Confirmation de la condamnation de l’État à réparer le préjudice moral causé par le décès de Rémi Fraisse à Sivens (au titre d’une responsabilité sans faute)

Le barrage de Sivens, projet abandonné de barrage sur le cours du Tescou, un affluent du Tarn, aura donné lieu à tous les débordements. 

Ce projet aurait créé un lac de barrage permettant la constitution d’une réserve d’eau d’un volume de 1,5 million de m3 utilisable notamment pour l’irrigation de terres agricoles et le contrôle de l’étiage du Tescou, avec la submersion de 12 hectares d’une zone humide, moyennant quelques mesures compensatoires (sur 19,5 hectares).

Au cours d’une manifestation, le 26 octobre 2014, des affrontements entre les forces anti-émeutes et un groupe de manifestants conduisent à la mort de l’un d’entre eux, après laquelle le projet est suspendu, puis abandonné. 

Ce barrage n’aura au total décidément n’a pas fini de déverser ses flots de polémiques et d’enseignements.

Un nouvel apport nous vient avec la CAA de Toulouse, laquelle confirme la condamnation de l’État à réparer le préjudice moral causé à sa famille par le décès de Rémi Fraisse à Sivens (au titre d’une responsabilité sans faute ; rejet de la responsabilité fautive de l’Etat ; minoration de l’indemnisation au titre de la faute de la victime).

Ce barrage a ouvert les vannes à un contentieux protéiforme (I) qui vient donc de connaître une importante conclusion (II) intéressante en termes de responsabilité de l’Etat envers les manifestants. 

 


 

 

I. Un barrage qui a ouvert les vannes à un contentieux protéiforme

 

I.A. Un intéressant volet indemnitaire avait déjà été abordé par le juge, mais pour les fautes de l’Etat dans la gestion environnementale de ce dossier (notamment en matière de défrichement)

 

La décision antérieure la plus intéressante, sans doute, mais sur un autre sujet que celui du décès de Rémi Fraisse, fut que la carence fautive, pour l’Etat, ne paye pas en termes de défrichage … alors que sa lenteur d’action est acceptée dans d’autres domaines.  Un premier volet indemnitaire avait en effet été remporté par  France nature environnement (FNE) Midi-Pyrénées, avec :

  • rejet pour la carence fautive en termes de mesures compensatoires.
    L’Etat, y compris dans un protocole d’accord transactionnel conclu avec le département du Tarn, a mis du temps à s’occuper des mesures compensatoires consécutives à la destruction des zones humides, des espèces et de leurs habitats mais aussi à remettre en état la zone de la digue du projet de barrage (abandon du projet fin 2015 ; actes concrets mi 2017 après un travail préparatoire). Il est intéressant de noter que pour le juge administratif, un tel délai n’est pas fautif.
  • bon accueil fait au recours sur le défrichement, sujet pour lequel l’Etat s’était fait ratiboiser.

    Dès le 1er septembre 2014, l’association France nature environnement Midi-Pyrénées avait demandé aux services préfectoraux communication de l’arrêté portant autorisation de défrichement ad hoc.
    Puis s’en suivirent de nombreux événements … et de nombreux défrichements et autres abattages d’arbres, opérations tout à fait sauvages puisque ce n’est que tardivement, et après coup, le 12 septembre 2014, que le préfet accordera une autorisation de défrichement.
    Le TA alors posé que la carence du préfet à prendre, alors, les mesures qui s’imposaient pour mettre fin au défrichement illégal est constitutive d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’Etat.

  • Conclusion : le juge admet l’indemnisation pour carence fautive à mettre fin à un défrichement et à des abattage d’arbres tout à fait sauvages puisqu’antérieurs à tout arrêté … il estime en revanche que n’est pas fautif un délai d’un an et demie pour commencer à remettre en état une zone humide fortement abîmée par ces travaux. 
  • Voir :
  • le jugement (TA Toulouse, 8 décembre 2020, n° 1804868) :
  • un commentaire de la FNE :

NB : il ne semble pas que cette décision ait donné lieu à appel. 

