Il était un petit groupe de navires et, surtout, de patrons pêcheurs, qui se demandaient s’ils étaient ou non publics et, partant, saisissables.
Or, dans le cas de ces « prud’homies de pêcheurs », dont le régime — aujourd’hui ancré à un texte de 1859 — remonte au Xe siècle, la question pouvait se poser.
Mais, au terme d’une analyse aux mailles très fines, le TA de Toulon a retenu, pour ces OVNI juridiques, une qualification d’organismes de droit privé chargés d’une mission de service public.
Puis, hier 18 juillet 2022, le Conseil d’Etat a confirmé cette qualification.
Fermez le ban(c). Les poissons rient encore de cette tentative de publicisation des pêches privées. Et les créanciers plus encore car de cette qualification nait la possibilité, pour eux, d’aller repêcher les sommes dues par d’impécunieuses prud’homies.
I. Jetons nos filets dans les profondeurs historiques
Les prud’homies de pêche sont, selon Wikipedia, « des communautés de patrons pêcheurs qui sont nées en France au Moyen Âge sur les côtes méditerranéennes en Provence et ont su se maintenir malgré les changements de régime tout en étant encadrées par le pouvoir central. […]
Il faut remonter au xe siècle pour trouver à Marseille les premières traces des prud’homies de pêcheurs. Mais ce sont les lettres patentes de 1452 et 1477 du roi René, comte de Provence, confirmées par la lettre patente de 1481 de Louis XI, qui ont fait entrer cette institution dans le droit français.»
Les 33 structures de ce type sont à la fois des communautés professionnelles corporatistes et des sortes de juridictions internes au monde des pêcheurs.
Voir :
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Prud%27homies_de_pêcheurs
- https://www.crpmem.corsica/Les-prud-homies-de-pecheurs_a405.html
- L’institution prud’homale en Méditerranée Analyse juridique par M. Sébastien Mabile
- https://livre.fnac.com/a11298970/Delphine-Rauch-Les-prud-homies-de-peche-en-Mediterranee-a-l-epoque-contemporaine
L’article 5 du décret de du 18 novembre 1859, modifié, précise que «sont membres des communautés de prud’hommes les patrons pêcheurs titulaires d’un rôle d’équipage qui ont exercé leur profession pendant un an dans la circonscription de la prud’homie à laquelle ils demandent à appartenir ».
II. La qualification de Toulon pour sortir d’un oaï juridique
Saisi le 19 janvier 2021 par le tribunal judiciaire de Toulon d’une question préjudicielle, le tribunal administratif de Toulon a été conduit à déterminer la nature juridique d’une prud’homie de pêcheurs.
Aux termes de son jugement rendu le 8 décembre 2021, le TA pose qu’un tel établissement est un organisme de droit privé chargé d’une mission de service public et non un établissement public : il peut donc, entre autres conséquences de ce statut de droit privé, dès lors faire l’objet d’une saisie mobilière de droit privé.
