Mise à jour complétée de notre article du 30 décembre 2021…
Le droit de l’Union s’oppose au droit interne, même porté par une Cour constitutionnelle, qui conduirait à risque systémique d’impunité en matière de fraude et de corruption… au risque même que les Etats membres doivent adapter leur Constitution comme cela devrait être le cas en Roumanie. Un juge qui constaterait que le droit de son pays méconnait les règles européennes anti fraude et anti corruption a l’obligation d’appliquer le droit européen et non le droit de son pays et toute atteinte à l’indépendance de ce juge ou toute sanction contre ce juge à ce titre serait contraire au droit de l’Union. Ce qui constitue un nouveau bras de fer entre certaines juridictions nationales (dont parfois les juridictions françaises…) et CJUE sur la primauté du droit de l’Union.
Plan de cet article :
- I. Un pas de plus dans le bras de fer entre CJUE et certaines juridictions nationales, sur la primauté du droit de l’Union
- I.A. Le droit de l’Union évolue fortement dans le sens du démantèlement du droit national qui serait contraire au droit de l’Union (ce qui est logique si l’on se souvient qu’il y a un principe de primauté dudit droit…), y compris en termes de questions préjudicielles et de régime disciplinaire des magistrats
- I.B. Cette position de plus en plus ferme de la CJUE répond à une vague de ripostes nationalistes des juridictions nationales, à laquelle la France contribue d’ailleurs mezzo voce
- II. Dans ce cadre, le nouvel CJUE rendu le 21 décembre 2021, de nouveau relatif à la Roumanie, conduit à poser que le droit de l’Union interdit les jurisprudences et législations nationales pouvant conduire à risque systémique d’impunité en matière de fraude et de corruption… y compris là encore au point d’écarter le droit national et de protéger contre toute sanction les juges nationaux qui viendraient à écarter ledit droit national au nom du droit de l’Union (pour appliquer le droit de l’Union ou pour poser une question préjudicielle)
- III. Réponse de la Cour constitutionnelle roumaine fin 2021
Dans les affaires jointes C-357/19 Euro Box Promotion e.a., C-379/19 DNA- Serviciul Teritorial Oradea, C-547/19 Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România », C-811/19 FQ e.a. et C-840/19 NC, la CJUE a posé, le 21 décembre 2021, que le droit de l’Union s’oppose à l’application d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle dans la mesure où celle-ci, combinée avec les dispositions nationales en matière de prescription, crée un risque systémique d’impunité.
La primauté du droit de l’Union exige en effet, selon la Cour, que les juridictions nationales aient le pouvoir de laisser inappliquée une décision d’une cour constitutionnelle qui serait contraire à ce droit, notamment sans courir le risque d’engager leur responsabilité disciplinaire.
I. Un pas de plus dans le bras de fer entre CJUE et certaines juridictions nationales, sur la primauté du droit de l’Union
I.A. Le droit de l’Union évolue fortement dans le sens du démantèlement du droit national qui serait contraire au droit de l’Union (ce qui est logique si l’on se souvient qu’il y a un principe de primauté dudit droit…), y compris en termes de questions préjudicielles et de régime disciplinaire des magistrats
C’est un pas de plus pour la CJUE dans la défense de la primauté du droit européen pouvant au besoin conduire à ne pas appliquer le droit national ni même les jurisprudences nationales ou les sanctions disciplinaires nationales dans le monde des magistrats.
Sources récentes : CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management, Catania Multiservizi SpA, contre Rete Ferroviaria Italiana SpA, C-561/19 ; CJUE, grande chambre, 23 novembre 2021, Pesti Központi Kerületi Bíróság, C‑564/19.
Voir aussi :
- La CJUE démantèle les dispositifs anti-questions préjudicielles [VIDEO]
- La CJUE impose la destruction des barrages anti-questions préjudicielles (y compris disciplinaires)
- CJUE : s’abstenir de poser une question préjudicielle ne peut se faire sous le manteau, fût-ce celui de la Justice. Et ceci s’apprécie question de droit par question de droit, et non affaire par affaire.
- Cf. également, quoique le lien soit plus lointain :
On le voit, nous sommes au coeur de tensions fortes entre juridictions nationales et européennes, au delà du cadre roumain.
Faire prévaloir la primauté du droit de l’Union impose que les juges posent des questions préjudicielles et se justifient quand ils ne le font pas (CJUE, 6 octobre 1982, Cilfit e.a., 283/81, EU:C:1982:335, point 21), conduisant à la censure des juridictions nationales quand celles-ci s’y opposent ou négligent de le faire. A défaut, l’Etat peut être condamné par une action en manquement, comme l’a été la France en raison des réticences du Conseil d’Etat à saisir la CJUE (voir (CJUE, 4 octobre 2018, aff. C‑416/17 ; voir notre article ici : Le Conseil d’Etat se fait gronder très, très fort par la Cour de Justice de l’Union européenne… au point que la France s’en trouve condamnée pour « action en manquement »). De telles positions sont à apprécier aussi à l’aune de l’évolution des positions du juge européen, plus souple qu’auparavant (CJUE 15 avril 2016, Pál Aranyosi et Robert Căldăraru, aff. C-404/15 et C-695/15 PPU).
