Brader le domaine public… Braconner le mobilier national… c’est braquer le droit et braver la Cour d’appel financière

Delendus est.. qui dilapide le magot.

La preuve au fil des 24 albums de Tintin. 

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Tournons ensemble les pages de cette affaire de digne d’un épisode de Tintin… Où les protagonistes, aussi organisés que les Picaros, n’ont pas su prêter leur oreille, sans doute cassée, aux règles de droit.

Les procédures propres aux ventes de biens mobiliers devaient, pour eux, être aussi inaccessibles qu’un secret de la licorne, aussi hors d’atteinte que le Tibet. Au point de se faire pincer pour cet usage des Ors de la République, tel un vulgaire crabe. de se faire griller façon cigares (du pharaon), ce qui a du leur donner les boules (de cristal).

Même si nul vol, que ce soit vers Sidney ou ailleurs, ne fut à déplorer. 

 

  • I. Tel celui de Rackham le Rouge, le trésor de Grignon l’orange est, d’un point de juridique, toujours plus à l’Ouest
  • II. De l’étoile mystérieuse à vente mystère d’étoiles mobilières
  • III.  Le procureur général au pays de l’or (noir d’irrégularités).
  • IV.  Le duel se prépare, façon « Tintin en Amérique »
  • V.  La Cour des comptes, en 2024, le confirme : de manière lunaire, on a marché sur le droit
  • VI.  De cette étoile, la Cour d’appel financière lève les derniers mystères (avec peu d’apports juridiques avouons le)

 

I. Tel celui de Rackham le Rouge, le trésor de Grignon l’orange est, d’un point de juridique, toujours plus à l’Ouest

 

Le château de Grignon (78) a un petit côté Moulinsart.

Château de Grignon ; Laurent Bourcier — Travail personnel

Et comme à Moulinsart, s’y cache un trésor. Pas celui du Chevalier François de Hadoque… mais celui des meubles du château, relevant donc du domaine public mobilier.

Et comme à Moulinsart s’y cachent des intrigues, des mystères… et des bourdes énormes. Avec des approches qui en droit ont été aussi subtiles que celles de Tintin lorsque celui-ci abordait le Congo, le pays des Soviets ou l’Amérique.

Photo : coll. pers. Paris 13e – fév. 2018

Sauf que les bien artistiques frauduleusement écoulés ne sont pas ceux de l’Alph’art, ni le sceptre d’Ottokar… mais des biens mobilier (qui relèvent du domaine public, donc) notamment du XVIIIe, avec des vrais, des faux, des vrais-faux, des faux-vrais.

Source : mobilier Louis XVI – Denis Doukhan sur Pixabay (rien à voir avec le Château de Grignon en l’espèce)

 

II. De l’étoile mystérieuse à vente mystère d’étoiles mobilières

 

Des meubles parfois précieux ont en effet été vendus aux enchères, avec des mises à (vil) prix et ces cessions à bon marché. Sans déclassement (rappelons que le domaine public, même mobilier, est incessible…). Sans prise en compte des valeurs vénales. Avec des noms dont j’apprends à l’instant qu’ils sont prestigieux : Jean-Baptiste Sené ; Noël Baudin ; Philippe-Joseph Pluvinet… et des biens qu’ensuite le Mobilier national a eu à chasser comme le pouvait.

Voir :

 

 

II.  Le procureur général au pays de l’or (noir d’irrégularités)

 

Justicier surgissant de l’obscurité de la rue Cambon, vint le procureur général près la Cour des comptes qui, de son propre chef, apprenant l’affaire, en vint à dégainer un réquisitoire :

Pourquoi la Cour des comptes ? A cette question, je répondrai par une autre : comment cela ? Vous ne savez pas que depuis 2023 existe le nouveau régime de la responsabilité financière des gestionnaires publics (RGP ou RFGP selon les chapelles ?) ?

Diable en ce cas reculez de deux cases, puis allez à la case départ, sans toucher les 20 000 F… et compulsez des informations de base ici et là :

 

Cette lecture étant faite, revenons à notre duel.

Source : duel final du film « Et pour quelques dollars de plus » de S. Leone, 1965.