Le raisonnement fut le suivant :
« 4. En premier lieu, il ressort des termes du décret 19 novembre 1859 précité et tel que modifié par l’article 31 du décret n° 90-95 du 25 janvier 1990, que toute création, extension ou suppression de prud’homie relève d’un décret sur le rapport du ministre de la marine (article 51), que les prud’homies relèvent exclusivement de l’autorité maritime (article 52), que l’adhésion à la prud’homie n’est pas obligatoire pour les patrons pêcheurs mais présente un caractère volontaire (article 5), que les élections prud’homales ont lieu tous les 3 ans sous la surveillance du ministre chargé de la marine marchande (article 11), qui peut la dissoudre (article 22), que les prud’hommes pêcheurs ont pour attribution le règlement des différends entre pêcheurs en et rendant des sentences immédiatement exécutoires (articles 23 et 24), la détermination des tours de rôle et lieux de départ affectés à chaque genre de pêche, l’ordre de calage des filets, ainsi que toutes mesures d’ordre et de précaution (article 17), que les registres du secrétaire archiviste et du trésorier sont côtés et paraphés par l’administrateur de l’inscription maritime à qui ils sont présentés toutes les fois que le fonctionnaire en fait la demande (article 31), que les recettes et les dépenses sont visées par l’administrateur de l’inscription maritime ou son délégué qui peut, en tout temps, vérifier l’état de la caisse (article 32), que les revenus de la communauté se composent d’une contribution dite de demi-part, des amendes prononcées par la prud’homie, des rentes sur l’Etat et d’autres revenus de biens meubles et immeubles appartenant à la prud’homie (article 35), que les fonds placés sur la caisse d’épargne ne peuvent être retirés qu’après approbation du commissaire de l’inscription maritime (article 36), qu’au- dessus de 500 francs, il y a lieu à passation de marchés de gré à gré après appel à la concurrence sous le contrôle de l’administrateur de l’inscription maritime (article 45), que des amendes de 500 à 50 000 francs peuvent être prononcées par les prud’hommes avec transmission à l’administrateur de l’inscription maritime dans les 24 heures (article 47). Par ailleurs, le code rural et de la pêche maritime dispose, enfin, en son article L. 942-2 que : « Les gardes jurés et les prud’hommes pêcheurs assermentés sont habilités à rechercher et constater les infractions prévues et réprimées par le présent livre dans le ressort territorial dont ils relèvent… ».
5. Il ressort de ce texte que les prud’homies, que ce soit dans leurs activités juridictionnelles, dans l’exercice de leur pouvoir de police ou de leur pouvoir réglementaire subordonné et dérivé ou dans leurs fonctions d’auxiliaires de justice en matière pénale, disposent de prérogatives de puissance publique. Il en ressort également que la diversité des missions qu’elles exercent le sont dans un but souvent corporatiste en lien avec la défense des intérêts de leurs membres, patrons pêcheurs et seulement sur les côtes méditerranéennes françaises.
6. En deuxième lieu, si dans l’exercice de leurs missions, les prud’homies sont soumises au contrôle de l’administration et doivent appliquer des règles propres au droit public telles que la passation de marchés après appel à la concurrence, il est tout aussi constant que la tutelle publique qui s’exerce sur elles n’est que partielle ainsi que l’a jugé la Cour de justice de l’Union européenne dans son arrêt du 14 mai 2008 « Prud’homie de pêche de Martigues – France » (Affaire C-109/07). Par ailleurs, il ressort des principes régissant leur fonctionnement que les règles de la comptabilité privée leur sont appliquées et que leurs salariés, recrutés librement, ne sont pas des agents publics.
7. En troisième et dernier lieu, si le statut des prud’homies a été consacré par le décret de 1859 précité, il n’en reste pas moins que ce texte n’a fait qu’entériner des pratiques coutumières qui trouvent leur origine dans le mouvement général qui a donné naissance autour du Xe siècle à la fondation des corporations.
8. De l’ensemble de ce qui précède, il ressort que les prud’homies sont des institutions corporatives coutumières d’utilité principalement privée qui proposent un modèle particulier de régulation d’une communauté professionnelle et qui protègent un modèle d’exploitation des ressources halieutiques en mer Méditerranée. Partiellement soumises à la tutelle de l’Etat, fonctionnant sous le régime de la comptabilité commerciale avec des salariés de droit privé, elles ne peuvent être regardées comme étant des établissements publics même si elles disposent de prérogatives de puissance publique. Il y a dès lors lieu de répondre à la question préjudicielle posée que la Prud’homie de La Seyne-sur-Mer – Saint-Mandrier est un organisme de droit privé chargé d’une mission de service public. »
Source : TA Toulon, 8 décembre 2021, n° 2100634
III. Sur les rives du Palais Royal, une confirmation : il s’agit bien d’un organisme privé chargé d’une mission de service public, et non d’un établissement public
Hier, 18 juillet 2022, le Conseil d’État, par une décision n° 459789 à mentionner aux tables du recueil Lebon, a confirmé que certes il y avait des missions publiques conférées à ces prud’homies de pêcheurs.
