Le petit Jésus peut-il crécher en mairie ? Nativité, saison 6. Episode 14.

Le tribunal administratif de Nîmes vient, une nouvelle fois, d’annuler la décision de la commune de Beaucaire d’installer une crèche de Noël dans le hall de l’hôtel de ville en décembre 2017.

Par un jugement du 25 juin 2020, ce tribunal, saisi par la Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, annule ainsi la décision de la commune de Beaucaire d’installer, au cours du mois de décembre 2017, une crèche de la nativité dans le hall de l’hôtel de ville.

Comme il l’a fait pour Noël 2015 et 2016 (jugements n° 1600514 et n°1603925 du 16 mars 2018), le tribunal a fait application des critères posés par le Conseil d’Etat dans sa décision du 9 novembre 2016 n°395223. Il considère que la crèche installée dans le hall de l’hôtel de ville de Beaucaire, qui est un bâtiment public siège d’une collectivité publique, ne peut être regardée comme conforme aux exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques, dès lors qu’aucune circonstance particulière ne permet de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif.

Rappelons l’état du droit à ce sujet (I), avant que de donner le texte de ce jugement (II).

 

 

 

I. Rappel du droit

 

En raison de la pluralité de significations des crèches de Noël, qui présentent un caractère religieux mais sont aussi des éléments des décorations profanes installées pour les fêtes de fin d’année, le Conseil d’État avait, non sans vaticinations, jugé que leur installation temporaire à l’initiative d’une personne publique, dans un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, est :

  • légale si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif,
  • illégale si elle exprime la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse (bref, en pareil cas… in hoc signo vinces…mais le signo on va le mettre ailleurs qu’en mairie… sauf peut-être en Alsace et en Moselle)

 

La présence dans d’autres bâtiments publics est plus largement acceptée (qu’on pense aux maisons de retraite par exemple…) sauf prosélytisme évident.

Mais est-ce opérationnel ? Comment savoir si on franchit la frontière entre le légal et l’illégal, entre la sanctification juridique et le péché ?

Bon Prince (de l’Eglise ?), les magistrats du Palais Royal nous ont donné un mode d’emploi via l’arrêt CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne (n° 395122).

Citons le résumé fait par le Conseil d’Etat lui-même afin de ne pas perdre une miette de ce subtil (mais équilibré) jésuitisme. Afin de :

«  déterminer si l’installation d’une crèche de Noël présente un caractère culturel, artistique ou festif, ou si elle exprime au contraire la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse, le Conseil d’État juge qu’il convient de tenir compte du contexte dans lequel a lieu l’installation, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux et du lieu de cette installation.

Compte tenu de l’importance du lieu de l’installation, le Conseil d’État précise qu’il y a lieu de distinguer les bâtiments des autres emplacements publics :

• dans les bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, une crèche de Noël ne peut pas être installée, sauf si des circonstances particulières montrent que cette installation présente un caractère culturel, artistique ou festif ;

• dans les autres emplacements publics, compte tenu du caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année, l’installation d’une crèche de Noël est légale, sauf si elle constitue un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

Faisant application de ces principes, le Conseil d’État casse les deux arrêts dont il était saisi, l’un qui avait jugé que le principe de neutralité interdisait toute installation de crèche de Noël, l’autre qui ne s’était pas prononcé sur l’ensemble des critères pertinents. Dans la première affaire, il juge que l’installation de crèche litigieuse méconnaissait le principe de neutralité. Il renvoie la seconde affaire à la cour administrative d’appel de Nantes, afin qu’elle se prononce sur l’ensemble des éléments à prendre en compte. »

Les applications au cas par cas peuvent être parfois très subtiles :

 

 

 

Plus largement, voir sur la position complexe et devenue subtile, nuancée, du juge sur la laïcité :

 

Voir aussi :

 

