Interdiction des aumôneries dans les Universités en dépit de l’article 2 de la loi de 1905 (sauf internat) ?

Est-il interdit d’avoir des aumôneries (aidées à ce titre) dans les Universités (sauf, sans doute, internat), en dépit de l’article 2, al. 2, de la loi de 1905 ? Telle est la position de la CAA de Versailles, sur des bases juridiques solides, certes, mais susceptibles d’être débattues. 

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Tant qu’il ne s’agit pas de célébrer un culte, les associations culturelles même proche des religions peuvent être hébergées ou aidées, mais avec une frontière juridique, hors Alsace-Moselle, qui reste délicate, complexe, parfois mouvante… avec en sus un régime à part pour les aumôneries (I). 

Dans ce cadre délicat entre culturel et cultuel, voici que la CAA de Versailles vient d’adopter un point de vue strict sur l’hébergement, impossible selon cette Cour, d’une aumônerie au sein d’une Université (II).


I. Plus d’un siècles de tâtonnements pour établir une frontière entre culturel et cultuel (hors Alsace-Moselle), avec en sus un régime dérogatoire propre aux aumôneries dans divers établissements

L’article 2 de loi du 9 décembre 1905 dispose que :

« La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’Etat, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. »

… mais ce même article poursuit immédiatement en posant que :

« Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.»

Voir à ce sujet :

Ce régime des aumôneries reste à tout le moins aussi lacunaire que bigarré. Avec une application pleine et entière dans les prisons et les hôpitaux, et plus lacunaire, à tout le moins, dans le cas du monde scolaire en raison d’une difficile conciliation avec d’autres textes. Notamment, aux termes de l’article L. 141-6 du code de l’éducation :

« Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique. »

Sur ce point, une conciliation des textes semble évidente : le service public, lui, est laïc (bien sûr !) mais rien n’interdit aux étudiants d’avoir une activité religieuse qui, elle, n’est pas organisée par le service public. Surtout si l’on considère que cet article du code de l’éducation est une règle générale qui laisse donc applicable la « règle spéciale », plus précise, de la loi de 1905. Mais en même temps ladite loi de 1905 se comprend, débats parlementaires à l’appui, sur le fait qu’alors nombre de ces écoles étaient des internats (seuls restes de possibles applications de cet aliéna 2 si l’on adopte la position stricte, que nous verrons en II. de la CAA de Versailles).

Plus largement, en termes d’aides (subventions, occupations domaniales…), la frontière entre culturel et cultuel continue d’être fort délicate à opérer.

Avait été annulée, par exemple, la mise à disposition par une commune d’une église à une association religieuse catholique traditionaliste. La jurisprudence du Conseil d’Etat était autrefois très sévère sur ce point et condamnait les subventions à des associations dès lors que ces dernières avait, même partiellement, un objet cultuel.

Sources : art. 2 de la loi du 9 décembre 1905 ; TA Amiens, 16/9/86, Labille, RFDA 87, p. 758. CE, 9 octobre 1992, Commune de Saint-Louis c/ Association Siva Soupramanien de Saint-Louis, n° 94.455, rec. p. 803.

Sur une autre base juridique que celui de la laïcité, les financements de petits groupes de pensée dont la franc-maçonnerie ont pu aussi être censurés par le juge.

Exemple amusant : TA Montpellier, 22 avril 2008, Association des contribuables de l’Hérault, req. 0500363 et 0600596. 

Ceci dit, des assouplissements non négligeables existent en matière de bâtiments  et d’activités non directement cultuelles (voir par exemple article L. 2252-4 du CGCT, à l’origine taillé sur mesure pour la cathédrale d’Evry ; voir aussi l’art. L. 1311-2 de ce code ; voir aussi CAA Versailles, 3 juillet 2008, Commune de Montreuil sous Bois, n° 07VE01824, arrêt confirmé mais sous d’autres motifs par CE, Ass., 19/07/2011, 320796, publié au rec.).

Naturellement, de telles interventions impliquent pour être légales que la collectivité en cause dispose d’une compétence en ce domaine, sans que l’on puisse trop ruser du point de vue de la collectivité sur la frontière entre culturel et cultuel (pour l’Eglise St Pierre de Firminy de l’architecte Le Corbusier et la question des compétences de la communauté d’agglomération de St Etienne, voir CAA Lyon, 9 octobre 2008, 05LY01710).

Autre signe de cette décrispation : l’arrêt rendu le 17 février 2016 par le Conseil d’Etat sous le numéro n° 368342 publié au recueil Lebon.

Le Conseil d’Etat a dans le même sens modifié sa position et autorise aujourd’hui les subventions à des associations cultuelles, dès lors que ces subventions visent au financement d’activités non rattachées aux activités cultuelles de l’association (CE, 26 novembre 2012, Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, n° 344379 ; voir aussi dans le même sens C.Const., QPC, 21 févr. 2013, n° 2012-297)…

Cette évolution du juge est tout à fait parallèle à la sienne en d’autres domaines très comparables : cela va ainsi dans le sens, plus large, d’une déconnection désormais entre les positions des associations, leur activité militante (qui en général n’est pas subventionnable par les collectivités) et leurs autres activités subventionnables (voir en ce sens, très clairement : CE, 8 juillet 2020, n° 425926 ; voir ici).