En effet, la Haute Assemblée n’a pu que confirme que le décret du 19 novembre 1859 confère à ces institutions des missions publiques, à savoir :
- exercer des attributions de nature juridictionnelle pour trancher les différends entre pêcheurs dans l’étendue de leur ressort ( cf. l’article L. 261-1 du code l’organisation judiciaire ; COJ),
- concourir à la recherche et à la constatation des infractions à la réglementation applicable en matière de pêche et d’aquaculture maritimes (voir l’art. L. 942-2 du code rural et de la pêche maritime ; CRPM)
- régir les activités de pêche par l’édiction de règlements ayant le caractère d’actes administratifs et s’imposant à la profession dans leur ressort et d’exercer un pouvoir disciplinaire pour veiller au bon fonctionnement des institutions prud’homales.
Mais des critères organiques et fonctionnels finissent par faire tomber la décision du juge dans le sens de l’organisme privé chargé d’une mission de service public (au détriment donc d’une qualification d’établissement public).
Le Conseil d’Etat note en effet que les textes qui ont institué ces prud’homies, qui emploient des salariés de droit privé, dont le fonctionnement interne est régi par le droit privé et qui ont pour ressources les cotisations collectées auprès de leurs membres, les amendes prononcées à l’encontre des professionnels et le revenu des biens leur appartenant, n’ont pas entendu leur conférer le caractère d’un établissement public mais celui d’un organisme de droit privé chargé d’une mission de service public :
« 2. Il résulte des dispositions du décret du 19 novembre 1859 portant règlement sur la pêche maritime côtière dans le 5ème arrondissement maritime et de l’ensemble des dispositions qui précisent l’organisation et le fonctionnement des prud’homies de pêcheurs que ces communautés de patrons pêcheurs sont des organismes à caractère professionnel, administrées par ces derniers en vue de défendre leurs intérêts et de discipliner l’exercice de leur profession. Si le décret du 19 novembre 1859, auquel renvoie l’article L. 261-1 du code l’organisation judiciaire, leur confère des attributions de nature juridictionnelle pour trancher les différends entre pêcheurs dans l’étendue de leur ressort, si le même décret, ainsi que L. 942 -2 du code rural et de la pêche maritime, les font concourir à la recherche et à la constatation des infractions à la réglementation applicable en matière de pêche et d’aquaculture maritimes, et si le décret leur confie le soin de régir les activités de pêche par l’édiction de règlements ayant le caractère d’actes administratifs et s’imposant à la profession dans leur ressort et d’exercer un pouvoir disciplinaire pour veiller au bon fonctionnement des institutions prud’homales, les textes qui ont institué ces prud’homies, qui emploient des salariés de droit privé, dont le fonctionnement interne est régi par le droit privé et qui ont pour ressources les cotisations collectées auprès de leurs membres, les amendes prononcées à l’encontre des professionnels et le revenu des biens leur appartenant, n’ont pas entendu leur conférer le caractère d’un établissement public mais celui d’un organisme de droit privé chargé d’une mission de service public.
« 3. Par suite, le tribunal administratif de Toulon n’a pas commis d’erreur de qualification juridique en jugeant que la prud’homie des patrons pêcheurs de La Seyne-sur-Mer – Saint-Mandrier devait être regardée comme un organisme de droit privé chargé d’une mission de service public.»
Certes ces structures (à l’instar des fédérations sportives ou des ordres professionnels) prendront parfois des décisions relevant du juge administratif, mais nombre de leurs litiges relèveront, donc, du juge judiciaire.
Source : Conseil d’État, 18 juillet 2022, n° 459789, à mentionner aux tables du recueil Lebon
Conclusion : des structures de droit privé ; avec des missions de service public ; et ceux qui prétendaient que ces structures étaient insaisissables repartent bredouilles
Les tempêtes juridiques n’étant pas les moins tourmentées, gageons que cette clarification permettra à ces eaux méditerranéennes d’être, au moins en droit, d’huile.
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