 

IV.  Le duel se prépare, façon « Tintin en Amérique »

 

Puis, tel Tintin se lançant dans une affaire, vint — de son propre chef — le Procureur général de la Cour des comptes…

A ma gauche, le Parquet de la Cour des comptes ému d’avoir lu dans la presse qu’on pouvait jouer aux enchères en ligne avec le domaine public.

A ma droite, côté accusés : la directrice générale adjointe de l’établissement public AgroParisTech, le directeur d’un de ses sites, à savoir Grignon, la responsable de la division réseau de ventes de la direction nationale des interventions domaniales et une commissaire aux ventes au sein de cette direction, en poste aux moments des faits.

Ça fait du monde.

Ce n’est pas aussi grave que si on avait vendu de la Coke en stock, ou volé les bijoux de la Castafiore, mais tout de même voici une gestion du droit et du patrimoine culturel digne de « l’Alph-Art ».

 

 

V.  La Cour des comptes, en 2024, le confirme : de manière lunaire, on a marché sur le droit

 

L’affaire a été, en 2024, jugée par la Cour.

Passons sur la prétendue tardiveté de la notification de la décision de renvoi, la Cour estimant que ce qui compte est la date d’émission et non de réception :

« 8. Il résulte de ces dispositions qu’à la suite du dépôt de l’ordonnance de règlement le 30 avril 2024, le ministère public disposait d’un délai de trois mois pour décider de renvoyer l’affaire à la chambre du contentieux. L’ordonnance de règlement a été transmise au procureur général près la Cour des comptes par un courrier du 30 avril 2024. Celui-ci a, par la décision du 29 juillet 2024, renvoyé devant la chambre du contentieux M. Y et Mmes A, Z et X. Le délai prévu par l’article R. 142-2-13 du CJF a ainsi été respecté. La circonstance que la notification aux parties de cette décision de renvoi n’ait été réalisée que le 21 août 2024 est sans effet sur la validité de la décision de renvoi et n’a, en tout état de cause, pas privé les parties d’une garantie pour produire leurs mémoires en défense dans le délai de deux mois prévu par le 1° du même article. Par suite, le moyen tiré de la tardiveté de la décision de renvoi doit être écarté.»

Sans surprise, il a été jugé que ces agents ont méconnu :

  • « le droit de propriété de l’État » (avec, pour les besoins du raisonnement, une citation du décret du 6 septembre 1870 du Gouvernement de la Défense nationale).
  • le « principe d’inaliénabilité des biens appartenant au domaine public »
    (art. L. 1, L. 2112-1 et L. 3111-1 du du code général de la propriété des personnes publiques [CG3P] ; voir aussi, pour le déclassement, l’article L.115-1 du code du patrimoine)…
    ce qui soulevait des débats sur certains de ces biens, qui affirmés comme récents, eussent pu sortir de cette qualification, argument que la Cour a refusé d’accepter en faits
  • l’obligation de réaliser un « précis et complet des biens mobiliers affectés », préalable à la vente (art. R. 719-97 du code de l’éducation ; instruction comptable commune BOFIP-CGP-19-0055 du 16 janvier 2020… normes dont l’applicabilité en l’espèce était discutée), l’existence ou non d’un tel inventaire en l’espèce donnant d’ailleurs lieu à un débat intéressant
  • l’obligation de faire intervenir en pareil cas le Mobilier national (article D. 113-14 du code du patrimoine)
  • les règles internes propres au service des domaines (DNID ; direction nationale d’interventions domaniales ; article A 105 du code du domaine de l’État ; article 1.3 des CCAG de 2017 des ventes de biens mobiliers par le Domaine…)

Soit une très belle liste de règles méconnues selon le Parquet, puis selon la Cour.

