Référé-suspension et environnement : une intéressante illustration de l’appréciation de l’urgence par le TA de Rouen

 

I. L’affaire en quelques mots

 

Par un arrêté du 28 avril 2017, la préfère de la Seine-Maritime, le préfet du Calvados, et le préfet de l’Eure ont autorisé le Grand Port Maritime de Rouen à réaliser des dragages d’entretien de l’estuaire aval, ainsi que l’immersion des sédiments du port de Rouen, en vertu des dispositions de l’article L.214-3 du code de l’environnement.

Des associations de protection de l’environnement ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Rouen d’une demande de suspension de l’exécution de cet arrêté.

Le juge des référés ayant estimé que la condition d’urgence n’était pas satisfaite, la requête a été rejetée par une ordonnance du 19 juillet 2017.`

 


 

II. Petits rappels sur la condition d’urgence en référé suspension, notamment en matière environnementale

Il est à rappeler comment s’apprécie cette urgence en matière de référé suspension, surtout quand un intérêt environnemental est en jeu.

Le juge administratif considère que :

« la condition d’urgence à laquelle est subordonné le prononcé d’une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre » et exige en conséquence que le « juge des référés, saisi d’une demande tendant à la suspension d’une telle décision, [apprécie] concrètement, compte tenu des justifications fournies par le requérant, si les effets de celle-ci sur la situation de ce dernier ou, le cas échéant, des personnes concernées, sont de nature à caractériser une urgence justifiant que, sans attendre le jugement de la requête au fond, l’exécution de la décision soit suspendue » (CE, Section, 19 janvier 2001, Confédération nationale des Radios libres, rec. p. 29)

 

Il ne peut donc y avoir suspension que s’il y a gravité et immédiateté du préjudice.

En premier lieu, il n’y a suspension qu’en cas de gravité du préjudice au sens de l’arrêt « Confédération nationale des Radios libres » précité. « L’urgence s’apprécie objectivement et globalement » (voir par exemple CE, S., 28 février 2001, Préfet des Alpes-Maritimes c/ SEA, rec. p. 109) notamment dans l’appréciation de la prise en considération de l’ensemble des intérêts en présence.

Le juge prend en compte aussi, dans l’appréciation de l’urgence, « l’intérêt public qui s’attache à l’exécution immédiate » de l’acte querellé (voir CE, 5 novembre 2001, Commune du Cannet des Maures, n° 234396, rec. p. 540 ; dans le même sens voir CE, Ord., 13 septembre 2001, Féd. CFDT des synd. de Banques, rec. p. 422…).

Ce point semble avoir été pris en compte en l’espèce.

En second lieu, il n’y a suspension qu’en cas d’immédiateté du préjudice au sens de l’arrêt « Confédération nationale des Radios libres » précité.

A noter : le juge administratif estime que si le requérant a tardé à faire valoir ladite urgence, cela signifie qu’il y accorde lui-même peu de prix, et donc qu’il n’y a pas de raison de faire droit à sa demande (voir notamment sur ce point CE, 14 sept. 2001, Van de Walle, n°238110 ; CE, 26 déc. 2002, Assoc. pour la protection des intérêts de Cazaubon-Barbotan, AJDA 2003, p. 674).

Il a déjà été jugé que l’absence de nuisance causé par une installation classée mise en service doit être pris en compte par le juge des référés au moment où il statue :

« Considérant que les requérantes font valoir que l’exploitant n’ayant pas réalisé le forage projeté dans sa demande d’autorisation, l’installation est exposée à un risque évident en cas d’incendie ; qu’il résulte, toutefois, de l’instruction, notamment du rapport établi par l’inspection des installations classées à la suite de sa visite sur place, le 6 novembre 2009, qu’ont été créés sur le site, conformément aux prescriptions de l’arrêté litigieux, deux bassins étanches constituant des réserves incendie, (…) ; que n’est pas davantage démontrée la réalité du risque pour la sécurité publique (…) ; qu’ainsi, l’instruction ne fait pas apparaître d’éléments précis relatifs à la réalité de risques sérieux pour l’environnement que pourrait entraîner dans l’immédiat le fonctionnement de la décharge, d’ailleurs mise en service depuis le mois de novembre 2009 » (CAA Nantes, 29 juin 2010, Commune de Huisseau-sur-Mauves, req. n° 10NT00679).

 

III. En l’espèce : de la bonne ou de la mauvaise argumentation, par les parties, sur l’urgence en matière environnementale

Le TA commence par rappeler comment il lui incombe, en droit, d’apprécier l’urgence, même si la formulation retenue s’écarte du pur rappel de l’arrêt canonique « Radios libres », précité (l’expression « mesure conservatoire » étant d’ailleurs un brin malheureuse car elle fait penser au référé mesures utiles mais bon…) :

« Il convient en outre de rappeler que l’office du juge des référés, saisi de conclusions à fin de suspension, le conduit à porter sur l’urgence une appréciation objective, concrète et globale, au vu de l’ensemble des intérêts en présence, afin de déterminer si, dans les circonstances particulières de chaque affaire, il y a lieu d’ordonner une mesure conservatoire à effet provisoire dans l’attente du jugement au fond de la requête à fin d’annulation de la décision contestée.