Et donc, surtout, la CJUE a estimé qu’étaient démonétisées les sanctions ou les jurisprudences en sens contraire (CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, Consorzio Italian Management, Catania Multiservizi SpA, contre Rete Ferroviaria Italiana SpA, C-561/19 ; CJUE, grande chambre, 23 novembre 2021, Pesti Központi Kerületi Bíróság, C‑564/19 ; voir notre vidéo et nos articles précités).
I.B. Cette position de plus en plus ferme de la CJUE répond à une vague de ripostes nationalistes des juridictions nationales, à laquelle la France contribue d’ailleurs mezzo voce
Mais les juridictions nationales sont prises ces temps ci par un vent de nationalisme conduisant à des positions plus ou moins souverainistes :
- le tribunal constitutionnel polonais ayant récemment affirmé la primauté de certains éléments du droit polonais sur le droit européen ;
- le Tribunal constitutionnel allemand avait lui-aussi fait prévaloir sur un point le droit national sur celui de l’Union (BVerfG, 5 mai 2020, 2 BvR 859/15, 2 BvR 1651/15, 2 BvR 2006/15, 2 BvR 980/16 (voir auparavant : 15 décembre 2015, 2BvR 2735/14 ; 29 mai 1974, BverfGe, vol. 37, 271, « Solange I » ; 22 octobre 1986, Bverfg, vol. 73, p. 339, « Solange II » ; 7 juin 2000, EuGrZ, 2000, p. 328, « Solange III »).
- voir aussi dans un sens proche : Cour suprême du Danemark, 6 décembre 2016, Ajos, 15/2014
Voir aussi CC italien, 13-21 avril 1989, SpA Fragd c/Amministratione delle Finanze, sent. n° 232/89, FI, 1990, I, p. 1855.
Mais notre Conseil constitutionnel et notre Conseil d’Etat se sont dotés de dispositifs nationalistes (si si…) similaires au moins quand le droit de l’Union est moins protecteur (ce qui est une position assez différente en théorie que les positions allemandes ou hongroises, mais ce qui en pratique permet commodément d’arriver au même résultat puisqu’une fois que l’on pose que le droit européen peut être écarté, on aboutit à en supprimer la primauté sur mesure…) :
- décision n°2006-540 DC du 27 juillet 2006 (Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, considérant 19)
- qui reprenait en réalité mais en en changeant la formulation, une notion dégagée par la décision n° 2004-496 DC, 10 juin 2004 (« il ne pourrait être fait obstacle à la transposition en droit interne d’une directive communautaire qu’en raison d’une disposition expresse contraire de la Constitution »)
- réaffirmée avec constance depuis, mais sans contenu réel précis. Voir récemment : décision n° 2021-905 QPC du 7 mai 2021, Section française de l’observatoire international des prisons ; décision n° 2018-765 DC du 12 juin 2018.
- en lien avec le célèbre arrêt Société Arcelor Lorraine (CE Ass., 8 février 2007, n° 287110
- repris et étendu par l’important arrêt « French Data Network et autres » rendu le Conseil d’Etat (21 avril 2021, French Data Network et autres n° 393099, 394922, 397844, 397851, 424717 et 424718 (Libertés et communications, droits français et européen… survol de l’important arrêt French Data Network [VIDEO et article])… que l’on retrouve appliqué avec un nationalisme ombrageux (mais pour des raisons bien compréhensibles sur le terrain…) par l’arrêt sur le temps de travail des militaires (gendarmes) français : CE, Ass. 17 décembre 2021, n° 437125, à publier au recueil Lebon (voir ici ; arrêt important non encore commenté sur nos blogs mais ça va venir…)
- voir aussi dans le même sens le premier PIIC Décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 (voir : Retour sur la naissance du premier « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France» [VIDEO et article] )
II. Dans ce cadre, l’arrêt de la CJUE rendu le 21 décembre 2021, de nouveau relatif à la Roumanie, conduit à poser que le droit de l’Union interdit les jurisprudences et législations nationales pouvant conduire à risque systémique d’impunité en matière de fraude et de corruption… y compris là encore au point d’écarter le droit national et de protéger contre toute sanction les juges nationaux qui viendraient à écarter ledit droit national au nom du droit de l’Union (pour appliquer le droit de l’Union ou pour poser une question préjudicielle)
En l’espèce, ces affaires jugées le 21 décembre 2021 s’inscrivaient dans le prolongement de la réforme de la justice en matière de lutte contre la corruption en Roumanie, qui a déjà fait l’objet d’un arrêt précédent de la Cour.
Source : CJUE, 18 mai 2021, Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » e.a., C-83/19, C-127/19, C-195/19, C-291/19, C-355/19 et C-397/19 (voir également le CP n° 82/21).
