Il importe de prendre garde à quelques chausse-trappes quand un élu ou un cadre territorial et/ou une collectivité publique s’estime injuriée ou diffamée… même sur la question pourtant simple de savoir qui peut déposer plainte, et s’il faut, ou non, une délibération à ce sujet, en amont de la plainte.
Voyons ceci au fil d’un article et d’une vidéo.
I. VIDEO
En premier lieu, voici une vidéo de 10 mn 10 à ce sujet… ce qui peut sembler long mais qui s’avère fort peu quand on veut balayer les quelques pièges que je voulais signaler…
II. ARTICLE
En second lieu, voici un petit article, qui passe en revue diverses situations qu’il importe de bien distinguer.
I. si la personne diffamée ou injuriée est un cadre ou un élu dans le cadre de ses fonctions, cette personne pourra directement déposer plainte
… avec constitution de partie civile pour que ce soit efficace, dans ce cas, qui diffère de nombre d’autres situations où il faut d’abord déposer une plainte simple.
En pareil cas, s’appliquent les articles 31 et, surtout, 48 (point 3° de l’énumération) de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse .
Simplement, il est à noter qu’alors :
I.A. il faudra penser à faire bénéficier cet élu ou ce cadre de la protection fonctionnelle, non sans quelques subtilités et prudences :
- penser qu’il faut une délibération pour les élus locaux sauf dans certains cas pour l’avenir si la réforme annoncée passe (voir ici) ;
- ne pas participer au vote pour les élus (pour un cas extrême, voir ici) ;
- se faire remplacer dans certains cas concernant les agents (voir par exemple ici);
- ne pas étendre ce régime à des cas où il s’agit aussi de traiter de questions de favoritisme ou de prise illégale d’intérêts ou autre infraction volontaire considérée par le juge comme étant par défaut — et avant même qu’un jugement soit rendu sur ce point — détachables des fonctions…). Sur ce point, voir :
Sources : Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 8 mars 2023, 22-82.229 et voir antérieurement aussi Cass., Crim., 22 février 2012, n° 11-81476. L’arrêt du Conseil d’Etat n° 308160 du 23 décembre 2009 va dans le même sens, mais le recours sur la protection fonctionnelle est arrivé au Conseil d’Etat après condamnation pénale. Voir cependant Cour de cassation, civile, Chambre civile 1, 25 janvier 2017, 15-10.852, Publié au bulletin. CE, 30 décembre 2015, Commune de Roquebrune-sur-Argens, n° 391798 et n° 391800 ; application au délit de favoritisme : TA Melun, 4 juillet 2013, n° 1204155 ; mais la protection reste due si la collectivité s’est engagée même en cas de favoritisme (CAA de PARIS, 6ème chambre, 5 juillet 2019, 18PA20740 pour un cas particulier certes). Une infraction peut être volontaire et être commise en campagne électorale (et donc relever d’une faute assez « personnelle ») et pourtant donner lieu à protection fonctionnelle (CE, 25 juin 2020 , n° 421643 ; à comparer en sens contraire TC, 26 octobre 1981, rec., p. 657). Mais la Cour de cassation (mais qui ne serait pas le juge compétent) a estimé que le favoritisme était toujours une faute personnelle excluant la protection fonctionnelle (Cass., Crim., 22 février 2012, n° 11-81476). L’arrêt du Conseil d’Etat n° 308160 du 23 décembre 2009 va dans le même sens, mais le recours sur la protection fonctionnelle est arrivé au Conseil d’Etat après condamnation pénale. Pour un cas récent où le juge valide le refus d’une protection fonctionnelle même pour un accident de la route en raison de l’imprudence de la personne poursuivie (constitutive d’une faute personnelle), voir CAA Paris, 14 février 2020, 18PA00465. En sens inverse, il y a octroi obligatoire de la protection fonctionnelle pour les imprudences du maire ayant pourtant conduit à des homicides ou blessures involontaires (voir TA Nantes, 9 octobre 2019, n°1710480)…
