Le Conseil d’Etat vient de mettre fin à un marathon contentieux qui porte sur d’intéressantes questions où se mêlent le droit d’une commune à choisir son blason, le respect de la laïcité en ce domaine (hors Alsace-Moselle) et la prise en compte de l’histoire, nécessairement intégratrice de nos passés religieux.
I. Des signes juridiquement insignes
La jurisprudence s’est parfois prononcée sur la compatibilité entre un blason et :
- les armoiries de la famille noble du lieu. Voir :
- l’appropriation qui peut en être faite. Voir :
II. Un signe peut-il être juridiquement neutre ?
Mais c’est un sujet plus intéressant sans doute qui vient d’être tranché par le Conseil d’Etat : jusqu’où un Blason peut-il reprendre des éléments d’identité visuelle qui pourraient peiner à se concilier avec les principes de laïcité et de neutralité ?
En fait, nous sommes là au coeur de tant de sujets propres à s’accorder avec les émotions et les indignations de notre société contemporaine, que le sujet, de l’anecdote, se hisse à un niveau symbolique et politique conséquent.
D’ailleurs, aujourd’hui, oserait-on créer des blasons tels que ceux qui identifient la Corse (la tête de Maure) ou la Lorraine (avec sa croix éponyme que l’on ne retrouvait certes pas dans l’ancien blason régional mais qui orne nombre de blasons communaux, comme à Saint-Dié-des-Vosges par exemple) ?
III. En l’espèce, histoire ou prosélytisme ?
En l’espèce, une commune avait forgé un blason de toutes pièces, en reprenant pour partie les armoiries de la famille noble du lieu (comme dans la jurisprudence précitée donc, sur ce point, voir ici), et en y ajoutant, classiquement, des éléments bâtimentaires (ou, à tout le moins, historiques) locaux, au point qu’on y retrouvait deux crosses épiscopales croisées.
Le requérant y voyait une atteinte au principe de laïcité et au principe de neutralité du service public, voire un prosélytisme de mauvais aloi en République laïque.
IV. Un cadre juridique byzantin
L’accusation peut faire réagir chacun selon ses opinions personnelles. Mais force est de constater qu’en effet, l’apposition de croix peut être faite en Europe, désormais, dans un contexte identitaire de rejet de laïcité mais aussi des non chrétiens. Ainsi, à titre d’exemple, est-il difficile de qualifier autrement l’initiative, il y a quelques temps, du ministre-président de la Bavière consistant à avoir fait adopter une loi obligeant les bâtiments publics à accrocher une croix dans leur entrée (voir ici et ici par exemple). Il est vrai que la Bavière s’inscrit dans un Etat Fédéral qui ne connaît pas du tout une laïcité sur le même mode que le notre, loin s’en faut.
Mais en l’espèce ? Et plus largement, en France (hors Alsace-Moselle), jusqu’où peut-on aller en ce domaine ? Et quel est le contrôle du juge ?
Ce dernier, en effet, a parfois des positions complexes sur la laïcité au point :
- de parfois vaticiner en ce domaine. Voir : Crèches de Noël, Burkini… le Conseil d’Etat joue à Ponce Pilate
- ou de trancher façon Salomon, admettant en art statuaire public que soit représentée la tête de Jean-Paul II mais non sa croix.
- … Le tout conduisant à des solutions parfois complexes. Voir par exemple :
- Une note sur la laïcité et les sorties scolaires
- Burkini : début de la saison 2, dans les prétoires (avec un arrêt rendu ce jour) et sur les plages
- Est-il constitutionnel que les ministres du culte catholique, et eux seuls, soient financés sur fonds publics en Guyane ?
- Cultes : les voies du BEA sont impénétrables à qui n’est pas une association « loi de 1905 »
- Octroi de subvention sous condition de signer une charte de laïcité : une pratique qui se répand ; une première suspension prononcée par un TA
- Quelle laïcité au lendemain de l’ordonnance du Conseil d’Etat sur le Burkini ?
