L’intérêt personnel d’un élu peut être très large. Mais, vient de poser le Conseil d’Etat, un élu n’est pas intéressé juste parce qu’il a des opinions, mêmes militantes, même associatives

Il y a intérêt personnel d’un élu, susceptible de constituer l’infraction de prise illégale d’intérêt ou l’illégalité d’une délibération, même si l’intérêt en cause ne touche pas son patrimoine personnel. La jurisprudence ne cesse d’ailleurs d’étendre le champ de cette prohibition.

Mais il y a quand même des limites, qui viennent fort heureusement d’être posées par le Conseil d’Etat, le 22 février 2016 : ainsi par exemple, n’est pas intéressé à une délibération un élu qui n’a d’autre intérêt à l’affaire que sa passion militante pour le sujet, même relayée par une ancienne présence à un collectif d’habitants. 

 

 

I. Une jurisprudence administrative pragmatique mais extensive

Aux termes de l’article 1er de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique :

« Les membres du Gouvernement, les personnes titulaires d’un mandat électif local ainsi que celles chargées d’une mission de service public exercent leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts. »

En outre, l’article 2 de la même loi a introduit des obligations d’abstention à la charge d’une personne qui se trouverait en situation de conflit d’intérêts :

« Au sens de la présente loi, constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction.

Lorsqu’ils estiment se trouver dans une telle situation : […]

2° Sous réserve des exceptions prévues au deuxième alinéa de l’article 432-12 du code pénal, les personnes titulaires de fonctions exécutives locales sont suppléées par leur délégataire, auquel elles s’abstiennent d’adresser des instructions ;

3° Les personnes chargées d’une mission de service public qui ont reçu délégation de signature s’abstiennent d’en user ;

4° Les personnes chargées d’une mission de service public placées sous l’autorité d’un supérieur hiérarchique le saisissent ; ce dernier, à la suite de la saisine ou de sa propre initiative, confie, le cas échéant, la préparation ou l’élaboration de la décision à une autre personne placée sous son autorité hiérarchique.

Un décret en Conseil d’Etat fixe les modalités d’application du présent article ainsi que les conditions dans lesquelles il s’applique aux membres du Gouvernement. »

NB : l’exception prévue par l’article 432-12 du Code pénal alinéa 2 relatif à la prise illégale d’intérêt est également applicable au conflit d’intérêt. Ne sont donc pas concernés les élus des communes de moins de 3 500 habitants pour les affaires dont l’objet est inférieur à 16 000 euros.

 

Le décret n° 2014-90 du 31 janvier 2014 est venu fixer les modalités d’application de cet article 2, ainsi que les conditions dans lesquelles il s’applique aux élus locaux et aux personnes chargées d’une mission de service public.

 

En fait, tout ce dispositif apporte peu par rapport à la très vieille prohibition aujourd’hui insérée à l’article L. 2131-11 du CGCT :

« Sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil intéressés à l’affaire qui en fait l’objet, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires. »

La participation à une délibération d’un élu personnellement intéressé à l’affaire est donc par principe illégale.

En pratique, tout élu personnellement intéressé à une affaire doit s’abstenir de participer tant au vote qu’aux discussions du conseil portant sur l’affaire qui l’intéresse.

Cela explique que les conseillers intéressés qui se déportent ne sont pas pris en compte dans le calcul du quorum (CE, 19 janvier 1983, Chauré, Rec. 7). En revanche, s’ils participent à la délibération, ils sont bien pris en compte dans le quorum puisqu’ils sont présents, mais leur présence ne sera pris en compte que dans l’appréciation

En premier lieu, le juge contrôle si l’élu est intéressé à l’affaire, c’est-à-dire s’il a un intérêt qui se distingue de celui de la « généralité des habitants » (CE, 16 décembre 1994, Cne d’Oullins, req. n° 145370, Rec. 559). Autrement dit, l’intérêt personnel ne doit pas être particulier, c’est-à-dire qu’il ne doit pas poursuivre des « objectifs » différents de ceux de la généralité des habitants.

