Dans un arrêt récent (19 mai 2022, req. n°454637), le Conseil d’Etat fait évoluer la question relative au règlement par le maitre d’ouvrage des sommes dues aux membres d’un groupement titulaire d’un marché public.
Un groupement solidaire composé de 4 entreprises s’est vu confier un marché de maitrise d’œuvre pour la construction d’un centre hospitalier à Saint-Pierre-et-Miquelon.
La société mandataire de ce groupement a d’abord saisi le tribunal administratif de Saint-Pierre-et-Miquelon d’une requête tendant à la condamnation du centre hospitalier, en qualité de maitre d’ouvrage, à lui verser une somme correspondant aux propres prestations qu’elle a réalisé à titre personnel dans le cadre du marché de maitrise d’œuvre. Le tribunal a rejeté cette demande.
La Cour administrative d’appel de Bordeaux a été saisie de l’appel formé par la société mandataire requérante contre ce jugement. Elle a considéré que l’absence de répartition des tâches entre les différents membres du groupement solidaire faisait obstacle à la recevabilité de la requête de la société mandataire requérante, dans la mesure où cette requête ne portait pas sur le solde global du marché, mais sur le seul solde des prestations réalisées personnellement par la société mandataire requérante du groupement.
Le Conseil d’État, saisi de cette affaire, considère que la Cour a commis une erreur de droit, et décide ainsi d’annuler l’arrêt.
L’occasion est offerte au juge administratif de rappeler le principe de la représentation mutuelle des entreprises ayant formé un groupement pour l’exécution d’un marché public (1). Néanmoins, le Conseil d’État va préciser les tempéraments de ce principe en reconnaissant la possibilité aux membres d’un groupement de demander la condamnation du maitre d’ouvrage à régler les sommes qu’il leur doit à titre personnel (2).
1. Le principe de la représentation mutuelle des membres d’un groupement rappelé
Le Conseil d’État a posé le principe de la représentation mutuelle des membres d’un groupement dès 2010 : « les entreprises ayant formé un groupement solidaire pour l’exécution du marché dont elles sont titulaires sont réputées se représenter mutuellement dans toutes les instances relatives aux obligations attachées à l’exécution de ce marché » (CE, 31 mai 2010, société bureau de conception et de coordination du bâtiment, req. n°323948).
Aussi, dès 2010, le Conseil d’État a fixé une présomption par laquelle les entreprises composant un groupement solidaire pour l’exécution d’un marché public se représentent mutuellement, c’est-à-dire représentent les intérêts mutuels et convergents du groupement dans le cadre des différends qui peuvent naitre à l’occasion de l’exécution d’un marché.
Dans la même construction jurisprudentielle, le Conseil d’État a même expressément indiqué que cette présomption devait s’entendre comme celle par laquelle les membres d’un groupement sont réputés se donner mandat pour se représenter mutuellement en justice (CE, 11 mai 2011, société d’études, de recherche et de développement d’automatismes, req. n°327452).
Par la décision commentée, le Conseil d’État renforce cette présomption en l’élargissant aux hypothèses dans lesquelles aucune répartition des tâches n’a été faite entre les membres du groupement par le marché :
« Les entreprises ayant formé un groupement solidaire pour l’exécution du marché dont elles sont titulaires sont réputées, dès lors qu’aucune répartition des tâches n’a été faite entre elles par le marché, se représenter mutuellement. »
Ainsi, le Conseil d’État rappelle que les conclusions présentées par un membre du groupement dans le cadre d’une instance peuvent tendre au paiement de l’entier solde du marché et doivent être appréhendées au nom et pour le compte des autres membres du groupement.
2. Les tempéraments au principe de la représentation mutuelle des membres d’un groupement solidaire
Le principe précédemment rappelé ne constitue qu’une présomption simple qui peut être renversée par deux tempéraments.
En premier lieu, le juge administratif considère de manière constante que « la représentation mutuelle de membres du groupement cesse lorsque, présents dans l’instance, ils formulent des conclusions divergentes » (CE, 22 juin 2012, centre hospitalier Manchester de Charleville-Mézières, req. n°350757).
Aussi, le principe de la représentation mutuelle ne s’applique pas si, d’une part, d’autres membres du groupement sont présents dans l’instance, et, d’autre part, qu’ils formulent des conclusions divergentes. Le Conseil d’État, par la présente décision, maintient ce premier tempérament, conformément à sa jurisprudence constante en la matière.
En second lieu, et c’est là l’apport essentiel de la présente décision, le Conseil d’État indique qu’une société membre d’un groupement doit être regardée comme présentant des conclusions recevables dans des circonstances précises. Le juge administratif pose ainsi un nouveau tempérament :
« un membre d’un groupement solidaire, qu’il en soit ou non le mandataire, est recevable à demander le paiement, pour son propre compte, des seules prestations qu’il a personnellement effectuées, y compris lorsque le marché ne précise pas la répartition des tâches entre les membres de ce groupement. »
Il faut revenir successivement sur les trois circonstances dégagées par le Conseil d’État.
D’abord, la société peut ne pas être le mandataire du groupement pour présenter des conclusions devant le juge. En effet, le juge ne l’avait jusqu’alors que sous-entendu dans sa jurisprudence. Cet éclairage permet d’ôter les doutes latents sur ce point.
Ensuite, la société peut formuler, pour son propre compte, des demandes de paiement des prestations qu’elle a personnellement effectuées. Cet aspect de la décision précise que ne fait pas obstacle à la recevabilité des conclusions le fait que les prestations en faisant l’objet soient réalisées à titre personnel par la société requérante.
Enfin, la décision précise que la recevabilité des conclusions présentées par la société requérante n’est pas subordonnée à une répartition préalable des tâches entre les membres du groupement, qui aurait été défini dans le marché. Cette précision permet d’admettre la recevabilité de toute demande formulée par une société membre d’un groupement, sans restriction tenant à une répartition préalable des tâches au sein du groupement.
Par ailleurs, le Conseil d’État indique les conséquences à tirer du règlement par le maitre d’ouvrage des sommes dues à la société requérante au titre des prestations qu’elle a personnellement réalisées. En effet, le juge indique que : « il est libéré de sa dette à concurrence du montant des sommes correspondantes à l’égard de l’ensemble des membres du groupement. »
Le Conseil d’État pose expressément l’idée que le maitre d’ouvrage, en réglant la société requérante au titre des prestations qu’elle a personnellement réalisées, est libéré d’une partie de la dette contractée à l’égard de l’ensemble des sociétés du groupement. Par conséquent, le solde total de la dette contractée à l’égard de l’entier groupement est amputé du montant du solde réglé par le maitre d’ouvrage à la société qui se prévaut des prestations qu’elle a réalisées personnellement.
De manière concrète, à supposer qu’un autre membre du groupement intente une action à l’encontre du maitre d’ouvrage, il ne pourrait être recevable qu’à demander le paiement du solde de l’entier marché tel qu’amputé du montant acquitté par le maitre d’ouvrage à l’endroit de la société requérante.
En conclusion, même si cette décision est rendue au visa du code des marchés publics, abrogé aujourd’hui, elle permet d’entrevoir l’évolution du juge administratif sur les conditions dans lesquelles les entreprises formant un groupement solidaire peuvent obtenir le paiement de leur dû !
*article rédigé avec la collaboration de Thomas Sainte Thérèse, consultant