Non bis in idem entre sanction pénale et sanction en droit de la concurrence : la CJUE précise la protection qu’offre le droit de l’Union contre la double incrimination

Crédits photographiques : Cour de justice de l'Union européenne - CJUE

Hier, la CJUE a précisé la protection qu’offre le droit de l’Union contre la double incrimination en matière de cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale en droit de la concurrence. Cette décision n’est pas anodine car, souvent, le juge français accepte plus de cumul de sanctions que les juridictions européennes (CEDH et CJUE) qui quant à elles s’en tiennent plus nettement au principe non (ou ne) bis in idem.

 

 

Le principe général du droit (PGD) « non bis in idem », aujourd’hui considéré comme résultant de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, fait obstacle à ce qu’une autorité inflige deux fois des sanctions pour les mêmes faits.

Sauf qu’en en perd :

  • littéralement son latin, puisque le débat fait rage entre les tenants de la formulation « non bis in idem » et les défenseurs du « ne bis in idem ».
  • juridiquement son latin puisque ce principe pluriséculaire ne cesse de se réinventer.

Sources canoniques en pénal : Cass. crim.,13 janvier 1953, Bull. crim.1953 n° 12; Cass. crim., 26 octobre 2016, pourvoi n° 15-84.552, Bull. crim. 2016, n° 276.

Voici quelques exemples récents des évolutions et circonvolutions de cet auguste principe, se frayant un chemin parfois tortueux dans notre XXIe siècle torturé :

 

Encore très récemment, le Conseil constitutionnel a rappelé que le principe non bis in idem, tiré (dans notre droit actuel) de l’article 8 de la DDHC :

  • ne concerne pas seulement les peines prononcées par les juridictions pénales mais qu’il s’étend « à toute sanction ayant le caractère d’une punition
  • avec une prise en compte globale :
    • « Il découle du principe de nécessité des délits et des peines qu’une même personne ne peut faire l’objet de plusieurs poursuites tendant à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique, par des sanctions de même nature, aux fins de protéger les mêmes intérêts sociaux. Si l’éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues.»

… Mais avec en réalité des acceptations très larges de cumuls, le juge français, y compris le Conseil constitutionnel, voyant aisément des sanctions de nature différentes ne violant pas ce principe.

Exemples : Décision n° 2016-550 QPC du 1er juillet 2016 (voir Cumul CDBF/pénal/disciplinaire : le Conseil constitutionnel en accepte le principe, moyennant deux limites (et non plus une seule). Au sujet de la CDBF, mais sur un autre terrain, voir aussi Décision n° 2016-599 QPC du 2 décembre 2016  ; cf. notre article : Le Conseil constitutionnel a, ce matin, tranché : les élus locaux continueront de ne pas relever de la CDBF pour les fonctions qui sont l’accessoire obligé de leur mandat électif ). Citons aussi CE, 6 novembre 2019, M. L…, n° 418463, B., CE, 30 janvier 2019, Président de l’Autorité des marchés financiers c/,, n° 412789, à mentionner aux Tables du rec. ; voir aussi Cass. crim., 26 octobre 2016, n° 15-84.552, Bull. crim. 2016, n° 276 ; Cass. Crim., 16 avril 2019, n° 18-84.073, publié au bulletin… Pour un cas surprenant, voir CE, 30 décembre 2016, ACNUSA, n° 395681, au rec. Pour un cas récent et, selon nous, tout à fait discutable au regard des décisions de la CEDH et de la CJUE, voir décision n° 2021-953 QPC du 3 décembre 2021, Société Specitubes.

Voir aussi : Marchés publics saucissonnés : quelle est la frontière entre illégalité, infraction pénale et infraction financière ? 

Ce principe se retrouve aussi au niveau européen.

La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte ») dispose que « nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi ». Par deux arrêts rendus ce jour, la Cour de justice se prononce sur l’étendue de la protection offerte par cette interdiction de la double incrimination (qui s’appelle aussi le principe ne bis in idem) en droit de la concurrence.

A ce niveau, des tâtonnements ont aussi eu lieu, mais pour conduire à une jurisprudence qui commence de converger, ce qui conduit à s’interroger sur la compatibilité parfois, de ce droit français avec ce qu’ont pu nous en dire la CJUE et la CEDH (d’ailleurs le juge français a fait quelques pas récemment dans le sens des juridictions européennes : Cass. crim., Formation plénière de chambre, 15 décembre 2021, pourvoi n° 21-81.864, Bull.).

La CJUE avait refusé toute sanction administrative répressive (i.e. sanction telle que la répression des infractions financières devant la Cour de discipline budgétaire et financière ou encore les contraventions de grande voirie, certaines sanctions d’autorités de régulation…) se cumulant à une sanction pénale (CJUE, 26 février 2013, Aklagaren c/ Hans Akerberg Fransson, aff. C-617/10). Naturellement, les sanctions administratives non répressives (contentieux disciplinaire, par exemple) restent, quant à elles, cumulables aux sanctions pénales.

CJUE

Sauf que la Cour européenne des droits de l’homme avait été quant à elle plus souple, admettant des procédures mixtes conduisant à un tel cumul (CEDH, 15 novembre 2016, A. et B. c/ Norvège, n° 24130/11 ), avant que de se reprendre et de se rapprocher de la position de la CJUE (CJUE, 20 mars 2018, aff. C-524/15, aff. C-537/16 et C-596/16)…

Autre source : voir CEDH, gde ch., arrêt du 10 février 2009, Serguei Zolotoukhine c. Russie, n° 14939/03. 