 

I.B. Mais ces contentieux portant notamment sur le défrichement étaient l’arbre qui cachait la forêt, touffue, des autres litiges à trancher par le juge

 

Mais ce ne sont pas les seuls domaines où le juge a eu à statuer concernant ce barrage de Sivens. Voir :

Mais c’est surtout en matière de dommages causés par les manifestants (responsabilité de l’Etat du fait des attroupements) que les jurisprudences rendues, en sus d’être nombreuses, ont été intéressantes :

… Avec nécessairement un cas à part quand la victime, comme Rémi Fraisse, n’était pas un tiers aux attroupements en question.

Rappelons au passage que l’article L. 211-10 du Code de la sécurité intérieure (CSI) dispose que :

« L’Etat est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens.
« L’Etat peut également exercer une action récursoire contre les auteurs du fait dommageable, dans les conditions prévues au chapitre Ier du sous-titre II du titre III du livre III du code civil.
« Il peut exercer une action récursoire contre la commune lorsque la responsabilité de celle-ci se trouve engagée. »

… la notion d’attroupement concerné par ce régime pouvant donner lieu à de subtiles, trop subtiles, distinctions.

Voir : CE, 30 décembre 2016, SOCIETE GENERALI IARD et autres, n°389835 ; CE, 30 décembre 2016, Société Covea risks, n° 386536 ; CE, 11 juill. 2011, Sté Mutuelle d’assurances des collectivités locales, n°331669 ; Voir aussi CE, 23 février 1968, Epoux Lemarchand et autres, nos 72416, 72417, 7241455, au Recueil p. 132 ; CAA Lyon, 18 mai 2015, M. Bourgerol, n° 14LY00131. Pour un cas intéressant voir TA Nice, 5ème chambre, 20 décembre 2016, Fonds de Garantie des Victimes d’Actes de Terrorisme et d’Autres Infractions, n° 1501370, M. Parisot, pdt, M. Pascal, rapp., M. Taormina, rapp. publ. 

Voir  :

Avec une application pour le cas des gilets jaunes :

 

 

II. La mort de Rémi Fraisse, pour les juridictions toulousaines (TA puis CAA) est liée à une responsabilité sans faute de l’Etat minorée par la faute de la victime

 

Dans ce cadre, la Cour d’appel de Toulouse vient de rendre une intéressante décision, tout à fait confirmative de la position du TA en première instance. La Cour, dans son communiqué, titre qu’elle « confirme la condamnation de l’État à réparer le préjudice moral causé à sa famille par le décès de Rémi Fraisse à Sivens ».

Certes et c’est important. Mais pour le juriste ce qui intéresse vraiment est :

  • qu’il y a à cette occasion confirmation de la responsabilité sans faute de l’Etat
  • qu’il y a rejet de l’hypothèse d’une responsabilité fautive
  • que l’indemnisation qui en résulte est minorée de la faute de la victime en l’espèce.

 

II.A. La solution du TA de Toulouse

 

Le TA de Toulouse avait donc statué sur la responsabilité de l’Etat, dans cette affaire, au titre du décès de Rémi Fraisse dans les suites de l’intervention des forces de l’ordre, à l’occasion des manifestations sur le site du projet de barrage de Sivens.

Le TA a reconnu la responsabilité de l’Etat, mais sans faute, et non pour faute, selon un raisonnement intéressant, qui est bien traduit par le communiqué dudit TA, que nous avons préféré reprendre tel quel puisque celui-ci reprend point par point le raisonnement du juge :

« Le tribunal a d’abord écarté la responsabilité sans faute de l’État fondée sur l’utilisation d’une arme comportant des risques exceptionnels, dans la mesure où Rémi Fraisse ne pouvait être considéré comme un tiers aux opérations de police ayant conduit à son décès tragique. Le tribunal n’a pas non plus retenu l’engagement de la responsabilité pour faute de l’État dès lors que, compte tenu du contexte et de la chronologie des événements, l’utilisation de la grenade offensive de type OF F1 alors autorisée, qui a provoqué le décès de Remi Fraisse, ne pouvait pas être regardée comme fautive. Par ailleurs, les dispositions de l’article R. 211-21 du code de la sécurité intérieure n’imposaient pas au préfet du Tarn de rester sur le terrain durant toute la nuit du 25 au 26 octobre 2014, dès lors que le commandement était assuré par le commandant du groupement de gendarmerie départementale du Tarn, puis par l’officier, commandant du groupement tactique de gendarmerie.