II. Voici ce jugement

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE NÎMES

N° 1703896

___________

LIGUE FRANCAISE POUR LA DEFENSE DES DROITS DE L’HOMME ET DU CITOYEN
___________

Mme Chamot Rapporteur ___________

M. Parisien Rapporteur public ___________

Audience du 4 juin 2020 Lecture du 25 juin 2020 ___________

01-04-03-07-02 54-10-05-03-02 C

REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Le tribunal administratif de Nîmes 3ème chambre,

Vu la procédure suivante :

Par une requête enregistrée le 21 décembre 2017, la ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, représentée par Me Mazas, demande au tribunal :

1°) d’annuler la décision du maire de la commune de Beaucaire d’installer au cours du mois de décembre 2017 une crèche de la nativité dans le hall de l’hôtel de ville ;

2°) de mettre à la charge de la commune de Beaucaire une somme de 2 000 euros à verser à la ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :
– la décision attaquée a été prise par une autorité incompétente ;
– elle méconnaît l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et les exigences attachées

aux principes de laïcité, de la liberté de conscience et de neutralité des personnes publiques ; cette décision ne ressort d’aucun usage local et s’inscrit dans une volonté de prosélytisme ;

– cette décision est intervenue en violation du principe de financement des cultes et de neutralité du service public.

N°1703896

2

Par un mémoire en défense, enregistré le 22 mai 2018, la commune de Beaucaire, représentée par Me Frölich, conclut au rejet de la requête et à ce qu’il soit mis à la charge de la ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen une somme de 4 000 euros au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.

Elle soutient que les moyens soulevés par la ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen ne sont pas fondés.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :
– la Constitution ;
– l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
– la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;
– les décisions nos 395122 et 395223 Commune de Melun c/ Fédération départementale

des libres penseurs de Seine et Marne et Fédération de la libre pensée de Vendée du Conseil d’Etat statuant au contentieux en date du 9 novembre 2016 ;

– le code de justice administrative.

En application de l’article 8 de l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020, le président de la formation de jugement a dispensé le rapporteur public, sur sa proposition, de prononcer des conclusions à l’audience.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :
– le rapport de Mme Chamot, premier conseiller ;
– et les observations de Me Josserand, pour la commune de Beaucaire.

Considérant ce qui suit :

1. Par sa requête, la ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen demande l’annulation, pour excès de pouvoir, de la décision du maire de la commune d’installer une crèche de la nativité dans l’hôtel de ville de Beaucaire.

2. Aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ».

3. La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat crée, pour les personnes publiques, des obligations, en leur imposant notamment, d’une part, d’assurer la liberté de conscience et de garantir le libre exercice des cultes, d’autre part, de veiller à la neutralité des agents publics et des services publics à l’égard des cultes, en particulier en n’en reconnaissant ni n’en subventionnant aucun. Ainsi, aux termes de l’article 1er de cette loi : « La

N°1703896

3

République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » et, qu’aux termes de son article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Pour la mise en œuvre de ces principes, l’article 28 de cette même loi précise que : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions ». Ces dernières dispositions, qui ont pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes, s’opposent à l’installation par celles-ci, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse. Elles ménagent néanmoins des exceptions à cette interdiction. Ainsi, est notamment réservée la possibilité pour les personnes publiques d’apposer de tels signes ou emblèmes dans un emplacement public à titre d’exposition. En outre, en prévoyant que l’interdiction qu’il a édictée ne s’appliquerait que pour l’avenir, le législateur a préservé les signes et emblèmes religieux existants à la date de l’entrée en vigueur de la loi.

4. Une crèche de Noël est une représentation susceptible de revêtir une pluralité de significations. Il s’agit en effet d’une scène qui fait partie de l’iconographie chrétienne et qui, par là, présente un caractère religieux. Mais il s’agit aussi d’un élément faisant partie des décorations et illustrations qui accompagnent traditionnellement, sans signification religieuse particulière, les fêtes de fin d’année.