Voir aussi : Non bis in idem… quoique (harmonisation des positions des juges européens CJUE et CEDH) 

 

Or, voici hier que la CJUE a précisé la protection qu’offre le droit de l’Union contre la double incrimination en matière de cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale en droit de la concurrence, et ce au titre de deux affaires distinctes (ce qui suit reprenant des éléments du communiqué de presse de la Cour).

A. Faits et procédures

A1/ Affaire bpost

La société bpost s’est vu infliger successivement des amendes par deux autorités nationales. En juillet 2011, une première sanction pécuniaire de 2,3 millions d’euros lui a été imposée par l’autorité de régulation du secteur postal qui a conclu que le régime de rabais appliqué par bpost à partir de l’année 2010 était discriminatoire envers certains de ses clients. En mars 2016, cette décision a été annulée par la cour d’appel de Bruxelles, dont l’arrêt est devenu définitif 1, au motif que la pratique tarifaire en cause n’était pas discriminatoire.

En décembre 2012, l’autorité de concurrence a entretemps infligé à bpost une amende de près de 37,4 millions d’euros pour abus de position dominante en raison de l’application de ce même système de rabais entre janvier 2010 et juillet 2011. La société bpost conteste devant la cour d’appel de Bruxelles la régularité de cette seconde procédure au nom du principe ne bis in idem.

B2/ Affaire Nordzucker e.a.

La Cour suprême d’Autriche est saisie par l’autorité autrichienne de la concurrence d’un appel dans une procédure visant à faire constater que Nordzucker, un producteur allemand de sucre, a enfreint le droit de l’Union en matière d’ententes ainsi que le droit de la concurrence autrichien et à faire condamner Südzucker, un autre producteur allemand du sucre, à une amende pour la même infraction. Cette procédure est fondée, notamment, sur un entretien téléphonique au cours duquel des représentants de ces deux entreprises ont discuté du marché autrichien du sucre. Cet entretien avait déjà été mentionné, par l’autorité allemande de la concurrence, dans une décision devenue définitive. Par cette décision, cette autorité a constaté que les deux entreprises avaient violé tant le droit de l’Union que le droit allemand de la concurrence et a imposé une sanction pécuniaire de 195,5 millions d’euros à Südzucker.

Réunie en grande chambre, la Cour rappelle, dans les deux affaires, que l’application du principe ne bis in idem est soumise à une double condition : il est nécessaire, d’une part, qu’une décision antérieure soit devenue définitive (condition « bis ») et, d’autre part, que les mêmes faits soient visés par la décision antérieure et par les poursuites ou les décisions postérieures (condition « idem »).

La Cour précise que, en droit de la concurrence, comme dans tout autre domaine du droit de l’Union, le critère pertinent aux fins d’apprécier l’existence d’une même infraction (« idem ») est celui de l’identité des faits matériels, compris comme l’existence d’un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles qui ont conduit à l’acquittement ou à la condamnation définitive de la personne concernée. Elle rappelle cependant que des limitations peuvent être apportées par la loi à l’exercice d’un droit fondamental, comme celui qui est conféré par l’interdiction de la double incrimination (le principe ne bis in idem), si elles respectent le contenu essentiel de ces droits, sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union.

B. AU TOTAL DANS CES AFFAIRES :

B1/ Affaire bpost

Selon la Cour, la protection conférée par la Charte ne s’oppose pas, compte tenu de cette possibilité de limiter l’application du principe ne bis in idem, à ce qu’une entreprise soit sanctionnée pour une infraction au droit de la concurrence lorsque, pour les mêmes faits, elle a déjà fait l’objet d’une décision définitive pour non-respect d’une réglementation sectorielle (par exemple, la réglementation du secteur postal régissant les activités de bpost). Ce cumul de poursuites et de sanctions est toutefois conditionné par l’existence de règles claires et précisespermettant de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles d’en faire l’objet ainsi que la coordination entre les deux autorités compétentes. De surcroît, les deux procédures doivent avoir été menées de manière suffisamment coordonnée dans un intervalle de temps rapproché et l’ensemble des sanctions imposées doit correspondre à la gravité des infractions commises. Sinon, la seconde autorité publique qui intervient viole l’interdiction de la double incrimination en engageant des poursuites.

B2/ Affaire Nordzucker e.a.

Selon la Cour, le principe ne bis in idem ne s’oppose pas à ce qu’une entreprise soit poursuivie, par l’autorité de concurrence d’un État membre, et se voie infliger une amende pour une infraction, en raison d’un comportement qui a eu un objet ou un effet anticoncurrentiel sur le territoire de cet État membre, alors que ce comportement a déjà été mentionné, par une autorité de concurrence d’un autre État membre, dans une décision définitive. La Cour souligne, toutefois, que cette dernière décision ne doit pas reposer sur le constat d’un objet ou d’un effetanticoncurrentiel sur le territoire du premier État membre. Si tel est le cas, en revanche, la seconde autorité de la concurrence qui engage des poursuites relatives à cet objet ou cet effet viole l’interdiction de la double incrimination.

La dernière question posée dans cette affaire interroge la Cour sur l’applicabilité du principe ne bis in idem aux procédures ayant concerné l’application d’un programme de clémence et dans lesquelles une amende n’a pas été infligée. La Cour indique à cet égard que le principe ne bis in idem est applicable à une procédure de mise en œuvre du droit de la concurrence dans laquelle, en raison de la participation de la partie concernée au programme national de clémence, une infraction à ce droit ne peut qu’être constatée.

 

 

VOICI CES DÉCISIONS

 

Crédits photographiques : Cour de justice de l’Union européenne – CJUE