Intérêt personnel d’un élu : censure du PLU, certes, mais une censure partielle (CAA Bordeaux, 25/1/17, n° 13NC01758)

 

« Les intérêts publics doivent être l’unique fin du Prince et de ses conseillers ou du moins les uns et les autres sont obligés de les avoir en si singulières recommandations qu’ils les préfèrent à tous les particuliers »

(Cardinal de Richelieu, Testament politique,
première phrase du chapitre III).

 

À peine Richelieu posait-il le principe selon lequel « les intérêts publics doivent être l’unique fin du Prince et de ses conseillers » qu’immédiatement il lui fallait nuancer son propos : l’intérêt général, but de toute action publique, ne peut éviter de coexister avec des intérêts particuliers.

 

I. Une pluralité de textes, avec une difficulté particulière en urbanisme

 

En ce domaine, il n’y a pas de coexistence plus malaisée que celle du PLU.. sauf à avoir des conseillers municipaux qui n’auraient plus ni famille ni bien matériel dans la commune. Bref, sauf commune composée de moines trappistes, force est de faire coexister les intérêts, sans sombrer dans les conflits d’intérêts. Difficile.

Cette difficulté, le juge y fut confrontée de tous temps.

Usuellement, s’appliquent les règles de l’article 432-12 du Code pénal (prise illégale d’intérêts) combinée (et, même, additionnées) avec les règles des articles L. 2131-11 et L. 2122‑26 du Code général des collectivités territoriales (CGCT). D’autres règles comparables se retrouvent avec des champs d’application plus particuliers (telle les règles de l’article L. L214-9 du Code forestier, celles relative aux avocats au titres des articles 117 à 122-2 du décret 91‑1197 du 27 novembre 1991, ou celle de l’article 1596 du Code civil).

MAIS en urbanisme, comment faire ?

En termes de textes, s’appliquent :

  • les articles précités (notamment les articles L. 2131-11 et L. 2122‑26 du CGCT ainsi que les dispositions de l’article 432-12 du Code pénal)
  • mais aussi les lois plus spéciales, à commencer par celles de l’article L. 422-7 (au stade des permis de construire délivrés par l’élu intéressé) du Code de l’urbanisme.

 

 

 

II. Une jurisprudence particulièrement riche mais pragmatique : l’élu ne sera intéressé que si son intérêt se détache de celui de la « généralité des habitants »

Ainsi le juge administratif en matière d’urbanisme n’a jamais hésité à faire un vice de procédure de l’intérêt personnel d’un élu local ayant altéré le contenu d’un POS ou d’un PLU. Et, ce, sans même que le juge aie à recourir à la violation de l’article L. 2131-11 du CGCT (ou de ses devanciers pluriséculaires…).

Sources : C.E., 21 avril 1982, Société Omnium d’entreprise Dunesny, et Chapille : n. 31175 : Rec., T., p. 777 ; A.J., novembre 1982, p. 665, note de F. Bouyssou. A comparer avec, pour la présence d’un conseiller municipal agent immobilier dans un groupe de travail chargé de l’élaboration du P.O.S. : C.E., 30 avril 1982, Assoc. pour l’aménagement, la défense et l’expansion du site d’Antibes, Juan‑les‑Pins et de ses environs, 30983 : Rec., T., p. 777 ; A.J., novembre 1982, p. 665‑667, note Bouyssou ; D.A., juin 1982, n. 242. Voir, pour la position du juge pénal en la matière : CA Poitiers, ch. corr., 9 janvier 1998, Ministère public c/ Colins : JCP 1998 IV n° 2453 ; Juris-Data n° 040229. 

Surtout, le juge a censuré les documents d’urbanisme ou les autorisations d’urbanisme par trop entachées de l’intérêt personnel d’un élu.