 

Puis le juge rappelle les arguments de la requête :

« 4. Au soutien de sa demande de suspension de l’exécution de la décision en litige du 28 avril 2017, et pour justifier de l’existence d’une situation d’urgence justifiant le prononcé  de la mesure de suspension sollicitée, le groupement régional des associations de protection de l’environnement de Normandie et la fédération des associations pour la protection de l’environnement, du patrimoine, du littoral de la côte fleurie sud et de son pays d’Auge soutiennent que l’urgence est constituée dès lors que le GPMR a débuté les opérations d’immersion de produits de dragage fortement contaminés sur le site du Machu et les autres sites d’immersion, qui, si elles se poursuivent, vont provoquer une pollution aux conséquences désastreuses sur l’environnement, sur la qualité des eaux, la faune piscicole et vont exposer les usagers des plages du département du Calvados et les riverains de la Manche à des risques sanitaires majeurs. »

 

Le juge répond ensuite sur ces points, par des considérants où l’on voit que l’urgence en matière environnementale n’est pas automatique et surtout que sur cette urgence le débat se porte très vite — et c’est le cas de le dire — sur le fond en ce domaine :

« 5. Comme tout port de fond d’estuaire, le Grand port maritime de Rouen doit, pour maintenir un niveau de navigabilité suffisant pour garantir la sécurité de la navigation maritime et fluviale et le bon fonctionnement des activités économiques qui s’y déroulent, réaliser des dragages d’entretien réguliers dans l’estuaire de la Seine. Ce dernier est le lieu d’une très importante sédimentation due à l’hydrodynamisme local, lequel est la cause d’un bilan sédimentaire résiduel au profit d’un apport de sédiments du large vers le littoral. Cette sédimentation d’origine marine peut atteindre plusieurs mètres d’épaisseur par an dans l’embouchure de la Seine, entraînant le comblement progressif et rapide du chenal. Le GPMR procède ainsi annuellement à des dragages compris entre 3,5 et 5 millions de mètres cubes de sédiments sableux et fins dans la partie aval de son chenal de navigation.

6. Il résulte de l’instruction que les sédiments dragués dans cette zone proviennent essentiellement d’apports marins, à plus de 90 %, en particulier dans la zone aval. Les courants de marées montantes pénètrent dans le chenal de navigation, entraînant des sables et des vases présents sur les bancs encadrant l’embouchure de la Seine. Les quantités déposées par la marée dépendent des conditions climatologiques et donc du débit de la Seine, des effets de la houle et des coefficients de marée. Il en découle que la fraction fine des sédiments dragués et immergés par la pratique du clapage en mer, que ce soit sur le site du Kannick, utilisé depuis 1977, ou sur le site de Machu situé dans la même baie de Seine, à proximité (5 km), peuvent être remis en suspension et revenir se déposer dans l’estuaire. Ainsi, l’arrêté attaqué ne fait qu’autoriser la poursuite de cette activité avec un changement de lieu d’immersion des sédiments situé plus au large des côtes, à savoir le site du Machu. »

Bref, ce n’est pas parce qu’il y a un début d’exécution que l’urgence est constituée automatiquement, d’autres éléments sont requis (comme évoqué ci-dessus en II) pour qu’il y ait urgence, comme le TA de Rouen le formule de manière lapidaire :

« 7. Le seul fait que les opérations de clapage sur le site du Machu aient débuté n’est, en tout état de cause, pas de nature à justifier l’urgence à suspendre l’autorisation contestée.»

Et les considérants 8 à 12 continuent par une démolition en règle des arguments techniques de la requête, prouvant combien, en ce domaine environnemental, le débat sur l’urgence est un combat sur les techniques, sur le fond du dossier.

Y compris sur l’état des techniques alternatives (voir le considérant 13) glissant vers (en cas d’existence de ces techniques) un bilan coût-avantages.

A ce stade, le juriste débutant hésite entre ne traiter que de l’urgence :

  • soit en termes désincarnés sans entrer dans la technique du dossier…
  • soit en noyant le juge sous ces éléments techniques

… alors que l’avocat expérimenté doit fournir ces éléments techniques (qui parfois du coup sont évoqués deux fois : une fois sur l’urgence et une fois sur le moyen sérieux, quitte à faire des renvois ou des productions communes à deux parties différentes du mémoire) … mais toujours en faisant un lien précis entre ces éléments techniques et les éléments juridiques d’appréciation de l’urgence (ceux évoqués au point II ci-dessus).

Cette ordonnance, comme tant d’autres avouons le, en est la nette illustration. Il nous a semblé utile, cet été, de s’amuser à plonger dans les eaux parfois troublées de ce moment passionnant du débat contentieux en référé suspension.

 

Voici cette Ordonnance

TA Rouen, Ord., 19 juillet 2017, Groupement régional des associations de protection de l’environnement de Normandie et Fédération des associations pour la protection de l’environnement, du patrimoine, du littoral de la côte fleurie Sud et de son pays d’Auge, n°1701997 :

1701997

 

 

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