Cet intérêt est entendu très largement, puisqu’il est reconnu même :

  • s’il n’est pas profitable : Est illégale la délibération à laquelle a pris part un conseiller municipal, par ailleurs directeur d’une école privée au bénéfice de laquelle l’octroi d’une subvention a été votée, « alors même qu’il ne pouvait retirer aucun profit personnel de la subvention accordée à l’organisme de gestion de l’école » (CE, 12 juin 1996, OGEC de l’Ile d’Elle, req. n° 146030, Rec. 226).
    De même, le conseiller municipal, par ailleurs délégué local salarié d’une société chargée de réaliser des opérations de restauration dans un secteur sauvegardé, est intéressé à une délibération par laquelle le conseil municipal émet un avis sur le projet de plan de sauvegarde et de mise en valeur de ce secteur (CE, 26 février 1982, Assoc. «renaissance d’Uzès », req. n° 12440 et 21704).

 

  • s’il est indirect : Un élu peut aussi être considéré comme personnellement intéressé alors même que l’intérêt serait indirect.
    Par exemple, les liens de proche parenté (ascendants, descendants ou collatéraux au premier degré) conduisent à considérer l’élu comme personnellement intéressé (CE, 23 février 1990, Cne de Plouguernével c. Lenoir, req. n. 78130 ; voir aussi : CE, 26 février 1975, Garrigou, Rec. 154 ; TA Toulouse, 20 juillet 1988, Téron, Rec. T. 655).
    De même, est illégale une délibération engageant une procédure d’expropriation d’un chemin privé afin d’améliorer la desserte d’une S.A.R.L. dont un conseiller municipal était le gérant (CE, 2 décembre 1987, Min. de l’Intérieur, Cne de Vocance c/ société Ets Jean Berne, req. n° 68549).

En revanche, la participation en qualité de représentant d’une commune à un organisme qui lui est rattaché, ne caractérise pas un intérêt à l’affaire :

  • ainsi, le maire, président d’une SEM à la suite du mandat qu’il avait reçu du conseil municipal pour représenter la commune à son conseil d’administration, n’est pas personnellement intéressé à l’affaire faisant l’objet d’une délibération l’autorisant à concéder à la société une opération d’aménagement urbain (CE, 22 mars 1978, Groupement foncier agricole des Cinq-Ponts, req. n° 01713) ;
  • de même, à propos d’une délibération décidant le déclassement de certaines voies communales et leur cession à un office public d’aménagement de construction : la circonstance que deux conseillers municipaux ayant pris part à la délibération étaient l’un président, l’autre membres du conseil d’administration de l’office, compte tenu du caractère public de cet établissement, ne saurait les faire regarder comme intéressés à l’affaire qui a fait l’objet de cette délibération (CAA Versailles, 15 mai 2008, Ville de Versailles, req. n° 06VE01131).

De même, il n’y a pas d’intérêt personnel à une affaire lorsqu’il s’agit d’un intérêt rattaché à la qualité d’habitant ou de contribuable. Par exemple :

  • un maire propriétaire d’une parcelle de terrain située dans une zone du plan d’occupation des sols dont le règlement a été modifié dans un sens favorable à la construction conformément aux vœux du conseil municipal, n’est pas intéressé (CE, 20 janvier 1989, Association des amis de Chérence, req. n° 75442, Rec. tables 511) ;
  • ne sont pas davantage intéressés, le maire et un conseiller municipal résidant dans un hameau qui pourra être raccordé au réseau d’eau potable grâce à l’adhésion de la commune à un syndicat intercommunal, au prix d’un renchérissement du coût de la distribution d’eau pour l’ensemble de la commune (CE, 10 janvier 1992, Association des usagers de l’eau de Peyreleau, req. n° 97476, Rec. 13) ;
  • plus encore, le Conseil d’Etat semble avoir considéré que l’octroi d’une indemnité de fonctions à des conseillers qui ne remplissent pas une fonction particulière au sens de la loi est illégale, mais la délibération n’est pas viciée par la participation des conseillers concernés (CE, 6 décembre 1993, Communauté urbaine de Lyon, req. n° 132793, Rec. tables 652). Toutefois, cette interprétation est très incertaine car la solution serait très implicite, bien que la doctrine la retienne (voir CGCT, note 15 sous art. L. 2131-11).

En second lieu, le juge apprécie l’incidence effective de la participation de l’élu intéressé sur le résultat du vote (CE, 12 février 1986, Cne Ota, Rec. 39). Autrement dit, c’est l’influence effective de l’élu sur l’organe délibérant décisionnaire qui est prise en compte, et non sa seule présence au moment où la décision est définitivement adoptée.

