Responsabilité et pollution atmosphérique : le réveil de la belle au bois dormant

En matière de pollution atmosphérique, la France est une mauvaise élève de la classe européenne, avec des compétences trop entre-mêlées, et ce en dépit d’une lente amélioration et d’une forte pression juridictionnelle (I)… 

La responsabilité indemnitaire, au titre de ces retards à améliorer la qualité de l’air était un champ de bataille juridique possible, mais totalement théorique, endormi… jusqu’à deux décisions récentes (II), audacieuses, rendues par le TA de Paris. 


 

 

I. La France, mauvaise élève de la classe européenne, avec des compétences trop entre-mêlées, et ce en dépit d’une lente amélioration et d’une forte pression juridictionnelle…

 

I.A. Un mauvais élève

 

Globalement, la France est plutôt un mauvais élève européen au regard de la directive  2008/50/CE du 21 mai 2008 (voir aussi CJUE, 19 novembre 2014, ClientEarth C-404/13 ; puis la condamnation de la France par CJUE, 24 octobre 2019, C‑636/18) et des textes de droit national (art. L. 221-1 puis art. L. 222-4 et suiv. du Code de l’environnement).

NB : voir aussi « Amélioration de la qualité de l’air et de l’eau : revenons sur les propositions de la Commission de renforcer le Pacte vert pour l’Europe ».

 

Yale University, qui en 2018 a très bien classé la France en termes environnementaux au niveau mondial, confirmait que ce n’était pas le cas pour les questions de qualité de l’air :

 

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L’INSEE, dans son étude sur les objectifs de développement durable (ODD) et la France en 2019) est un peu plus flatteuse. Voir la dernière ligne du point 11 sur la question précise des particules fines :

 

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voir aussi : Performance environnementale, Objectifs de développement durable (ODD) : où en est la France ? Comparaison de 5 rapports ou études 

 

La circulation routière est responsable d’environ 40 % des émissions d’oxyde d’azote (NOx) dans l’UE. Au niveau du sol, la part relative de la circulation est beaucoup plus élevée (étant donné que les émissions des hautes cheminées industrielles sont diluées avant d’atteindre le sol). Sur le total des émissions de NOx provenant de la circulation, 80 % environ sont dues aux véhicules à moteur diesel.

C’est encore plus vrai en France qu’en moyenne européenne.

En fait la France a peu d’émissions d’usines (et celles-ci ont de bonnes normes et se dispersent plutôt) et sa production d’énergie, nucléairen’entraîne ni coût carbone ni pollution de l’air (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de de coût environnemental)...

Notre pollution industrielle est donc faible sauf accident bien sûr comme pour  l’usine Lubrizol, mais la France a un parc diesel considérable qui fut (pour des raisons largement visant à favoriser nos constructeurs automobiles nationaux…) largement financé par le contribuable.

Voir à ce sujet :

 

 

I.B. Une amélioration technique et juridique lente, mais certaine… à la suite d’une forte pression juridique aux niveaux européen et national. Mais les actions concrètes restent intriquées, et donc aussi lentes que difficiles à mettre en oeuvre

 

En matière de pollution atmosphérique, les choses s’améliorent un peu, petit à petit. Voir par exemple :

 

Les combats juridiques se font surtout contre l’Etat via des contentieux en légalité ou en référé expertise. Le plus efficace fut une série d’astreintes. Après une première décision en juillet 2017, le Conseil d’État avait ensuite constaté que le Gouvernement n’avait toujours pas pris les mesures demandées pour réduire la pollution de l’air dans 8 zones en France. Pour l’y contraindre, la Haute Assemblée avait ensuite de nouveau condamné l’Etat en 2020, 2021 puis 2022… à chaque fois au nom du droit européen.

Dernière décision en date : CE, ord., 17 octobre 2022, n°428409 (à publier au rec.)..

Voir notre article plus complet :

Dans un domaine assez complexe en termes de répartition des compétences.

Voici une vidéo pédagogique, faite par mes soins en 2019, qui, en à peine plus de 13 mn décrit qui fait (faisait) quoi, dans le monde public, en matière de qualité de l’air, en matière de pollution atmosphérique :

https://youtu.be/gN6zdCUAxY8

NB : cette vidéo, mise en ligne le 2 octobre 2019, présentait déjà l’essentiel de ce qui est devenu depuis la loi énergie-climat (les points concernés n’ayant pas été modifiés). Cette vidéo anticipait déjà ce qui allait devenir l’arrêt C‑636/18, de la CJUE, en date du 24 octobre 2019, mais sans l’annoncer naturellement (faute de boule de cristal). Ce n’est donc que sur ce dernier point (plutôt de détail, en fait) que cette vidéo peut être considérée comme n’étant plus à jour dans les sources juridiques. De même les avancées de la loi d’orientation des mobilités (LOM) sont-elles trop limitées pour changer le contenu de ce qui a été présenté dans cette vidéo. Donc, à ce niveau de présentation rapide, le fond du droit, au sein de cette vidéo, est à jour. 