Les poursuites avaient lieu au titre de l’article L. 131-9 du code des juridictions financières, véritable « infraction financière balai » de la RGP (oui oui ou RFGP si vous voulez). Avec l’obligation que soient réunis trois éléments :

  • 1/ « une infraction aux règles relatives à l’exécution des recettes et des dépenses ou à la gestion des biens de l’Etat, des collectivités, établissements et organismes […]  ». Bon, là c’est bon. On a.
  • 2/ « un préjudice financier significatif ». Sur ce point, retenons trois éléments :
    • cet article du CJF précise que « le caractère significatif du préjudice financier est apprécié en tenant compte de son montant au regard du budget de l’entité ou du service relevant de la responsabilité du justiciable »
    • en application de la jurisprudence, abondante, sur la RPP,  nous avions déjà avant 2023 quelques éléments sur ce qu’il faut entendre par là : voir par exemple : Conseil d’État, 28 décembre 2022, n° 441052, à mentionner aux tables du recueil Lebon ; Cour des comptes, 12 mai 2023, SMPRR, n° S-2023-0573.  
    • « 12. […] Sans qu’il soit nécessaire d’établir le montant exact du préjudice financier éventuel, l’ordre de grandeur de ce préjudice doit être évalué avec une précision suffisante pour pouvoir ensuite être apprécié au regard des éléments financiers de l’entité ou du service concerné. Lorsque, par ailleurs et comme en l’espèce, cette entité ou ce service n’est pas tenu d’établir et d’approuver un budget, il convient de se référer aux éléments financiers pertinents selon le régime juridique et comptable applicable à cette entité ou à ce service, tels notamment ceux qui ressortent du bilan ou du compte de résultat. Il appartient au juge de fonder sa décision sur les pièces apportées au cours de la procédure et contradictoirement discutées devant lui.»
      source : CAF, 1e ch., 12 janvier 2024, Alpexpo, n° 2024-01 (aff. CAF-2023-01)
  • 3/ « une faute grave » (élément qui s’apprécie bien naturellement au cas par cas ; étant rappelé que l’importance de l’enjeu financier peut servir à qualifier la gravité de la faute de gestion ; Cour des comptes, 24 novembre 2023, CCMB, n° S-2023-1382 ; ces deux critères ne sont donc pas étanches entre eux)
  • 4/ un lien de causalité entre faute et préjudice (suffisamment direct, mais ni le texte ni la jurisprudence ne sont précis ni très exigeants sur ce point)

En l’espèce :

  • 1/ l’infraction « aux règles relatives à […] à la gestion des biens »  n’était pas un élément où il devait être trop aisé de défendre pour mes confrères
  • 2/ la notion de « préjudice financier significatif », surtout rapportée aux tailles de budgets de cet établissement, et vu que certains biens ont été acquis à vil prix pour être vite revendus à des antiquaires ou autre, n’était pas un défi insurmontable pour le Parquet de la Cour, laquelle a jugé que :
    • « la valeur vénale du mobilier litigieux s’établit à 180 000 €. Le préjudice financier, tiré de la valeur méconnue de ces biens, correspond à ce montant, duquel doit être déduit le produit de ladite vente, à savoir 21 019 €. Il s’élève donc à 158 981 € » (plus 60 K€ de frais de recouvrement de ces biens et d’indemnités diverses… plus quelques coûts évoqués par le Parquet mais que la Cour a refusé de prendre en compte. Au total on frise les 220 K€)
    • ces sommes étant très classiquement ensuite comparées aux montants des budgets en cause en l’espèce
  • 3/ et 4/ la Cour a ensuite apprécié les fautes de chacun et le lien de causalité (sans en faire un item à part) avec, là encore conformément à une épure archi-rodée, une prise en compte détaillée des circonstances atténuantes.

 

La Cour a prononcé une amende de 4 000 € à l’encontre du directeur du centre de Grignon à l’époque des faits, une amende de 5 000 € à l’encontre de la directrice générale adjointe d’AgroParisTech et des amendes de 3 000 € à l’encontre des agents de la DNID. Elle a jugé que l’ensemble des manquements constatés et imputables aux personnes renvoyées était constitutif d’une faute grave au sens de l’article L. 131-9 du code des juridictions financières.

Si c’est aux dépends des biens public… Delendus est qui dilapide le magot. 

Oui. Je sais. Il est temps de prendre des vacances. En relisant Tintin. 