NB : par une décision Maître Philippe Stepniewski (lequel en l’espèce disposait d’une convention d’honoraires signée avec l’administration en question) en date du 13 septembre 2021 (n° C4226), le Tribunal des conflits a jugé que dans le cadre du bénéfice de la protection fonctionnelle, c’est le juge administratif qui est compétent et qu’en cas de montants d’honoraires excessifs, réduits par le juge, le solde des honoraires reste à la charge du bénéficiaire de la protection fonctionnelle (somme pour laquelle l’arbitrage du bâtonnier, lui, sera opérationnel). Voir déjà Source : Conseil d’État, 7ème et 2ème sous-sections réunies, 9 juillet 2007, 297711, Publié au recueil Lebon
Sur ce dernier point, voir :
I.B. : La plainte peut être déposée sans délibération préalable si elle émane bien de la personne physique et n’est pas faite au nom de la personne morale (pour un cas où cela est fait au titre d’un « citoyen chargé d’un mandat public »)
I.C. Parfois, la personne morale pourra se constituer à l’appui d’un élu diffamé ou injurié (loi n° 2023-23 du 24 janvier 2023)
Voir à ce sujet :
- Partie civile : quand collectivités et associations d’élus peuvent-elles faire cause commune avec un élu (voire un agent) victime ? [VIDEO]
- Si un élu est victime dans l’exercice de ses fonctions, il pourra souvent, désormais, voir son assemblée et son association d’élus se constituer partie civile à ses côtés
- Une circulaire détaille le contenu de la loi permettant aux assemblées et associations d’élus de se constituer partie civile aux côtés des élus agressés
- D’une infraction l’autre… ou comment l’octroi de la protection fonctionnelle peut vite conduire à un détournement de fonds publics ! [article ; interview de L. Brunet]
II. MAIS ET C’EST LÀ DEUX PIÈGES TRÈS MÉCONNUS ET QU’IL FAUT RAPPELER des règles différentes s’appliquent s’il s’agit de déposer plainte en diffamation ou injure « pour des corps constitués ».
II.A. IL FAUT PARFOIS UNE DÉLIBÉRATION AVANT DE DÉPOSER PLAINTE À PEINE DE REJET… SI NOUS SOMMES EN INJURE OU DIFFAMATION À CORPS CONSTITUÉ Ce n’est plus alors l’article 48, 3°, de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui s’applique mais le point 1° de l’article 48 : «Dans le cas d’injure ou de diffamation envers les cours, tribunaux et autres corps indiqués en l’article 30, la poursuite n’aura lieu que sur une délibération prise par eux en assemblée générale et requérant les poursuites, ou, si le corps n’a pas d’assemblée générale, sur la plainte du chef du corps ou du ministre duquel ce corps relève ; »
L’absence de délibération préalable doit être, le cas échéant, relevée d’office par le juge qui déclare alors la poursuite irrecevable… ce qui est grave car vu les délais de prescription en matière de délits de presse (3 mois en général), il est trop tard pour régulariser ensuite !
Source : Cass. crim., 15 décembre 2020, pourvoi n° 19-87.710 ; voir aussi Cass. crim., 12 mars 2019, 18-82.865, ainsi que Cass. crim., 18 mai 1993, 91-85.129.
II.B. rappelons aussi à cette occasion que ce n’est que dans des cas rares que la personne morale de droit public pourra déposer plainte à côté de ses agents (pour les élus, voir ci-avant « I.C. ») pour son propre préjudice si celui-ci n’est « que » moral. Si c’est l’agent ou l’élu qui a été injurié ou diffamé, par exemple, la personne publique pourra rarement estimer qu’elle l’a été aussi par ricochet, mais ceci est à voir au cas par cas avec prudence… et subtilité.
Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité propre à l’injure et/ou à la diffamation, mais l’application d’une règle usuelle selon laquelle le juge est rétif à accepter un préjudice moral de la collectivité quand les victimes sont ses habitants, ses agents et/ ou ses élus Voir, pour un cas choquant : Cass. Crim., 12 mars 2019, n° 18-80911).