 

II. La responsabilité indemnitaire, au titre de ces retards à améliorer la qualité de l’air était un champ de bataille juridique possible, mais totalement théorique… jusqu’à deux décisions récentes

 

II.A. La responsabilité administrative, en matière atmosphérique, était une belle endormie. Elle existait, mais ne bougeait pas. N’était pas opérante (d’autant que la pression européenne, sur ce point, n’existe pas en droit positif).

 

Du point de vue des contentieux engagés par les habitants sur le terrain indemnitaire, le verrou a sauté en 2019 avec toute une série de décisions où le juge a estimé que de tels recours étaient en ce domaine recevables…  mais avec des préjudices à ce jour trop peu spécifiques pour donner lieu à indemnisation par l’Etat (TA Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202 ; TA de Paris, 4 juillet 2019, n°1709333, n°1810251 et n°1814405 ; TA Lyon, 26 septembre 2019, n° 1800362).

Sources

 

Pour des illustrations très récentes, où à chaque fois de toute manière le préjudice du requérant n’est pas considéré comme assez direct et certain, voir ces trois décisions qui viennent de m’être signalées par mon excellent confrère Me Emmanuel Wormser :

 

A chaque fois, le raisonnement a été semblable :

  • il existe des pourcentages maxima (en droit européen et national)
  • ceux-ci sont violés
  • si une victime a un préjudice direct et certain résultant de cette faute, cette victime peut en obtenir réparation
  • mais en l’espèce le préjudice n’est pas assez direct et certain pour qu’il y ait réparation

 

Conclusions provisoires de ces premiers jugements :

  • 1/ l’ère de l’impunité et des demies mesures est finie
  • 2/ le juge pose un principe mais exige encore à ce jour des preuves quant au préjudice indemnisable qui rendent ces jurisprudences plus virtuelles que réelles… Mais le principe est posé
  •  3/ reste que le contraste entre les principes posés et une application timorée au cas par cas reste bien classique en contentieux administratif français… D’une certaine manière, le juge constate le manque d’air sans en manquer lui-même.
  • 4/ mais c’est aussi aux requérants de bien, mieux, bâtir leurs dossiers et ne sous-estimons pas la potentialité de ces jurisprudences.
  • 5/ in fine, l’Etat va sans doute finir par faire ce qu’il sait si bien faire ; décentraliser la responsabilité d’agir en ces domaines plus encore (mais y compris certains pouvoirs de police ?).

 

Il est à rappeler pour ce qui est de la faute que par principe toute illégalité est fautive (CE, S., 26 janvier 1973, Ville de Paris c. Driancourt, n° 84768, rec. p. 7) même dans des cas difficiles (pour les perquisitions, voir CE, avis ctx, n° 398234, 399135 du 6 juillet 2016). 

On sait que le terrain indemnitaire ne peut se fonder sur le droit européen (CJUE, 22 décembre 2022, JP c/France (MTE et PM), n° C‑61/21). Mais en réalité en théorie peu importe : qu’il y ait inconventionnalité ou illégalité est, ou devrait être, une distinction de peu d’effet. Que la directive directive 2008/50/CE du 21 mai 2008 prévoie un volet responsabilité ou non, cela ne compte pas. En effet, l’Etat doit garantir un niveau de norme égal à ce que prévoit cette directive. Cela s’applique. Et ensuite, l’illégalité qui en résulte doit entraîner une indemnisation en cas de préjudice direct et certain. Même pour la responsabilité (certes dans un autre cadre) du fait des lois, le juge ne distingue plus selon qu’il y a responsabilité de l’Etat pour obtenir réparation des dommages subis du fait de l’application d’une loi contraire aux engagements internationaux ou responsabilité du fait d’une inconstitutionnalité  (CE, Ass., 8 février 2007, n° 279522, Gardedieu, p.78 ; CE, Ass., 24 décembre 2019, Sté Paris Clichy ; Sté hôtelière Paris Eiffel Suffren, nos 428162 ; 425981 ; 425983).

 

 

II.B. Devant le TA de Paris, par deux fois, le réveil de la belle au bois dormant (et l’indemnisation des enfants étouffant sous la pollution).

 

Un couple, ayant résidé à Paris jusqu’en août 2018, impute les maladies respiratoires contractées par leurs filles mineures  à la pollution atmosphérique de la région Ile-de-France. Idem pour un autre couple au titre des maladies respiratoires contractées par leur fille mineure.

Ils ont adressé une réclamation indemnitaire à l’Etat et après expertise, l’affaire en vint à être traitée par le TA de Paris.