- Laïcité et juge administratif : un article juridique à télécharger
- D’une pierre deux coups : le Conseil d’Etat assouplit à la fois le droit de la coopération décentralisée et la rigueur du principe de laïcité
- A 5 semaines de l’échéance, rappel de l’état du droit sur les crèches de Noël
- Le cimetière peut rester sous le signe de la croix… sous condition
- In hoc signo vinces… et quod infirmum
- et, plus récemment, Le principe de laïcité ne s’oppose pas à ce qu’un ministre du culte soit président d’une université.
Voir aussi :
- Laïcité et juge administratif : un article juridique à télécharger
- Octroi de subvention sous condition de signer une charte de laïcité : une pratique qui se répand ; une première suspension prononcée par un TA
- Laïcité : mouvements contraires ou clarification ?
En matière de signes religieux dans l’espace public (affaires des crèches de Noël), le Conseil d’Etat a posé (Ass., 9 novembre 2016, Commune de Melun c/ Fédération départementale des libres-penseurs de Seine-et-Marne, n°395122) que les dispositions de la loi du 9 décembre 2005 (hors Alsace-Moselle, donc) :
« qui ont pour objet d’assurer la neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes, s’opposent à l’installation par celles-ci dans un emplacement public d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse »
V. Le juge lie les deux principes de laïcité et de neutralité, d’une part, et va assez loin dans l’exploration des motifs historiques qui fondent la reprise de tel ou tel élément visuel qui peuvent fonder qu’un blason malmène, à la marge, ces principes
En l’espèce, une commune s’était dotée d’un blason reprenant deux crosses épiscopales, entre autres signes, qui ont déchaîné l’ire du requérant, ainsi résumée par le TA en première instance :
« Il soutient que :
– sur le blason figure le symbole de deux crosses épiscopales dont la nature religieuse est incontestable ;
– ces symboles du pouvoir religieux sont contraires à la lettre et à l’esprit de la loi du 9 décembre 1905 instituant la séparation des églises et de l’Etat ;
– aucun argument historique ne peut être invoqué, l’existence dans la commune de deux édifices à vocation religieuse ne constituant pas une justification sérieuse ; la commune ne comporte aucun évêché ni monastère ;
– les valeurs de laïcité et l’obligation de neutralité sont ainsi méconnues par l’utilisation de ces symboles sur les documents officiels de la commune ;
– le trouble à l’ordre public qui en résulte est permanent ;
– la connaissance acquise ne peut lui être opposée dès lors […];»
le TA de Chalon en Champagne fit sur ce point une appréciation au cas par cas conforme, selon nous, à la jurisprudence classique en ces domaines. Et le TA de développer ainsi :
« les deux crosses épiscopales font référence aux deux évêques Saint-Nicolas et Saint-Aubin auxquels sont dédiés les deux édifices communaux à vocation religieuse, plus communément désignés sous l’appellation d’église pour la première et de chapelle pour la seconde ; qu’ainsi les signes en cause sont en rapport avec deux monuments caractéristiques de la commune de M. dont l’un a, d’ailleurs, fait l’objet d’un classement au titre des monuments historiques dès avant l’année 1862 ; que, dès lors, les symboles religieux utilisés ont essentiellement une signification historique et patrimoniale pour la commune et leur utilisation héraldique comporte, en outre, un effet esthétique qui n’est, par lui-même, la traduction d’aucun prosélytisme religieux ; qu’ainsi le blason en cause ne porte pas atteinte au principe de neutralité des personnes publiques ni, par voie de conséquence, au principe de laïcité tel qu’il se déduit de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ; que, dans ces conditions le moyen soulevé par le requérant doit être écarté ; »
Voir TA Chalon en Ch., 4 juillet 2017, n° 1602096 :
Voir les conclusions de M. Antoine Deschamps :
Le présent blog avait commenté ce jugement ainsi :
Mais le requérant forma appel. Et le juriste ne peut que s’en féliciter car l’arrêt d’appel alors rendu, ce 28 juin 2018, s’avèra selon nous plus riche, ou en tous cas plus précis, sur le raisonnement juridique conduit par le juge.
