cassation. 3) Par suite, l’impossibilité, résultant de l’article 514-6 du CPP, d’exercer un pourvoi en cassation à l’encontre de ces mesures relatives à l’exécution provisoire des décisions de première instance ne méconnaît ni le droit au recours, ni les droits de la défense garantis par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et l’article 6 de la convention EDH. »

 

Source : Conseil d’État, 22 septembre 2022, n° 436939, à mentionner aux tables du recueil Lebon

Voir ici les conclusions de M. Nicolas AGNOUX, Rapporteur public :