Favoritisme : une QPC peut-elle servir en réalité à faire censurer, par le Conseil constitutionnel, la jurisprudence judiciaire ?

Le délit de favoritisme s’applique, contra legem, même sans « avantage injustifié », d’une part, et avec une quasi-présomption de culpabilité dès qu’une faute est commise, d’autre part. 

C’est choquant. Certes. Mais ce n’est pas par une QPC qu’il est loisible de mettre fin à ces jurisprudences très contestables. Et ce pour deux raisons. 

La première… c’est que, en droit, ce n’est pas là l’office d’une QPC. La question en l’espèce n’est pas la formulation (peu contestable) de la loi pénale, mais le fait que le juge judiciaire n’applique pas les formulations de ladite loi. 

La seconde est qu’une QPC contre la jurisprudence de la Cour de cassation… requiert d’en passer par la transmission, au Conseil constitutionnel, de ladite QPC par la Cour de cassation. Or, étrangement, la Cour de cassation a refusé qu’une QPC puisse avoir pour but réel de demander au Conseil constitutionnel de censurer la jurisprudence de la Cour de cassation.  

 

 

En 2021, le délit dit « de favoritisme » souffle sur sa 30e bougie. Sa carrière s’avère impressionnante : il joue un rôle central dans la régulation du monde administratif ; il censure toute atteinte aux règles de la commande publique, que quelqu’un ait été, ou non, « favorisé ».

L’idéal des pères fondateurs de ce délit était de traquer les atteintes aux marchés publics avec la force du pénal, avec les moyens d’enquête de la procédure judiciaire. Ce rôle fut rempli au-delà des rêves de ses parents, avec un zèle outrancier que son âge n’excuse plus. En effet, le juge pénal a fait de cette infraction un délit presque automatique.

En effet, le caractère coupable de l’abstention est à démontrer par l’accusation… mais elle est vite présumée, sur la base de jurisprudences qui ont été forgées dans le cadre de responsabilités de professionnels de la commande publique et dont l’adaptation aux autres agents et, plus encore, aux élus, s’avère fort discutable.

Sources : pour une pétition de principe, voir Cour de cassation, criminelle, Chambre criminelle, 23 juillet 2014, 14-90.024 ; Cass. Crim., 10 septembre 2008, n° 08-80.589 ; Cass. Crim., 11 décembre 2002, n° 02-80.699. Exemples frappants : CA Rennes 21/11/96 ; CA Grenoble 27/8/97 ; CA Colmar 12/12/97 et 14/11/97 ; TGI Rennes 18/6/98… toutes affaires citées in Circulaire du Garde des Sceaux, n° Crim-98.4/G3, du 2 juillet 1998. 

Et la Cour de cassation de le formuler de manière bravache, sans rouge au front semble-t-il, avouant qu’elle « tend à considérer que l’avantage injustifié s’induit nécessairement de la violation de la norme légale ou réglementaire gouvernant la commande publique » (Cour de cassation, Rapport annuel pour l’année 2008, p. 151, cité ici dans son excellent article, pour EFE, par notre confrère Dal Farra). Cachez cette présomption d’innocence que je ne saurais voir…

Plus encore, cette infraction peut être commise par complicité… elle-même constituée par la négligence dans ses propres contrôles. Cette responsabilité du complice par abstention un peu vite présumée délibérée, a été forgée par des jurisprudences fondées sur le recours à des professionnels internes ou externes, notamment en matière de tenues ou de certification des comptes (cf. p. ex. Cass. crim., 31 janvier 2007, n° 02-85.809).

Certes de temps en temps la Cour de cassation rappelle-t-elle qu’il faut un minimum de preuves tangibles, et non de simples allégations, pour fonder pareille complicité (Cass. crim., 23 novembre 2016, n° 15-87.814). Mais les applications peuvent en être redoutables (voir par exemple encore récemment Cass. crim., 29 janvier 2020, 19-82942 ; voir ici notre article).

Mais tout de même, nous sommes donc, au total, dans un délit redoutable qui :

  1. peut être, d’une part, commis en réalité par inadvertance, en raison d’un élément intentionnel très vite présumé,
  2. et sur lequel fermer les yeux peut conduire à les rouvrir en prison (pour les autorités hiérarchiques, voire de tutelle parfois), d’autre part. 

Ajoutons que cette infraction est commise sans qu’il soit besoin de démontrer qu’il y a eu avantage injustifié… au contraire de ce qui est expressément formulé par l’article 432-14 du Code pénal. Pourquoi en effet en pénal s’embêter avec les vétilles que sont les formulations textuelles ?

Face à cette situation, des juristes ont tenté de contourner la position du juge pénal (qui objectivement fait pour le coup fi un peu vite des règles en matière de charge de la preuve en pénal via cette commode et trop automatique présomption de culpabilité…). Comment ? Via une QPC.

Oui mais une QPC en judiciaire doit passer… par le juge judiciaire… lequel a posé (de fait, la ficelle de la QPC était un peu grosse) que NON… Une QPC peut servir à vérifier si une loi n’est pas inconstitutionnelle… mais pas à imposer au juge un revirement de jurisprudence !

Citons la Cour courroucée :

« 4. L’article 432-14 du code pénal définit le délit de favoritisme comme le fait de procurer ou de tenter de procurer à autrui, par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public, un avantage injustifié.
« 5 . La jurisprudence de la Cour de cassation considère que cet avantage injustifié s’induit nécessairement de la violation de la norme légale ou réglementaire gouvernant la commande publique.
« 6 . La question est irrecevable en ce qu’elle critique la conformité de la jurisprudence de la Cour de cassation avec le libellé du texte législatif en cause.
« 7. Pour le surplus, la question ne présente pas un caractère sérieux en ce qu’elle invoque l’absence de définition de la notion d’avantage injustifié dans le texte en cause, les dispositions critiquées telles qu’interprétées par la jurisprudence de la Cour de cassation, définissant les caractéristiques essentielles du comportement fautif de nature à engager la responsabilité pénale de son auteur. »
Cass. crim., 19 mai 2021, n° 21-90.006. Lire en ligne : https://www.doctrine.fr/d/CASS/2021/JURITEXT000043566087

Exit donc (logiquement) le contournement par la

 

Pour les personnes condamnées à la faveur de la non application du critère textuel d’un « avantage injustifié », d’une part, et de la présomption de culpabilité dès qu’est commise une violation du droit de la commande publique, d’autre part… restera à re-tenter la voie d’un recours CEDH, lequel ne sera à utiliser, au delà des quelques décisions déjà rendues, que dans des cas nets de condamnation contestables au nom de l’article 7-1 de la Convention  (CEDH, 25 mai 1993, n° 14307/88, Kokkinakis c/ Grèce, Série A, n° 260-A, § 52 ; CEDH, 15 novembre 1996, n° 17862/91, Cantoni c/ France, Recueil 1996-V ; CEDH, 11 juin 2000, n° 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96, Coëme et a. c/ Belgique, Recueil 2002-VII…).