Source :

Cour des comptes, 19 décembre 2024, Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech), DNID, vente du mobilier du château de Grignon, arrêt n° S-2024-1571, affaire n° 3

VI.  De cette étoile, la Cour d’appel financière lève les derniers mystères (avec peu d’apports juridiques avouons le)

 

Peut-être enhardis par les fumées du Lotus Bleu, les protagonistes de cette affaire ont eu pour objectif, un peu lunaire, de prendre le chemin de cette île, noire d’être encore peu explorée : la Cour d’appel financière. 

Cette affaire, guère moins audible que celle du Professeur Tournesol, a connu cette semaine son dénouement en appel.

A noter :

  • Sont (bien sûr !) inopérantes des conclusions d’appel dirigées contre la motivation du jugement et non contre son dispositif :
    • « Dans son mémoire en réponse et portant appel incident du 14 mars 2025, la procureure générale près la Cour des comptes conteste, en premier lieu, pour erreur de droit, le choix des premiers juges de retenir, pour apprécier le caractère significatif du préjudice établi, des références différentes pour chacune des personnes poursuivies. La procureure générale ne conteste pas cependant le caractère significatif de ce préjudice en ce qui concerne l’appelante. Dès lors, et sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la méthode retenue par la chambre du contentieux, ces conclusions dirigées exclusivement contre la motivation du jugement de première instance, à l’exclusion de son dispositif, sont irrecevables.»
  • un délai d’appel ouvert au Parquet pour l’appel court de la notification de l’ordonnance de règlement… jusqu’à la date d’enregistrement au greffe de la décision de renvoi
    Sur la régularité de l’arrêt et de la procédure, la Cour d’appel financière a relevé que, même si le greffe avait notifié tardivement la décision renvoyant les intéressés devant la Cour des comptes, le délai de trois mois qui était ouvert au parquet pour prendre cette décision n’avait pas été méconnu, celui-ci courant de la notification de l’ordonnance de règlement jusqu’à la date d’enregistrement au greffe de la décision de renvoi, et non sa notification :

    • « Il ressort de l’instruction, d’une part, que l’ordonnance de règlement du 30 avril 2024 a été déposée au greffe et transmise au parquet général le même jour et, d’autre part, que la décision par laquelle ce dernier a prononcé le renvoi de l’affaire a été reçue et enregistrée par le greffe le 29 juillet 2024. Bien que la décision du parquet général n’ait été notifiée aux personnes renvoyées que le 21 août 2024, cette circonstance est sans effet sur la validité de la décision de renvoi, dès lors qu’elle a été enregistrée au greffe dans le délai de trois mois prévu par les dispositions réglementaires.»
  • La Cour a jugé que les principes de prévisibilité et de sécurité juridique avaient également été respectés, l’intéressée ayant disposé, pour répondre aux griefs, d’un délai supérieur aux deux mois réglementaires.
  • la Cour d’appel financière a jugé cet arrêt suffisamment motivé (ce qu’il était en effet à notre sens).
  • Sur le bien-fondé de l’arrêt, la Cour d’appel financière :
    • d’une part, a établi que l’infraction de l’article L. 131-9 du code des juridictions financières était caractérisée : manquement à des règles de gestion ; gravité de la faute du fait du caractère essentiel des règles protectrices méconnues ; préjudice financier certain, évalué dans son ordre de grandeur, et de caractère significatif.
    • d’autre part, le juge d’appel a confirmé que l’infraction était imputable à l’intéressée, en tant que principale responsable de la remise des meubles, de l’établissement du catalogue et de la procédure de vente.

Compte tenu cependant de certaines circonstances atténuantes et de la situation financière précaire de l’intéressée, justifiée par des pièces produites pour la première fois en appel, la Cour d’appel financière, sans prononcer la dispense de peine sollicitée, mais allant au-delà de la diminution demandée par le parquet dans son appel incident, a ramené l’amende de 3 000 € à 500 €.

Source : 

Cour d’appel financière, 7 octobre 2025, Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech) et Direction nationale d’interventions domaniales (DNID) – Vente du mobilier du château de Grignon, n° 2025-05, affaire n° CAF-2025-01

 

 

 


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