Cette réforme fait l’objet d’un suivi à l’échelle de l’Union européenne depuis l’année 2007 en vertu du mécanisme de coopération et de vérification institué par la décision 2006/928 à l’occasion de l’adhésion de la Roumanie à l’Union (ci-après le « MCV »).
Dans les affaires C-357/19, C-547/19, C-811/19 et C-840/19, l’Înalta Curte de Casaţie şi Justiţie (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie, ci-après la « HCCJ ») avait condamné plusieurs personnes, y compris d’anciens parlementaires et ministres, pour des infractions de fraude à la TVA, ainsi que de corruption et de trafic d’influence, notamment en relation avec la gestion de fonds européens. La Cour constitutionnelle a annulé ces décisions en raison de la composition illégale des formations de jugement, au motif, d’une part, que les affaires sur lesquelles la HCCJ avait statué en première instance auraient dû être jugées par une formation spécialisée en matière de corruption et, d’autre part, que, dans les affaires sur lesquelles la HCCJ avait statué en appel, tous les juges de la formation de jugement auraient dû être désignés par tirage au sort.
Dans l’affaire C-379/19, des poursuites pénales ont été engagées devant le Tribunalul Bihor (tribunal de grande instance de Bihor, Roumanie) à l’encontre de plusieurs personnes accusées d’infractions de corruption et de trafic d’influence. Dans le cadre d’une demande d’exclusion de preuves, ce tribunal est confronté à l’application d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle qui a déclaré inconstitutionnelle la collecte de preuves en matière pénale effectuée avec la participation du service roumain de renseignements, entraînant l’exclusion rétroactive des preuves concernées de la procédure pénale.
Dans ces contextes, la HCCJ et le tribunal de grande instance de Bihor ont interrogé la CJUE sur la conformité de ces décisions de la Cour constitutionnelle au droit de l’Union… Comme dans l’affaire précitée C‑564/19, donc, on est dans des cas de juridictions inférieures qui demandent à la CJUE si leur cour suprême et/ou constitutionnelle a bien raison…
Et la CJUE a censuré la Cour constitutionnelle roumaine qui n’avait peut être pas tort sur le principe, en droit national, mais qui du coup n’appliquait pas les règles européennes anti-corruption, notamment celles issues du traité d’adhésion de la Roumanie.
C’est donc dans ce cadre que la CJUE a donc posé que :
- le droit de l’Union s’oppose à l’application d’une jurisprudence de la Cour constitutionnelle conduisant à l’annulation des jugements rendus par des formations de jugement irrégulièrement composées, dans la mesure où celle-ci, combinée avec les dispositions nationales en matière de prescription, crée un risque systémique d’impunité des faits constitutifs d’infractions graves de fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union ou de corruption.
- figure parmi de telles obligations la lutte contre toute activité illégale, laquelle comprend les infractions de corruption, qui porte atteinte aux intérêts financiers de l’Union par des mesures dissuasives et effectives
- l’exigence d’effectivité en découlant s’étend nécessairement tant aux poursuites et sanctions de ces infractions qu’à l’application des peines infligées dans la mesure où, en l’absence d’exécution effective des sanctions des infractions de fraude portant atteinte à ces intérêts et de corruption en général, celles-ci ne sauraient être effectives et dissuasives.
- le respect de ces obligations incombe, au premier chef, au législateur national de prendre les mesures nécessaires aux fins de garantir
que le régime procédural applicable auxdites infractions ne présente pas un risque systémique d’impunité. - mais ce respect s’impose aussi aux juridictions nationales, lesquelles doivent laisser inappliquées les dispositions internes faisant obstacle à l’application de sanctions effectives et dissuasives.
- cela passe par des garanties d’indépendance des juges.
-
Le droit de l’Union ne s’oppose pas à ce que les décisions de la Cour constitutionnelle lient les juridictions de droit commun, à condition que l’indépendance de cette cour à l’égard notamment des pouvoirs législatif et exécutif soit garantie. En revanche, ce droit s’oppose à ce que la responsabilité disciplinaire des juges nationaux soit engagée par toute méconnaissance de telles décisions.
Le principe de primauté du droit de l’Union s’oppose à ce que les juridictions nationales ne puissent, sous peine de sanctions disciplinaires, laisser inappliquées les décisions de la Cour constitutionnelle contraires au droit de l’Union.
Voici le texte de cet arrêt important :
CJUE, Grande Chambre, 21 décembre 2021, C‑357:19, C‑379:19, C‑547:19, C‑811:19 et C‑840:19
III. Réponse de la Cour constitutionnelle roumaine fin 2021
La Cour constitutionnelle roumaine, par application de la Constitution roumaine et/ou par vexation après avoir été objectivement baffée par le juge européen, en déduit qu’une révision de la Constitution est nécessaire pour appliquer cet important arrêt Euro Box (parfois appelé Eurobox).
Voir le communiqué de presse en ce sens de la Cour constitutionnelle Roumaine en date du 23 décembre 2021 :