D’une part, l’influence va être appréciée au regard de l’objet de la délibération : le Conseil d’Etat a en effet admis la participation de conseillers municipaux, qui se sont vus attribuer le marché en cause, aux délibérations du conseil municipal aux motifs que

« si ont pris part à l’adoption de la délibération deux conseillers municipaux qui se sont vu par la suite attribuer deux marchés concourant à l’opération et un conseiller municipal chargé par la commune de l’élaboration du projet en tant qu’architecte, cette circonstance ne conduit pas à les faire regarder comme “intéressés à l’affaire” qui a fait l’objet de la délibération attaquée, laquelle se bornait à organiser administrativement l’appel d’offres sans influer sur le choix des titulaires des marchés à intervenir ; qu’ainsi la participation de ces trois personnes à la délibération n’a pas entaché celle-ci d’illégalité » (CE, 8 juin 1994, M. Mas, req. n° 141026).

D’autre part, l’influence va être appréciée au regard de l’ampleur de la majorité des conseillers qui a permis l’adoption de l’acte. Une large majorité, voire l’unanimité, signifiera souvent que la participation de l’élu, même indiscutablement intéressé, n’a pas exercé une influence sur le scrutin, donc sur la légalité de la délibération. En revanche, si tel n’est pas le cas, le juge en tire les conséquences (CE, 23 février 1990, Commune de Plouguernevel c/ Lenoir, req. n° 78130 ; CE, 26 février 1975, Garrigou, Rec. 154 ; CE, 11 décembre 1992, Stehly, req. n° 89121). Toutefois, lorsque l’élu apparaît particulièrement intéressé (tel est le cas par exemple lorsque l’intérêt présente un aspect financier, notamment lorsque l’élu est président d’un club sportif qui perçoit une subvention du conseil municipal, ainsi que président d’une société commerciale créancière dudit club) et qu’il a été particulièrement impliqué dans le processus décisionnel (notamment lorsque l’élu a été rapporteur du projet de délibération), son influence est établie quelle que soit la majorité à laquelle la délibération a été adoptée (TA Lille, 7 mai 1969, Sieur Kahn, Rec. tables 632).

Il n’en demeure pas moins que les jurisprudences sont casuistiques ce qui rend la position du juge difficilement prévisible.

Ainsi, et alors même qu’elle a été adoptée à l’unanimité, le Conseil d’Etat a annulé une délibération par laquelle un conseiller municipal était recruté comme agent de service, dès lors que ce dernier avait participé à la délibération (CE, 22 février 1995, Commune de Menotey, req. n° 150713).

NB : le CGCT prévoit également un dispositif spécifique aux exécutifs communaux :  voir article L.2122-26 du CGCT.

 

II. … qui suit l’extension toujours plus sévère du juge pénal…

La prise illégale d’intérêts de l’article 432-12 du Code pénal (ex ingérence) ne sanctionne pas que des cas manifestes de fraude : c’est une redoutable arme contre les élus honnêtes et les cadres territoriaux irréprochables. En effet, le juge a une vision extrêmement extensive de cette infraction :

  • une personne sera supposée avoir l’administration ou la surveillance d’une affaire publique, au sens de l’article 432-12 du Code pénal, dès lors qu’il a en charge un domaine en pratique, même par simple bonne volonté en dehors de toute délégation de signature ou de compétence à cet effet ;
  • l’intérêt personnel sanctionnable pourra être, selon le juge, « moral », c’est-à-dire qu’on peut être intéressé non pour son patrimoine matériel, mais pour l’intérêt que l’on porte à autrui, membre de sa famille ou autre. Dès lors ont été sanctionnés des édiles qui auraient du se déporter parce qu’un de leurs familiers se présentait à un poste à pourvoir, ou parce que la commune omettait de percevoir une redevance d’un beau-frère du maire garagiste (encore une affaire de voitures !) dont les voitures occupaient la chaussée alors même que ladite redevance n’avait jamais été payée sous aucune municipalité précédente, nul n’ayant envisagé que cette occupation du domaine pût donner lieu à perception d’une redevance dans le village. Etc.

En 1961, la chambre criminelle de la Cour de cassation l’a très clairement énoncé [1], en exposant que ce délit :

« se consomme par le seul abus de la fonction, indépendamment de la recherche d’un gain ou de tout autre avantage personnel » (Cass. crim., 2 novembre 1961, Jean-Joseph : Bull. crim. 438.)

