Le blocage, par la personne publique, des tentatives de recouvrement du comptable public peuvent absoudre ce dernier (disparition du préjudice financier au jour où le juge statue…)

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Article de Flore HUILLET, avocate du pôle TEI (Transition, environnement et intercommunalité) du cabinet

 

Pas d’engagement de la responsabilité du comptable public lorsqu’une charge nette dans les comptes d’un organe public n’est pas du fait d’un manquement du comptable, mais de la seule décision de l’organe délibérant (Cour des comptes, 12 mai 2023, n° S-2023-0573). Présenté ainsi, la solution de la Cour semble évidente.

Or, si l’on va dans le détail, les apports de cet arrêt s’avèrent plus conséquents. Car le comptable avait bien payé les primes litigieuses (et irrégulières), non pas sans contrôle des pièces justificatives mais à tout le moins — selon la Cour — sans contrôle de leur régularité (et le juge des comptes estime que s’interroger sur le maintien de ces primes même après passage en régime de droit public n’était pas un contrôle de légalité, ne relevant pas du comptable, mais bien un contrôle de régularité financière qui relevait du comptable public même bien après ce transfert). 

Il y avait donc bien un préjudice financier… oui mais pas au jour où le comptable est jugé car à cette date c’est bien la collectivité qui a empêché, bloqué, les recouvrements. Ce blocage, quoique postérieur, profite donc bien au comptable qui peut en effet, pose la Cour, dire qu’il n’est pas, ou  plus, responsable du moindre préjudice financier. 

Voyons ceci dans le détail. 

Dans notre affaire, des salariés du secteur privé percevaient une prime en application de la loi n° 2009-594 pour le développement économique en outre-mer. Par la loi n° 2009-1291, ces salariés du secteur privé ont été placés sous statut de droit public. Ils ne pouvaient alors plus en principe bénéficier de cette prime.

Toutefois, sans que de délibération n’ait été prise en ce sens, 16 de ces anciens salariés devenus agents du secteur public ont continué à percevoir cette prime.

Or, ces faits se sont déroulés avant la mise en application de l’ordonnance n° 2022-408 du 23 mars 2022 relative au régime de responsabilité financière des gestionnaires publics, ayant eu pour conséquence notamment de supprimer la responsabilité personnelle et pécuniaire des comptables publics.

Par conséquent, dès que cette irrégularité a été révélée, sur les conseils du comptable public, des titres de recette ont été émis à l’encontre de ces 16 agents. L’organe délibérant a ensuite pris des délibérations soldant ces titres de recette par des mandats de remise gracieuse.

Précisons que cette régularisation a été faite en deux temps. Tout d’abord à l’encontre de 13 agents dont les adresses étaient connues, puis contre les 3 agents restant une fois leurs adresses retrouvées, après le jugement rendu par la Chambre régionale des comptes de la Réunion.

En première instance, la Chambre régionale des comptes de la Réunion avait considéré que le lien de causalité entre le manquement du comptable et le préjudice subi par l’organisme public était suffisamment établi. En effet, le préjudice n’avait, pour les juges de la Chambre régionale des comptes, pas été effacé dans la mesure où, d’une part, le comptable n’avait pas réalisé les contrôles dont il avait la charge pour l’ouverture de la caisse et d’autre part, la caisse n’avait pas été rétablie car la remise gracieuse accordée aux agents aurait tout de même eu pour effet de maintenir le manquement en caisse.

Le comptable public constitué débiteur par ce jugement a alors fait appel devant la Chambre du contentieux de la Cour des comptes.

Ainsi, par un arrêt rendu le 12 mai 2023, les juges de la Chambre du contentieux de la Cour des comptes ont rappelé que pour déterminer si le paiement irrégulier d’une dépense par le comptable public aurait causé un préjudice financier à l’organisme public, il appartient au juge des comptes de vérifier le lien de causalité entre ce préjudice et le manquement.

Or, la jurisprudence administrative et financière reconnaît que des dépenses en cause ne peuvent être considérées comme indues lorsque sont intervenus de textes rétroactifs qui manifestent l’intention ou la volonté d’assumer ces dépenses (C. comptes, 5 juill. 2017, École nationale de l’aviation civile (ENAC), no 2017-1993 : Gestion et fin. publ. 2018 no 2, p. 149; C. comptes, 11 oct. 2018, Chambre dptale d’agriculture (CDA) du Cantal, no 2018-2675: Gestion et fin. publ. 2019 no 2 p. 153. ; C. comptes, 25 juill. 2019, Université de Toulon (Var), no 2019-1876 : Gestion et fin. publ. 2019, no 6, p. 170).