Le TA rappelle qu’en vertu de la décision C-61/21, précitée, de la CJUE du 22 décembre 2022, les habitants ne peuvent utilement invoquer la méconnaissance de la directive 2008/50/CE pour engager la responsabilité d’un Etat membre.

Mais (comme nous l’écrivions dans notre article sur cette décision C-61/21 et comme la CJUE elle-même le rappelait)  « ceci ne fait pas obstacle à la mise en jeu des règles spéciales moins restrictives de la responsabilité administrative de l’Etat en droit français ».

Et c’est là que les décisions du TA de Paris s’avèrent très intéressantes, sur le lien de causalité :

« 4. Il appartient à la juridiction saisie d’un litige individuel portant sur les conséquences pour la personne concernée d’une exposition à des pics de pollution résultant de la faute de l’Etat, de rechercher, au vu du dernier état des connaissances scientifiques en débat devant elle, s’il n’y a aucune probabilité qu’un tel lien existe. Dans l’hypothèse inverse, elle doit procéder à l’examen des circonstances de l’espèce et ne retenir l’existence d’un lien de causalité entre l’exposition aux pics de pollution subie par l’intéressée et les symptômes qu’elle a ressentis que si ceux-ci sont apparus dans un délai normal pour ce type d’affection, et, par ailleurs, s’il ne ressort pas du dossier que ces symptômes peuvent être regardés comme résultant d’une autre cause que l’exposition aux pics de pollution.
« 5. D’une part, il résulte de l’instruction, et notamment du rapport d’expertise déposé le 12 janvier 2023, que les études scientifiques apportent des arguments en faveur d’un lien entre pollution et survenue d’otites moyennes, notamment en ce qui concerne les dérivés oxygénés de l’azote, composés produits par les moteurs thermiques, irritants pour les voies respiratoires. Elles ont ainsi mis en évidence un lien entre l’augmentation des concentrations des polluants particulaires et l’augmentation de ces pathologies, avec des délais de deux à trois jours après l’augmentation des concentrations. Ces études ont mené les experts à considérer que le facteur attribuable à ce type de pollution sur les épisodes d’otite serait d’environ 30 %, attribuant ainsi un peu moins d’un épisode d’otite sur 3 ou sur 4 à la pollution. Les études rappellent également que les causes des otites moyennes peuvent être multiples, les principaux facteurs de risques étant la vie en collectivité, ainsi que le tabagisme parental.
« 6. D’autre part, il résulte de l’instruction que B D, née le 15 mars 2014, a souffert, tout particulièrement entre mars 2015 et août 2018, d’épisodes d’otites moyennes à répétition, ayant conduit à la mise en place d’aérateurs transtympaniques bilatéraux et à l’ablation des amygdales le 12 janvier 2016, date à laquelle une surdité à 35 dB était notée. A plusieurs reprises, les symptômes manifestés par B D ont coïncidé avec des épisodes de pollution à dépassement de seuil. Ainsi, en 2015, des dépassements de seuils de pollution ont été enregistrés les 6, 7, 17 et 21 mars, et B D a souffert de conjonctivite, otorrhée et rhinite purulente le 16 mars, de fièvre le 24 mars, de fièvre et otite moyenne le 30 mars. De nouveaux dépassements ont été enregistrés les 8, 9 avril, et l’intéressée a consulté pour otite bilatérale le 10 avril. Le 21 avril, les seuils ont à nouveau été dépassés, et B D a consulté pour otite le 22 avril. En 2016, alors que des dépassements des seuils de pollution ont été enregistrés les 11, 12 et 18 mars, B D a souffert le 16 mars d’une conjonctivite et d’écoulements d’oreille, et le 23 mars de fièvre. En 2017, des dépassements de seuils ont été enregistrés le 5 décembre, et l’intéressée a consulté pour otite les 7 et 11 décembre. Si B D a fréquenté la crèche de septembre 2014 jusqu’à l’âge de trois ans, ses parents sont non-fumeurs, et leur logement ne comportait pas, selon eux, d’élément favorisant asthme ou allergies. En outre, la famille D a résidé, de la naissance de B jusqu’en août 2018, à environ 500 mètres du boulevard périphérique parisien, et une amélioration nette de l’état de santé de B D a été observée postérieurement au déménagement de la famille hors de la région parisienne. Il résulte, ainsi, de l’instruction qu’une partie des symptômes dont a souffert B D a été causée par le dépassement des seuils de pollution résultant de la faute de l’Etat. Par suite, M. D et Mme C sont fondés à demander à l’Etat la réparation des préjudices subis du fait de ces pathologies.»

 

Après, le juge administratif est le juge administratif : très, très économe des deniers publics…. conduisant hors dépens et hors intérêts à une royale indemnisation de 2000 euros pour un couple de requérants, et de 3000 pour l’autre (qui avait eu plus de préjudices en termes de travail).

 

Mais un verrou a sauté.

Voir :