La CAA avait commencé tout d’abord par faire un lien entre principe de laïcité et obligation de neutralité :
Puis il examina de manière assez détaillée (mais sur certains points, moins détaillée que ne l’avait fait le TA) si ceux des éléments religieux peuvent se fonder sur une justification historique et patrimoniale :
Sur le travail de distanciation par rapport aux modèles, on retrouve là aussi un raisonnement proche, quoique dans un cadre juridique différent, de celui conduit par le TA de Bastia sur l’inspiration qui peut dans une certaine mesure être faite par rapport aux blason des anciennes familles nobles localement fieffées (TA Bastia, 23 novembre 2017, n°1600529 ; voir ici)
Jusqu’où va ce contrôle du juge, on pourrait en débattre. Mais il n’est pas superficiel, limité à l’erreur manifeste d’appréciation, à l’évidence.
CAA Nancy, 28 juin 2018, n°17NC02320 :
VI. Puis vint le Conseil d’Etat (décision confirmative rendue hier)
Le Conseil d’Etat a posé dans la décision, confirmative de l’arrêt rendu en appel à quelques bémols près, rendue hier :
- qu’un blason communal, qui a pour objet de présenter sous forme emblématique des éléments caractéristiques, notamment historiques, géographiques, patrimoniaux, économiques ou sociaux d’une commune, « ne peut légalement comporter d’éléments à caractère cultuel que si ceux-ci sont directement en rapport avec ces caractéristiques de la commune, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse ».
- que le raisonnement de la CAA pouvait être validé selon laquelle le blason, pris dans son ensemble, présentait sous forme emblématique des éléments caractéristiques de l’histoire et du patrimoine de la commune et ne pouvait être regardé comme manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse
VII. In hoc signo vinces… devant le juge administratif
Bref, «in hoc signo vinces » (voir ici et surtout ici)… devant la CAA… Mais à la condition de ne pas être allé trop loin et d’avoir une raison historique locale de brandir la croix !
VIII. hic sit consilium
Conseil d’État
N° 423702
ECLI:FR:CECHR:2020:423702.20200715
Inédit au recueil Lebon
4ème – 1ère chambres réunies
Mme Yaël Treille, rapporteur
M. Raphaël Chambon, rapporteur public
SCP SPINOSI, SUREAU ; SCP MATUCHANSKY, POUPOT, VALDELIEVRE, avocats
Lecture du mercredi 15 juillet 2020
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
M. A… B… a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d’annuler pour excès de pouvoir la délibération du 9 novembre 2015 par laquelle le conseil municipal de la commune de Moëslains a adopté un blason. Par un jugement n° 1602096 du 4 juillet 2017, le tribunal administratif a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 17NC02320 du 28 juin 2018, la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté l’appel formé par M. B… contre ce jugement.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 28 août et 28 novembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. B… demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de la commune de Moëslains la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la Constitution ;
– la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;
– la décision du 22 février 2019 par laquelle le Conseil d’Etat, statuant au contentieux, n’a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevé par M. B… ;
– le code de justice administrative et l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Yaël Treille, auditeur,
– les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Spinosi, Sureau, avocat de M. B… et à la SCP Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, avocat de la commune de Moëslains;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par une délibération du 9 novembre 2015, le conseil municipal de la commune de Moëslains a adopté un blason destiné à être utilisé sur ” les différents documents municipaux “. M. B…, conseiller municipal, a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d’annuler pour excès de pouvoir cette délibération. Par un jugement du 4 juillet 2017, le tribunal administratif a rejeté sa demande. M. B… se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 28 juin 2018 par lequel la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté l’appel qu’il a formé contre ce jugement.
2. Aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : ” La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances “. Le principe de laïcité, qui figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit, impose notamment que la République assure la liberté de conscience et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et garantisse le libre exercice des cultes. Il en résulte également la neutralité de l’Etat et des autres personnes publiques à l’égard des cultes, la République n’en reconnaissant ni n’en salariant aucun. La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat traduit ces exigences constitutionnelles. Ainsi, aux termes de l’article 1er de cette loi : ” La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public ” et, aux termes de son article 2 : ” La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte “.
3. En premier lieu, il résulte des dispositions citées au point 2 qu’un blason communal, qui a pour objet de présenter sous forme emblématique des éléments caractéristiques, notamment historiques, géographiques, patrimoniaux, économiques ou sociaux d’une commune, ne peut légalement comporter d’éléments à caractère cultuel que si ceux-ci sont directement en rapport avec ces caractéristiques de la commune, sans exprimer la reconnaissance d’un culte ou marquer une préférence religieuse.
4. La cour administrative d’appel de Nancy a constaté, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que le blason contesté par M. B… représente deux volutes opposées, surmontées de deux cônes eux-mêmes placés sous un léopard d’or, que les deux volutes évoquent les crosses épiscopales de Saint-Nicolas et Saint-Aubin et se réfèrent ainsi aux deux édifices notables du patrimoine communal, l’église Saint-Nicolas et la chapelle Saint-Aubin, et que le léopard rappelle le blason de la famille C…, qui a marqué l’histoire de la commune. En jugeant, au vu de ces constatations souveraines, que le blason, pris dans son ensemble, présentait sous forme emblématique des éléments caractéristiques de l’histoire et du patrimoine de la commune et en en déduisant qu’il ne pouvait être regardé comme manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse, en méconnaissance des dispositions citées au point 2 ci-dessus, elle n’a pas commis d’erreur de droit.
5. En deuxième lieu, contrairement à ce que soutient le requérant, il résulte de ce qui a été dit au point 4 que la cour a recherché si des circonstances particulières permettaient de justifier la présence de deux volutes évoquant les crosses épiscopales de Saint-Nicolas et Saint-Aubin. Par suite, le moyen tiré de l’erreur de droit qu’aurait commise la cour, faute d’avoir procédé à une telle recherche, doit être écarté.
6. En troisième lieu, M. B… ne saurait utilement soutenir que la cour aurait dénaturé les faits qui lui étaient soumis en estimant que le graphisme des deux volutes était ” très stylisé “, dès lors qu’elle ne s’est pas fondée sur ce motif surabondant pour juger que le blason litigieux n’était pas contraire au principe de laïcité.
7. En dernier lieu, l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 dispose que : ” Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires ainsi que des musées ou expositions “. Ces dispositions s’opposent à toute installation par une personne publique, dans un emplacement public, d’un signe ou emblème manifestant la reconnaissance d’un culte ou marquant une préférence religieuse.
8. Si M. B… soutient que ces dispositions méconnaissent le principe de laïcité garanti par l’article 1er de la Constitution, ce moyen ne peut qu’être écarté dès lors que, par sa décision visée ci-dessus du 22 février 2019, le Conseil d’Etat, statuant au contentieux n’a pas renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité qui était soulevée par le requérant, au motif qu’elle ne présentait pas de caractère sérieux. Par ailleurs, si la cour a jugé que, à supposer que le blason litigieux soit également appelé à être apposé sur des monuments ou des emplacements publics, la délibération attaquée ne méconnaissait pas ces dispositions, il résulte de ce qui a été dit aux points 3 et 4 que M. B… n’est pas fondé à soutenir que la cour aurait commis une erreur de droit sur ce point.
9. Il résulte de tout ce qui précède que le pourvoi de M. B… doit être rejeté, y compris ses conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. En revanche, il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de M. B… une somme de 1 000 euros à verser à la commune de Moëslains au titre de ces mêmes dispositions.
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de M. B… est rejeté.
Article 2 : M. B… versera à la commune de Moëslains une somme de 1 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. A… B… et à la commune de Moëslains.
Copie en sera adressée au Premier ministre et au ministre de l’intérieur.
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