La jurisprudence administrative apprécie le préjudice au moment où le juge se prononce (CE, 27 juill. 2015, n°370430, SIE de Saint-Brieuc Est et CE, 22 févr. 2017, n°397924, Min. Économie et des Finances – Grand Port maritime de Rouen).

A ce titre, la Cour des comptes a reconnu la possibilité pour l’ordonnateur de régulariser ex post  l’attribution des primes litigieuses payées sans décision individuelle d’attribution ou de mention au contrat et, partant, de faire disparaître le préjudice financier (C. comptes, 19 juill. 2019, CH de Rouffach, no 2019-1811 : Gestion et fin. publ. 2019, no 6, p. 170) :

« postérieurement au réquisitoire susvisé du procureur financier, il a pris, de façon rétroactive, pour chacun des agents concernés, la décision d’attribution qui faisait défaut au moment des paiements ; qu’il a ainsi manifesté que le manquement imputable à Mme X n’avait entraîné la prise en charge par l’établissement de dépenses indues ; que l’appréciation du préjudice financier causé par un manquement devant être effectuée au moment où le juge des comptes statue, il y a lieu de tenir compte de l’ensemble de ces éléments pour en déduire que le manquement de la comptable n’a pas causé de préjudice au centre hospitalier ».

Ainsile juge peut constater l’absence de préjudice financier en présence de dépenses irrégulières, indues, mais qui ont fait l’objet de régularisations entre l’engagement de la responsabilité et le jugement (CRC Basse-Normandie Haute-Normandie, 7 avr. 2016, Cne de Darnétal, no 2016-0005 : Gestion et fin. publ. 2017 no 1, p. 159 ; C. comptes, 15 déc. 2017, Groupement d’intérêt public formation continue et insertion professionnelle (GIP-FCIP) de l’Académie de la Réunion, no 2017-4035 : Gestion et fin. publ. 2018 no 4, p. 152).

La volonté de la collectivité publique exerce dès lors une réelle influence sur la qualification du préjudice. A titre d’exemple, lorsqu’un comptable public a payé à la même personne deux primes qui, en vertu du texte les octroyant à la personne concernée, apparaissaient exclusives l’une de l’autre, le juge reconnaît que la commune n’a pas subi de préjudice dès lors que cette personne percevait déjà ces deux primes et que l’intention de la commune était de maintenir ce cumul (CRC PACA, 21 juin 2013, Cne de Sainte-Maxime, no 2013-0008 : Gestion et fin. publ. 2014. 119).

En l’espèce, comme il est souligné par les juges de la Chambre du contentieux de la Cour des comptes, les titres de recette ont bien été apurés par les mandats de remise gracieuse totale accordés par l’organisme public sur le fondement de délibérations. Ainsi, même s’il reste une charge nette dans les comptes de l’organisme public, celle-ci n’est pas in fine — au jour où le juge se prononce — du fait du manquement du comptable, mais de la seule décision de l’organe délibérant de l’organisme public qui a empêché le comptable public de poursuivre le recouvrement des titres auprès des redevables.

Le comptable avait bien payé les primes litigieuses (et irrégulières), non pas sans contrôle des pièces justificatives mais à tout le moins — selon la Cour — sans contrôle de leur régularité (et le juge des comptes estime que s’interroger sur le maintien de ces primes même après passage en régime de droit public n’était pas un contrôle de légalité, ne relevant pas du comptable, mais bien un contrôle de régularité financière qui relevait du comptable public même bien après ce transfert) :

Il y avait donc bien un préjudice financier… oui mais pas au jour où le comptable est jugé car à cette date c’est bien la collectivité qui a empêché, bloqué, les recouvrements. Ce blocage, quoique postérieur, profite donc bien au comptable qui peut en effet, pose la Cour, dire qu’il n’est pas, ou  plus, responsable du moindre préjudice financier : 

Par conséquent, tel qu’il ressort de cet arrêt, le jugement est entaché d’une erreur de droit en ce qu’il y est reconnu un lien de causalité entre le manquement et un préjudice. Ce jugement est par conséquent infirmé et l’absence de préjudice imputable au comptable est constatée.

Source :

Cour des comptes, 12 mai 2023, SMPRR, n° S-2023-0573