Quelques sources : C.E., 14 juin 1995, Girot, n° 115091 ; C.E., 22 novembre 1995, Comité d’action locale de la Chapelle Saint-Sépulcre, n° 095859; C.E., 29 décembre 1999, Société STIM Ile-de-France résidentiel SNC, n° 167484 ; C.E., 31 juillet 1996, Cne de Courpalay, n° 116500 : Rec p. 335 ; C.E., 23 octobre 1995, Cne de Moiselles et SEMSOMAC, n° 125961 ; C.E., 13 mars 1992, Cne de Savenay c. Kerbriand : Quot.jur., n. 11, 9 février 1993, p. 6 ; C.E., 24 juin 1988, Dedin‑Lasportas c. V. de Périgueux : Rec., T., 1081 et 1085 ; CA.A. Nantes, 26 mai 1999, Valens, n° 97NT02439 : D.A. octobre 1999, p.25, n° 265 ; CA.A. Nantes, 15 avril 1998, Breton : BJDU  4-98, p. 306 ; C.A.A. Paris, 29 décembre 1994, Sirot : Quot.jur., n. 38, 11 mai 1995, p. 2 ; C.A.A. Paris, 26 octobre 1993, Cne de Chatillon et Avy : Rec. p. 475 ; TA Châlons-en-Champagne, 19 octobre 1999, M. François Gérard c/ Danielle Roher, n° 96-1162 ; T.A. Amiens, 24 septembre 1996, Epoux Micheli c/ Préfet de la Somme : G.P., 30 mai 1997.

Mais le juge n’a censuré un acte en urbanisme que si l’intérêt de l’élu se détache de celui de la « généralité des habitants ». C’est notamment en matière de remembrement et de POS, puis de PLU, que le juge a eu à connaître d’actes dont les modifications concernent, par nature, un grand nombre d’habitants.

Le juge administratif rejette dans de nombreux arrêts et jugements les arguments selon lesquels les élus en cause sont propriétaires dans les zones ainsi affectées, en estimant laconiquement que :

« s’il n’est pas contesté que [le maire, certains conseillers municipaux, etc.] sont propriétaires de parcelles dans cette zone […], cette circonstance n’est pas, par elle‑même, de nature à [le, les] faire regarder comme personnellement intéressé(s ) à l’affaire »

Sources : C.E., 20 juillet 1988, Arzalier, n. 57749  ; C.E., 31 mai 1989, Epx Rebours  ; C.E., 20 janvier 1989, Assoc. des amis de Cherence, n. 75442 : Rec., p. 511 ; T.A. Caen, 18 novembre 1980, Philippe : Rec., p. 552. Voir aussi dans le même sens C.E., 10 février 1997, Association des riverains de la zone industrielle des grandes terres et du Cerf, n° 139577 ; C.E., 14 juin 1999, M. Lajonchère, n° 191533. 

A l’étude du fond, force est de constater que, de manière très significative, le juge recourt au même critère de résultat, dans les mêmes termes, que lorsqu’il connaît des intérêts réels ou supposés en tant que juge de l’excès de pouvoir, notamment lorsque l’acte en cause n’est pas une délibération.

Le commissaire du gouvernement Daniel Labetoulle a ainsi exprimé ce critère de résultat en posant qu’il convient de vérifier, en guise d’indice, que les documents

« ne révèlent pas des anomalies, des dispositions trop favorables aux intéressés liées à leur participation à l’élaboration du P.O.S. » (C.E., 8 décembre 1982, Marsac : Rec., p. 412 ; J.C.P., 8 juin 1983, n. 23, 20016.)

Voir aussi dans le même sens p. ex. C.E., 30 avril 1982, Assoc. pour l’aménagement, la défense et l’expansion du site d’Antibes, Juan‑les‑Pins et de ses env., 30983 : Rec., T., p. 777 ; A.J., novembre 1982, p. 665‑667, note Bouyssou ; D.A., juin 1982, n. 242. A comparer avec la position — concordante sur ce point — du juge pénal CA Poitiers, ch. corr., 9 janvier 1998, Ministère public c/ Colins : JCP 1998 IV n° 2453 ; Juris-Data n° 040229. 

 

A contrario, il semblerait d’ailleurs qu’un maire ne puisse pas faire d’observation au registre d’enquête publique relative à la révision du P.O.S. qui ne soit formulée dans l’intérêt général de la commune, sauf à ne pas participer à la délibération à ce sujet (C.E. 7 juillet 1993 , M. et Mme Kerbriand , 112609).

De même le fait que, à la faveur d’une délibération, un maire bénéficie — parmi un tout petit nombre de bénéficiaires — d’un droit de passage auquel il n’avait pas le droit auparavant, suffit à le rendre intéressé au sens du régime figurant aujourd’hui à l’article L. 2131-11 du CGCT (C.E., 24 novembre 1997, M. et Mme Merrain, n° 159190).

 

La même solution a été retenue pour des conseillers municipaux propriétaires de terrains à l’intérieur d’une zone industrielle en projet, ou de zones à rénover.