Par ailleurs, le Conseil d’Etat a apporté d’importantes précisions sur les subventions possibles aux associations cultuelles dans quatre décisions d’assemblée du 19 juillet 2011. Il ressort de ces décisions que :

  • une commune peut participer au financement d’un orgue qui sera placé dans une église et utilisé à la fois pour des activités cultuelles mais également culturelles et éducatives (CE Ass., 19 juillet 2011, Commune de Trélazé, n° 308544) ;
  • uUne commune peut financer un équipement attaché à un édifice religieux, qui présente un intérêt public local, en participant au rayonnement culturel de la commune en l’espèce, dans la mesure où cet équipement n’est pas utilisé pour une activité cultuelle. La circonstance que cet équipement puisse bénéficier aux utilisateurs de l’édifice religieux ne rend pas le financement irrégulier. Il s’agissait en l’espèce du financement d’un ascenseur permettant aux personnes à mobilité réduite d’accéder à la basilique de la Fourvière (CE Ass., 19 juillet 2011, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône, n° 308817) ;
  • une collectivité peut financer un abattoir destiné à la réalisation d’abattages rituels dans la mesure où il y a selon le juge un intérêt public local à ce que les cultes soient exercés dans des conditions conformes aux impératifs de l’ordre public, notamment de la salubrité et de la santé publique (CE Ass., 19 juillet 2011, Communauté urbaine du Mans – Le Mans Métropole, n° 309161) ;
  • une commune peut laisser une association cultuelle utiliser un local municipal librement, sans pouvoir lui accorder un traitement de faveur par rapport au traitement des autres usagers. La commune ne peut en tout état de cause pas refuser à une association l’accès à un local municipal sur le seul fondement de son aspect cultuel. En revanche une commune ne peut pas accorder de façon pérenne à une association cultuelle l’utilisation d’un local municipal, qui deviendrait ainsi un édifice cultuel (CE Ass., 19 juillet 2011, Commune de Montpellier, n° 313518).

 

Autre domaine où le juge accepte qu’il y ait, sinon du cultuel, à tout le moins du religieux dans le culturel et l’historique de la commune : le blason des municipalités.

Voir en ce sens CE, 15 juillet 2020, n°423702 :

 

Pour un domaine délicat, qui est celui des activités scolaires, voir :

 

Voir aussi par exemple la validation d’un financement communal d’un « apéritif offert à tous » dans le cadre des fêtes de Saint Roch organisées les 15 et 16 août 2018, à Montpellier, par le TA de cette ville (3 novembre 2020, n°1804799).

Voir aussi :

 

 

II. La CAA de Versailles boute l’aumônerie hors des Universités, adoptant une position stricte, sur la laïcité, d’une part, et sur le fait que les aumôneries ne seraient pas applicables aux Universités, en dépit de l’alinéa 2 de l’article 2 de la loi de 1905, d’autre part.

 

Les multiples illustrations ci-avant montrent le caractère un peu mouvant de la frontière entre culturel et cultuel, avec donc, comme il l’a été présenté rapidement au début du point I ci-avant, en sus, un régime propre aux aumôneries.

Rappelons les deux textes législatifs précités sur ce point précis:

1/
« […] Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons.»
Article 2 de loi du 9 décembre 1905 

 

2/
« Le service public de l’enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique. »
Article L. 141-6 du code de l’éducation

 

Or, en continuation d’un contentieux qui avait déjà sa part de complexité, voire que la CAA de Versailles a rendu une décision stricte, non sans quelques vaticinations.

L’association Bethel, association régie par la loi du 1er juillet 1901 (et non celle de 1905), avait demandé l’annulation de la décision par laquelle le président de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (l’UVSQ) avait refusé de lui accorder un agrément en qualité d’association étudiante de cette université.

Cette association soutenait que ses activités ne présentent pas un caractère cultuel. Sur ce point, s’impose bien évidemment une analyse au cas par cas. Citons la CAA de Versailles :

