Une intéressante affaire lilloise rappelle le cadre général de l’usage des pouvoirs de police face à des manifestations ou des spectacles avec risques de troubles à l’Ordre public (avec application des solutions de la jurisprudence canonique Benjamin, certes, mais pas seulement !)… avec en sus la question de savoir si la fermeture d’ERP semi-clandestins (non déclarés) peut permettre de prendre des raccourcis juridique pour priver de liberté les ennemis de la liberté. A ces questions, le TA de Lille a apporté des réponses précises et subtiles.
I. Rappel du cadre général de l’usage des pouvoirs de police face à des manifestations ou des spectacles avec risques de troubles à l’Ordre public (avec application des solutions de la jurisprudence canonique Benjamin, certes, mais pas seulement !)
« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté »… osa Saint-Just en défense d’un régime pourtant fort peu libéral.
La Justice, celle d’aujourd’hui, affirme au contraire avec constance que la liberté s’applique à tous.
La privation d’une liberté aussi importante que celle de manifester s’apprécie à l’aune, exigeante, des dangers qu’il s’agit d’obvier et des moyens dont dispose l’administration pour les limiter.
Voir par exemple encore récemment : TA Paris, ord., 7 janvier 2023, n°2300303_07012023 (voir ici notre article).
Mais attention : il n’est pas uniquement question de proportionner les mesures de police au trouble à l’ordre public qu’il s’agit d’obvier à l’aune, canonique, de l’arrêt Benjamin du Conseil d’État (19 mai 1933, n° 17413, au rec.), au terme d’un équilibre entre le risque de désordre et les moyens dont on dispose.
Il y a des cas où même si l’on dispose par exemple de trois cars de policiers, le risque de trouble à l’ordre public n’est pas l’émeute, mais la violation du droit à la dignité humaine (CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727 ; pour une illustration récente d’application de ce principe mais dans un cadre juridique différent, a posteriori, voir : TA Toulouse, ord., 7 décembre 2021, n° 2106928,n° 2106915 et alii ; pour la validation — exactement pour ces motifs — par le juge d’une interdiction municipale qu’ à Vichy soit remis un prix R. Faurisson : TA Clermont-Ferrand, ord., 24 janvier 2020, n°2000155).
Les affaires « Dieudonné » (devenues plus récemment les affaires Dieudonné / Lalanne ») l’illustrent, où la légalité, ou non, d’un arrêté interdisant un spectacle s’appréciera selon deux mètres étalon très différents :
- d’un côté il y-a-t’il un réel trouble à l’ordre public que l’on ne peut contenir avec les moyens dont on dispose (Benjamin)… ce qui sera rarement le cas
- et d’autre part il y a-t-il une réelle quasi certitude au regard des enseignements passés que l’atteinte à la dignité de la personne humaine sera constituée ? En général les personnes bénéficient d’un pré-supposé que leurs actes à venir ne seront pas des infractions odieuses, la présomption d’innocence s’imposant, sauf dans « Minority report » (voir ici et là). Mais quand, en dépit des promesses et des condamnations, la même personne systématiquement reproduit les mêmes infractions, un tel glissement, appréhendé avec beaucoup de prudence par le juge, est possible, au point d’interdire un spectacle ou une manifestation au nom des atteintes à la dignité de la personne humaine qui ne manqueront pas de s’y produire (voir par exemple CE, ord., 9 janvier 2014, n° 374508, au recueil Lebon).
Mais, que l’on soit sur l’une ou l’autre (voire, souvent, les deux) de ces bases juridiques fondant un arrêté d’interdiction ou de suspension d’une manifestation ou d’un spectacle, reste que le maître-mot reste, de toute manière, la proportion.
En effet, les principes, en matière de pouvoirs de police restent ceux posés par le commissaire du Gouvernement Corneille (sur CE, 10 août 1917, n° 59855) : « La liberté est la règle et la restriction de police l’exception».
Il en résulte un contrôle constant et vigilant, voire sourcilleux, du juge administratif dans le dosage des pouvoirs de police en termes :
- de durée (CE Sect., 25 janvier 1980, n°14 260 à 14265, Rec. p. 44) ;
- d’amplitude géographique (CE, 14 août 2012, n° 361700) ;
- de contenu même desdites mesures (voir par exemple CE, Ass., 22 juin 1951, n° 00590 et 02551 ; CE, 10 décembre 1998, n° 107309, Rec. p. 918 ; CE, ord., 11 juin 2012, n° 360024…).
Autrement posé, l’arrêté est-il mesuré en termes : de durée, de zonages et d’ampleur, en raison des troubles à l’Ordre public, à la sécurité ou la salubrité publiques, supposés ou réels qu’il s’agit d’obvier.