Ainsi, dans l’affaire Gruffy  le Conseil d’Etat a–t–il estimé que :

« La circonstance que certains conseillers municipaux qui ont participé à la délibération au cours de laquelle le Conseil municipal a donné son avis sur la déclaration d’utilité publique d’une opération de rénovation urbaine résidaient à l’intérieur de la zone à rénover n’est pas, par elle–même, de nature à faire regarder les conseillers municipaux comme personnellement intéressés ».

Sources : C.E., 11 février 1970, Min de l’Intérieur, c/ Péquignot : D.A., n. 3, mars 1970, p. 4, n. 93 ; A.J. 1970 p. 362 ; J.d.M., n. 3, mars 1970, p. 137 ; R.Fin.C., n. 4, avril 1970, p. 129.   C.E., 12 novembre 1969, Gruffy : Rec., T., p. 755, 985 et 855 ; D.A., décembre 1969, p. 376 ; V.C.D., novembre 1970, p. 291. C.E., 30 juillet 1941, Chauvin : Rec., p. 151‑152 ; C.E., 17 mars 1937, Dutilleux : Rec., p. 342. 

 

Néanmoins, la distance semble servir d’élément d’appréciation :

« des anomalies, des dispositions trop favorables aux intéressés » (termes extraits des conclusions D. Labetoulle sur C.E., 8 décembre 1982, Marsac : op.cit.).

 

Au total, et pour citer un arrêt de 2016 du CE, relatif à un PLU, et qui sera publié au rec. :

« la participation au vote permettant l’adoption d’une délibération d’un conseiller municipal intéressé à l’affaire qui fait l’objet de cette délibération, c’est-à-dire y ayant un intérêt qui ne se confond pas avec ceux de la généralité des habitants de la commune, est de nature à en entraîner l’illégalité ; que, de même, sa participation aux travaux préparatoires et aux débats précédant l’adoption d’une telle délibération est susceptible de vicier sa légalité, alors même que cette participation préalable ne serait pas suivie d’une participation à son vote, si le conseiller municipal intéressé a été en mesure d’exercer une influence sur la délibération ; que, cependant, s’agissant d’une délibération déterminant des prévisions et règles d’urbanisme applicables dans l’ensemble d’une commune, la circonstance qu’un conseiller municipal intéressé au classement d’une parcelle ait participé aux travaux préparatoires et aux débats précédant son adoption ou à son vote n’est de nature à entraîner son illégalité que s’il ressort des pièces du dossier que, du fait de l’influence que ce conseiller a exercée, la délibération prend en compte son intérêt personnel ;» (CE 12 octobre 2016, M. K==, req. n° 387308, à publier au rec. ). 

 

Ce n’est donc pas la singularité même de la situation du conseiller qui est appréhendée, mais la possibilité pour ce dernier d’en tirer parti. MAIS ATTENTION car ce qui sera appréhendé par le juge, c’est la possibilité qu’il y ait conflit d’intérêts… même si l’élu « y perd » (cas moins fréquent en urbanisme il est vrai). 

Sources : Cass. crim., 15 décembre 1905, Lanoix :D., 1907‑1‑195. Pour un autre cas, concernant un agent : CA Rennes, 13 décembre 1994, Dép. du Finistère : D. 1997, Jurisp. p. 361, note J. Bénoit. Cass. crim., 23 février 1988,Petit (cité par A. Vitu, Jurisclasseur pénal, art. 432‑12, 1999, n. 19. Voir aussi p. ex. Trib. corr. Poitiers, 19 mars 1980, X. : J.C.P., 1980, II, n. 19409, note R. de Lestang ou Trib. corr. Valence, 30 juin 1987, Faiella : G.P., n. 296‑297, 23, 24 octobre 1987, p. 12. Voir aussi Cass. crim., 25 juin 1996 : Bull. crim. 273. 

 

III. Oui mais attention… l’intérêt de l’élu pourra être constitué en cas d’impact sur les intérêts des proches de l’élu, au sens très large désormais, au regard de l’acte d’urbanisme considéré

Comme le présent blog l’a souvent signalé :

… la notion d’intérêt personnel est désormais très large.

Il y a intérêt personnel d’un élu, susceptible de constituer l’infraction de prise illégale d’intérêt ou l’illégalité d’une délibération, même si l’intérêt en cause ne touche pas son patrimoine personnel.