Notre cabinet a eu souvent, parfois dans des dossiers dramatiques, à traiter de pareils cas. Nous arrivons alors à une situation complexe. Pour être recevable, la constitution de partie civile de la collectivité doit être fondée sur un préjudice réel, direct, et surtout matériel. Distinct de celui de l’agent (ou de l’habitant) victime. On en trouve toujours un. Mais les collectivités ont peur à ce stade, et on peut les comprendre, de donner l’impression d’être médiocres (se plaindre d’une voiture de la PM abimée alors qu’un agent a été blessé, ou pire, semble mesquin… idem pour le préjudice financier à la suite d’un agent mis en arrêt maladie ou en ASA… mais c’est indispensable).
Tout l’art de l’avocat consiste donc alors à soulever un préjudice moral au principal (pour lequel on sait qu’on se fera débouter…) mais d’y ajouter un préjudice matériel précis, bien argumenté, qui médiatiquement passera inaperçu, mais qui interdira au juge (s’il est sérieux…) de rejeter notre CPC…
Voici un petit tableau que j’utilise au sujet de ces deux infractions (non pas sur les questions de procédure que j’évoque ci-avant, mais sur le fond de ces contraventions et délits :
Avec les séries de questions à se poser qui recèlent chacune quelques pièges :
- agir au civil et/ou au pénal ?
- injure ou diffamation ?
- injure et/ou diffamation… publique (que l’on doit prouver) ou privée ?
- quelles réponses de la partie adverse (exceptio veritatis en diffamation ; excuse de provocation en injure) ?
- usage ou non des autres procédures que ci-avant dans ce tableau (certaines procédures peuvent être cumulées) ?
- n’attaquer qu’à coup sûr. Si on attaque sur 12 membres de phrases et que l’on gagne sur 11… la partie perdante pourra clamer que le juge l’a fait gagner ou au moins a « coupé la poire en deux »… d’où l’importance de ciseler les points que l’on attaque avec un argumentaire éprouvé point par point
- • prouver que l’on n’est pas prescrit (y compris vidage mémoire cache pour les huissiers, etc. )
- relancer la procédure pour éviter la prescription qui est très rapide (3 mois par défaut) en ces domaines
- etc.
A ces divers sujets, voir notamment :
- à titre principal, cette vidéo (utile même hors cadre électoral) :
- Alors en 6 mn 26, Me Eric Landot détaille ces régimes, leurs atouts, leurs pièges et, surtout, esquisse un mode d’emploi, un kit de survie en période de campagne électorale :
- Alors en 6 mn 26, Me Eric Landot détaille ces régimes, leurs atouts, leurs pièges et, surtout, esquisse un mode d’emploi, un kit de survie en période de campagne électorale :
- Voir aussi :
- Injure et diffamation : les règles, très piégeuses, de prescription du droit français ne sont pas censurées par la CEDH… mais pourraient l’être à l’avenir dans certains cas
- La diffamation nuit gravement à l’élection (TA Grenoble, 24 septembre 2020, n° 2001899-2001997)
- Diffamations et injures : les réseaux sociaux, zones de non-droit ?… ou de trop de droits ? [courte VIDEO SMACL/CNFPT/Landot & a.]
- Un élu est condamné pour homicide involontaire. Un autre l’est pour injure ou diffamation. Ont-ils le droit à la protection fonctionnelle (prise en charge de leurs frais d’avocats par la commune) ?
- La CEDH ouvre les vannes de l’invective et de la diffamation dans la vie des assemblées locales (CEDH, 7 septembre 2017, Lacroix c/ France, n°41519/12)
- Le délai de distance propre aux infractions en droit de la presse (dont l’injure et la diffamation) est-il conforme à la Constitution ? (Décision n° 2019-786 QPC du 24 mai 2019
Association Sea Shepherd [Délai entre la citation et la comparution devant un tribunal correctionnel en matière d’infractions de presse]) - Diffamation : la musique adoucit les moeurs (en tous cas selon la CA d’Aix-en-P. : Cour d’Appel d’Aix-en-Provence, 7ème Ch. A, arrêt du 6 février 2017)
- Cass. crim., 18 janvier 2022, n° 20-86.203
- Adoption en 1e lecture de la proposition de loi « renforçant la sécurité des élus locaux et la protection des maires » [version à jour de la « petite loi » définitive]
- etc.
Et après ? Après on prend un avocat, un cachet d’aspirine et, surtout, à la toute fin, on lutte pour tenter de tourner la page. C’est le plus dur.
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