NB : pour des cas d’application aux dissolutions de groupements de fait, voir CE, ord., 16 mai 2022, n° 462954 ; CE, ord., 29 avril 2022, n° 462736 ; CE, ord., 3 mai 2021, n°451743
Ajoutons qu’en des temps troublés covidiens où les textes finissaient parfois par être si complexes qu’il était heureux que nous fussions confinés afin d’avoir le temps de les décortiquer… il a plu au juge d’ajouter une possibilité de modulation des découpages opérés en termes de pouvoirs de police en fonction d’un autre critère : celui de l’intelligibilité ( fin du point 6 de CE, ord., 11 janvier 2022, n°460002 ; voir aussi CE, ord., 11 janvier 2022, n°460002).
II. Une intéressante application Lilloise
Or, voici que lille nous fournit une application intéressante de cette jurisprudence.
- – d’une part, rejeté la demande de suspension, présentée en urgence par l’association « La Citadelle », qui exploite à Lille une officine « Le bar de la Citadelle », de l’arrêté du préfet du Nord lui interdisant d’organiser, le 24 février 2023, une manifestation intitulée « Qu’ils retournent en Afrique » ;
- d’autre part, suspendu l’exécution de la décision de la maire de Lille de fermer l’officine au titre de ses pouvoirs de police générale.
L’association « La citadelle », qui exploite à Lille une officine, où se tient chaque vendredi soir un « apéro identitaire et patriote », a décidé d’organiser le vendredi 24 février 2023 une réunion de soutien au député Gérard de Fournas intitulé « Qu’ils retournent en Afrique ».
NB : sur cette polémique, voir : Chronique vidéo de D. Maus (échanges avec le Professeur J.-P. Camby, débat organisé et animé par Me E. Landot) – Débat juridique sur le régime disciplinaire des parlementaires (disputatio sur une damnatio…)
On le voit, vu le risque fort d’atteinte à la dignité de la personne humaine (dans la foulée de la décision concernant Dieudonné : CE, ord., 9 janvier 2014, n° 374508, au recueil Lebon op. cit. ; par extension de CE, Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, n°136727, op. cit.) une mesure de suspension semblait possible indépendamment du point de savoir si le lieu était sécurisable ou non au regard des moyens policiers disponibles (la logique de base n’est donc pas celle de l’arrêt Benjamin précité).
Sauf que la question se pose de savoir si ce risque peut conduire à une interdiction (ponctuelle donc) de la manifestation prévue… ou carrément à faire fermer l’établissement !
La mairie a opté pour la seconde solution. Plus prudente, la préfecture a choisi la première :
- Par un arrêté du 14 février 2023, la maire de Lille a ordonné la fermeture de l’officine.
- Le préfet du Nord, entendant prévenir l’organisation d’une manifestation sur la voie publique, a décidé le 15 février 2023 d’interdire l’organisation de la manifestation.
Quiconque a lu les paragraphes qui précèdent (I ci-avant, surtout la fin) peut déjà deviner ce qu’aura tranché le juge des référés du TA de Lille.
La mesure préfectorale, ponctuelle, limitée au trouble public qu’il s’agissait d’obvier, a bien entendu été validée par le TA, dont le juge des référés a estimé qu’il existe un risque sérieux d’affrontement en plein centre-ville de Lille entre, d’une part, de nombreux représentants des groupuscules d’extrême gauche et antifascistes ayant appelé à manifester contre la réunion de soutien, et, d’autre part, les personnes participant à la réunion organisée par l’association « La Citadelle ». Il a en conséquence estimé que l’interdiction de tout rassemblement sur la voie publique en soutien à cet évènement était une mesure nécessaire, proportionnée et adaptée au regard du risque avéré de troubles à l‘ordre public, et en a déduit que l’arrêté préfectoral n’était pas de nature à porter une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales, telles que notamment la liberté de réunion et la liberté de manifestation dont l’association se prévalait.
S’agissant de la fermeture de l’établissement, l’affaire se présentait fort différemment. Mais la mairie pouvait se dire qu’elle fermait un ERP (« établissement recevant du public ») clandestin. Oui mais le faire pour cause d’organisation de cette manifestation pouvait sentir un peu le détournement de procédure.
Le tribunal a confirmé la qualification d’ « établissement recevant du public » (ERP) retenue par la maire de Lille, impliquant l’obligation pour l’association de respecter certaines règles de sécurité.
NB : certes…
Toutefois, il a estimé, eu égard aux spécificités de l’établissement, qu’il relevait de la cinquième catégorie, pour laquelle aucune autorisation préalable à l’ouverture n’est exigée, seule une déclaration sur l’honneur auprès des autorités locales compétentes étant prévue.
Le tribunal a pour l’essentiel considéré que la commune de Lille était, bien avant sa décision de fermeture, en mesure d’identifier le local comme un établissement recevant du public et aurait dû inviter l’association à régulariser sa situation et opérer des contrôles pouvant conduire à une mesure de fermeture administrative. Le tribunal a estimé que le manquement déclaratif de l’association n’exonère pas la commune du respect de cette procédure.
Sources :
Lire l’ordonnance n° 2301589 (« La Citadelle » c/ commune de Lille)
Lire l’ordonnance n° 2301587 (« La Citadelle » c/ préfet du Nord)
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