« Toutefois, si ses statuts précisent qu’elle a pour objet de favoriser les relations entre les étudiants, d’organiser des évènements favorisant la convivialité, l’accès à la culture, la réflexion et la vie spirituelle ou d’accompagner des initiatives solidaires, il ressort des pièces du dossier qu’elle se présente sur son site internet comme l’association de l’aumônerie étudiante, et qu’elle propose notamment la participation à des messes, des temps de prières, des pèlerinages, à une manifestation relative à la vénération de la sainte couronne d’épines, à une action de carême ou à l’ordination d’un prêtre, en prenant part à l’organisation de ces manifestations. Elle doit ainsi être regardée pour partie comme organisant et assurant la promotion d’activités cultuelles et non comme se bornant à apporter des informations sur de telles activités cultuelles laissées à la libre appréciation de ses adhérents. Dès lors, le moyen tiré de ce que l’association requérante n’organiserait pas d’activités à caractère cultuel, au moins pour partie, manque en fait.
« 7. En troisième lieu, l’association Bethel soutient qu’à supposer même que son activité puisse être regardée comme étant  » mixte  » c’est-à-dire à la fois cultuelle et culturelle, cette circonstance n’autorisait pas le président de l’université à lui refuser la délivrance d’un agrément, condition nécessaire pour bénéficier d’un soutien logistique ou financier. A cet égard elle fait valoir que, si les dispositions de la loi de 1905 interdisent à l’université d’apporter une aide de quelque nature que ce soit à une association cultuelle, aucune disposition de la loi ne lui interdirait d’apporter une aide quelconque à une association qui, sans constituer une association cultuelle au sens du titre IV de la même loi, organise de telles activités dès lors que cette aide porte sur la réalisation d’un projet, d’une manifestation ou d’une activité qui ne présente pas un caractère cultuel et n’est pas destinée à l’exercice d’un culte. Toutefois un tel soutien logistique ou financier ne serait conforme à la loi de 1905 qu’à la condition que cette activité s’inscrive dans le cadre d’une mission d’intérêt général confiée à l’université par le législateur et que ce soutien soit exclusivement affecté au financement de cette activité et ne soit pas utilisé pour financer les activités cultuelles de l’association. Or, la délivrance de l’agrément sollicité aurait principalement pour effet de mettre à disposition de l’association requérante divers moyens, énumérés au point 4, par l’université sans possibilité de distinction entre les activités cultuelles ou non cultuelles de l’association. Dès lors, le moyen tiré de ce que l’agrément sollicité était insusceptible d’enfreindre l’interdiction de subventionner un culte, résultant de la loi de 1905, doit être écarté.»

 

La CAA de Versailles méconnaîtrait-elle ainsi la fin de l’article 2 de la loi de 1905, déjà précité à deux reprises ? Pas vraiment car :

  • elle n’interdit pas la vie religieuse
  • l’association peut-elle se qualifier d’aumônerie (avec aide donc, au moins indirecte) au sens de cette loi ? Ce point pourrait être discuté.

 

Citons la suite du raisonnement de la Cour :

« 10. D’une part, le président de l’université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines n’a toutefois opposé de refus à la demande d’agrément sollicité que pour des motifs tirés de ce que l’octroi de l’agrément demandé méconnaitrait le principe de neutralité religieuse des personnes publiques, et plus précisément l’interdiction pour celles-ci de subventionner un culte. En outre le refus d’agrément litigieux ne s’oppose pas par lui-même à ce que les étudiants de cette université exercent leur liberté religieuse ainsi que leur liberté d’expression et d’information dans des conditions conformes à la légalité et insusceptibles de troubler l’ordre public. »

 

Cela dit, la Cour ensuite enserre l’aumônerie étudiante à des cas où il est impossible de pratiquer son culte ailleurs… voir la partie mise en gras souligné par nos soins… ce qui est à notre connaissance une position inédite et potentiellement plus restrictive que ce qui résulte de la loi de 1905 :

« 11. D’autre part, si l’alinéa 2 de l’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 dispose que des services d’aumôneries financés sur fonds publics pourront être prévus afin d’assurer le libre exercice du culte dans les établissements publics, ce financement est autorisé notamment dans les lycées, collèges, écoles, hospices, asiles ou prisons, c’est-à-dire au profit d’un public n’étant pas en mesure d’exercer son culte comme il le souhaite faute de pouvoir quitter les lieux dont l’administration à la charge, ce qui n’est pas le cas des populations étudiantes. Dès lors, le moyen tiré de ce que le refus d’agrément contesté porterait une atteinte illégale à la liberté de conscience et de religion doit être écarté. Si l’association Bethel fait également valoir que des aumôneries seraient présentes au sein d’autres établissements universitaires publics, et à supposer que ces aumôneries bénéficient d’un soutien direct ou indirect de la part de ceux-ci, il ne saurait résulter de telles situations de pur fait, à les supposer établies, une rupture du principe d’égalité dont l’association Bethel pourrait utilement se prévaloir au soutien de ses conclusions tendant à l’annulation de la décision litigieuse du président de l’université de Versailles-Saint Quentin en Yvelines. »

 

Il sera intéressant de voir si cette analyse très restrictive, mais qui est dans l’air du temps, ce qui en droit compte plus qu’on ne le croit au début de ses études ou de sa pratique professionnelle… sera, ou non, confirmée par le Conseil d’Etat si d’aventure celui-ci venait à en être saisi.

Soit la position de la CAA de Versailles est suivie et les aumôneries dans le supérieur ne seraient possibles que dans les internats, tout au plus.

Soit elle n’est pas suivie, et le débat risque d’être très grand… 

Ce qui d’ailleurs n’interdit pas in fine une grande marge de manoeuvre pour les associations au nom de l’exiguïté des locaux (CE, 9 avril 1999, 154186, aux tables).. sous réserve de respecter l’égalité de traitement ce qui en réalité est peut-être  la toile de fond de toute cette affaire…

 

CAA de Versailles, plénière, 29 février 2024, n° 21VE00973