Cet intérêt est ainsi entendu très largement, puisqu’il est reconnu même :

  • s’il n’est pas profitable (voir par exemple CE, 12 juin 1996, OGEC de l’Ile d’Elle, req. n° 146030, Rec. 226 ; CE, 26 février 1982, Assoc. «renaissance d’Uzès », req. n° 12440 et 21704… et voir surtout les jurisprudences citées en toute fin du II du présent article de blog).
  • s’il est indirect : Un élu peut aussi être considéré comme personnellement intéressé alors même que l’intérêt serait indirect.
    Par exemple, les liens de proche parenté (ascendants, descendants ou collatéraux au premier degré) conduisent à considérer l’élu comme personnellement intéressé (CE, 23 février 1990, Cne de Plouguernével c. Lenoir, req. n. 78130 ; voir aussi : CE, 26 février 1975, Garrigou, Rec. 154 ; TA Toulouse, 20 juillet 1988, Téron, Rec. T. 655 ; CE, 2 décembre 1987, Min. de l’Intérieur, Cne de Vocance c/ société Ets Jean Berne, req. n° 68549).

 

IV.  avec, surtout, une confirmation, avant hier, par la CAA de Bordeaux, d’une censure partielle du PLU dont seule une fraction est censurée par l’intérêt personnel d’un élu (ouf !)

 

Un élu municipal de la commune de Puilboreau a été définitivement condamné par le juge pénal pour prise illégale d’intérêt pour avoir participé à l’administration et à la surveillance de la révision du plan local d’urbanisme de Puilboreau, alors qu’un terrain lui appartenant a été l’une des rares parcelles à avoir fait l’objet d’un changement de zonage.

Or, depuis 1957, le juge administratif estime que sont illégaux les actes au titre desquels il y a commission de l’infraction de prise illégale d’intérêts au pénal.

Sources : arrêt de principe avec C.E., 25 janvier 1957 Société Cracco : Rec., p. 56, concl. ; D., 57‑513 note Marion ; R.P.D.A., 57, p. 38, concl. ; D.C., 1957, p. 57, note Hourticq. Premier cas d’application avec C.E., 24 janvier 1969, Min. du Travail c. Synd. national des cadres des organismes sociaux (D., 2 juillet 1969, p. 440‑445, note Dutheil de la Rochère ; Rec., p. 39‑40), mais il ne s’agissait pas d’un élu. Première application à un élu avec C.E., 9 novembre 1984, Laborde‑Casteix : Rec., p. 356 ; Rép.Jur., janvier‑février 1985, n. 1, p. 2.. Voir ensuite pour des applications toujours plus strictes par exemple : T.A. Dijon, 26 mars 1991, Piété (Rec., T., p. 747 et 1041) ; C.E., 14 octobre 1994, Boulanger. Voir également T.A. Besançon, 20 décembre 1995, C. Migard, n° 051390 : D.A. 1996 comm. 4. TA Châlons-en-Champagne, 19 octobre 1999, M. François Gérard c/ Danielle Roher, n° 96-1162.

 

En l’espèce, compte tenu de l’autorité de la chose jugée qui s’attache aux constatations de fait effectuées par le juge pénal révélant sa position au cœur de la préparation du plan local d’urbanisme et en l’absence de tout intérêt général à la modification du classement, laquelle constitue un décroché sans justification urbanistique, la CAA de Bordeaux a estimé que l’élu devait être regardé comme intéressé et ayant proposé la prise en compte de son intérêt personnel au vote de la révision du plan local d’urbanisme de Puilboreau au sens des dispositions de l’article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales.

Toutefois, ledit intérêt étant limité au classement de sa parcelle, la CAA a posé que cette illégalité ne rejaillit pas sur l’ensemble du plan local d’urbanisme et celui-ci, qui est divisible en ce qui concerne cette disposition, et que celui-ci ne doit donc être annulé qu’en tant qu’il procède à un changement de zonage dans le secteur de la parcelle appartenant à l’élu.

Cette position de la CAA de Bordeaux s’inscrit dans la lignée d’une autre jurisprudence (citée par la CAA d’ailleurs) : l’arrêt de la CAA de Nancy, 9 octobre 2014, Commune de Heiteren, n° 13NC01758 qui procède à une annulation partielle. Mais les cas d’annulation partielle en cas de conflit d’intérêts sont encore trop rares pour ne pas mériter d’être citées.

 

Voici cet arrêt CAA Bordeaux, 12 janvier 2017, Association de défense des riverains, propriétaires et cultivateurs contre le projet d’implantation de la zone artisanale à la Motte-la Vallée et autres,  14BX03698 :
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