5. Eu égard à cette pluralité de significations, l’installation d’une crèche de Noël, à titre temporaire, à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, n’est légalement possible que lorsqu’elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse. Pour porter cette dernière appréciation, il y a lieu de tenir compte non seulement du contexte, qui doit être dépourvu de tout élément de prosélytisme, des conditions particulières de cette installation, de l’existence ou de l’absence d’usages locaux, mais aussi du lieu de cette installation. A cet égard, la situation est différente, selon qu’il s’agit d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique ou d’un service public, ou d’un autre emplacement public ;

6. Dans l’enceinte des bâtiments publics, sièges d’une collectivité publique ou d’un service public, le fait pour une personne publique de procéder à l’installation d’une crèche de Noël ne peut, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques.

7. A l’inverse, dans les autres emplacements publics, eu égard au caractère festif des installations liées aux fêtes de fin d’année notamment sur la voie publique, l’installation à cette occasion d’une crèche de Noël par une personne publique est possible, dès lors qu’elle ne constitue pas un acte de prosélytisme ou de revendication d’une opinion religieuse.

8. En l’espèce, la crèche en litige a été installée au début du mois de décembre 2017 sous l’escalier d’honneur, menant aux services publics et à la salle du Conseil municipal, dans le hall d’accueil de la mairie. Elle se situe donc dans l’enceinte d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique.

N°1703896

4

9. Il ne ressort pas des pièces du dossier que l’installation de cette crèche, qui représente Marie et Joseph à côté de la couche de l’enfant Jésus, accompagnés de santons personnifiant à la fois des personnages bibliques, comme les rois mages, et des personnages provençaux traditionnels, résulterait d’un usage local, dès lors qu’aucune crèche de Noël n’a jamais été installée dans les locaux en cause avant le mois de décembre 2014. Elle ne peut non plus être regardée comme résultant d’un usage culturel ou d’une tradition festive à Beaucaire, laquelle ne saurait résulter à cet égard de la seule proximité géographique immédiate de cette commune et de la région provençale. Cette crèche ne peut davantage être directement rattachée à l’exposition « Les Santonales » organisée par l’association « Renaissance du vieux Beaucaire » depuis l’année 2005, dès lors notamment que cette dernière prend place du 1er au 7 janvier 2018, dans un autre bâtiment municipal, situé à environ 250 mètres de l’hôtel de ville où est installée la crèche litigieuse. A la différence de la crèche installée dans le cadre de cette exposition, la crèche en litige ne présente, par elle-même, aucun caractère artistique particulier et ne peut être considérée comme ayant, en tant que telle, le caractère d’une exposition au sens des dispositions de l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905.

10. Il s’ensuit, alors même que la commune de Beaucaire affirme ne poursuivre aucun but prosélyte, que le fait pour le maire de cette commune d’avoir fait procéder à cette installation dans l’enceinte d’un bâtiment public, siège d’une collectivité publique, en l’absence de circonstances particulières permettant de lui reconnaître un caractère culturel, artistique ou festif, a méconnu l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 et les exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques.

11. Il résulte de tout ce qui précède que la ligue des droits de l’homme est fondée à demander l’annulation de la décision d’installer une crèche de la nativité dans le hall de l’hôtel de ville de Beaucaire au mois de décembre 2017.

Sur les frais liés à l’instance :

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la commune de Beaucaire une somme de 1200 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

13. La commune de Beaucaire étant la partie perdante, ses conclusions formées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative doivent être rejetées.

DECIDE:

Article 1er : La décision du maire de la commune de Beaucaire d’installer une crèche de la nativité dans le hall de l’hôtel de ville au mois de décembre 2017 est annulée.

Article 2 : La commune de Beaucaire versera à la ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen une somme de 1 200 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

page4image3788560160 page4image3788560448 page4image3788560736

N°1703896

5

Article 3 : Les conclusions de la commune de Beaucaire au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : Le présent jugement sera notifié à la commune de Beaucaire et à la ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen.

Copie en sera adressée au préfet du Gard.