Autrement dit, pour caricaturer il y a prise illégale d’intérêts même sans intérêt.

Restent quelques dérogations atténuant la rigueur de cette infractions dans les communes de moins de 3 500 habitants.

Sources : Cass. Crim., 20 mars 1990 : Bull. crim., n. 121 ; J.C.P., 1990, IV, 237. Voir aussi Cass. crim., 23 déc. 1952 : Bull. .crim., n. 324. Cass. crim., 2 nov. 1961 : Bull. crim., n. 438. A comparer, dans le même sens, avec Cass. crim. 19 mai 1999, De la Lombardière de Canson et Vittoz (2 espèces) : Droit pénal 1999 n° 139. Cass.crim. 20 févr. 1995 (Inédit). Voir Cass. crim., 22 sept. 1998, Tepa Taratiera : Droit pénal, 1999 n° 21 (intérêt pour la signature d’un contrat d’embauche d’une sœur). Cass. crim., 29 sept. 1999, Procureur général près la CA de Colmar, Kauffmann : Droit pénal, 2000, n° 15.

 

III. … mais une limite est enfin apportée par le Conseil d’Etat sur l’intérêt « moral » qu’on peut avoir à une affaire : cet intérêt ne s’étend (évidemment) pas aux positions que l’on défend en fonction de choix personnels, non liés à un intérêt patrimonial, et ce même si on défend ou on a défendu lesdits intérêts dans le cadre d’une association

Le problème de cet intérêt moral sanctionné par le juge pénal  est qu’il est donc désormais très large, presque sans limite. Et cette extension se retrouve en droit public, puisque le juge administratif estime qu’une délibération constituant ce délit est illégale.

NB : sur ce dernier point, C.E., 25 janvier 1957 Société Cracco : rec., p. 56 ; C.E., 9 novembre 1984, Laborde Casteix : rec., p. 356. 

L’arrêt du 22 février 2016 qui est ci-dessous en lien de téléchargement traite justement de cette question de l’intérêt réel de conseillers municipaux, militants, mais sans que cet intérêt ait le moindre aspect directement patrimonial. Le Conseil d’Etat résume ainsi les faits :

« devant la cour, les sociétés requérantes ont fait valoir que la délibération litigieuse avait été adoptée en méconnaissance de ces dispositions, dès lors que deux conseillers municipaux, anciens membres d’un collectif de riverains opposés à la présence de la centrale d’enrobage dans la zone d’activités de Piossane III, avaient participé au vote et que la délibération avait eu précisément pour objet de modifier le règlement du plan local d’urbanisme pour interdire, dans le secteur concerné, les installations classées comportant une activité de fabrication et de transformation »

 

La Cour administrative d’appel avait balayé l’argument de manière un peu sommaire, reconnait à mi-mots le Conseil d’Etat :

pour écarter ce moyen, la cour a jugé qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que ces personnes auraient influencé le conseil municipal pour des motifs d’intérêt personnel ;

 

Le Conseil d’Etat reformule cette position de la CAA, pour la défendre, mais en l’exposant de manière plus nuancée

que c’est sans erreur de droit que la cour a implicitement mais nécessairement jugé que les dispositions de l’article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales n’interdisaient pas, par principe, à des conseillers municipaux membres d’une association d’opinion opposée à l’implantation de certaines activités sur le territoire de la commune de délibérer sur une modification du plan local d’urbanisme ayant pour objet de restreindre ces activités ; qu’en retenant qu’il ne ressortait pas des pièces du dossier que ces personnes auraient influencé le conseil municipal pour des motifs d’intérêt personnel, pour en déduire que les dispositions de l’article L. 2131-11 n’avaient pas, en l’espèce, été méconnues, la cour n’a entaché son arrêt d’aucune dénaturation ou erreur de qualification juridique ;

 

L’intérêt personnel sanctionnable ou source d’illégalité est donc un intérêt ayant des aspects patrimoniaux. Mais pas une question d’opinion ou de militance. Les élus n’ont pas le droit d’avoir de conflit ni même de cohabitation entre les intérêts placés sous leur administration ou leur surveillance, d’une part, et les intérêts matériels qui les touchent directement ou qui touchent leurs proches, même leurs “proches pas très proches”. Mais les élus ont encore le droit d’avoir des opinions. C’est, en Démocratie représentative, bien le moins !

 

 

Arrêt à télécharger :

CE 201602 int perso non assoc opinion