« En revanche, le tribunal a admis la responsabilité sans faute de l’État sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure qui prévoit que l’État « est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. (…) ». En effet, ces dispositions visent non seulement les dommages causés directement par les auteurs de ces crimes ou délits, mais encore ceux que peuvent entraîner les mesures prises par l’autorité publique pour le rétablissement de l’ordre. Le tribunal a néanmoins retenu une imprudence fautive commise par la victime de nature à exonérer partiellement l’État de sa responsabilité à hauteur de 20 %.

« En conséquence, le tribunal indemnise le préjudice moral résultant du décès de Rémi Fraisse à hauteur de 14 400 euros pour chacun de ses deux parents, de 9 600 euros pour sa sœur et de 4 000 euros pour chacune de ses grands-mères. »

VOICI ce jugement :

TA Toulouse, 25 novembre 2021, n° 1805497

Crédits photographiques : Guillaume Groult (sur Unsplash ; photo au cadrage modifié pour correspondre à notre mise en page)

II.B. Une confirmation à hauteur d’appel

La cour a retenu, comme le tribunal administratif de Toulouse, la responsabilité sans faute de l’État sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, qui reconnaît l’État civilement responsable non seulement des dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements mais également de ceux que peuvent entraîner les mesures prises par l’autorité publique pour le rétablissement de l’ordre.

Elle a revanche écarté l’existence d’une faute commise par les forces de l’ordre, qui ont fait un usage des armes dont elles disposaient de manière graduelle et proportionnée aux violences dont elles faisaient l’objet, sans avoir forcément conscience de la dangerosité potentielle des grenades offensives dans des circonstances exceptionnelles.

A noter : l’Etat lui-même avait cessé de contester que l’usage de ces grenades puisse constituer un cas de responsabilité pour faute simple et non pour faute lourde :

« 13. Le ministre ne conteste pas que les grenades offensives de type OF F1, qui provoquent en cas d’explosion un effet de souffle combiné à un effet assourdissant, sont désormais connues comme constituant des armes présentant un risque exceptionnel pour les personnes et dont l’usage est susceptible d’engager la responsabilité de l’administration pour faute sans qu’il soit nécessaire qu’elle présente le caractère d’une faute lourde.»

 

Mais une telle faute n’a pas été constatée en l’espèce. Il est là utile de citer in extenso la CAA :

«  14. Néanmoins, il résulte de l’instruction, notamment des déclarations concordantes des gendarmes et des manifestants présents sur place, que l’escadron de la gendarmerie de <ANO>La Réole</ANO> a subi à partir de 00 h 30 des jets de projectiles divers, constitués notamment de pierres, de morceaux de bois enflammés et de fusées de détresse, de la part d’un nombre croissant de manifestants qui n’avaient de cesse de se rapprocher en différentes positions de la « zone vie », en faisant fi de l’appel à la dispersion qui leur avait été adressé quelques minutes auparavant. En application des dispositions précitées de l’article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, de telles violences permettaient aux forces de l’ordre de recourir directement à l’usage de la force sans avoir à procéder aux sommations préalables. Face à l’intensification de cette violence et à l’avancée progressive des opposants, dans un mouvement pouvant s’apparenter à une manœuvre d’encerclement, le lieutenant-colonel, commandant du groupement tactique de gendarmerie, a donné l’ordre aux membres du peloton de faire usage de leur arsenal, dans le but de maintenir à distance les opposants hostiles, dès lors que le fossé et le grillage qui séparaient ces derniers de la « zone vie » n’étaient pas infranchissables. Si la réglementation applicable n’instaure pas de gradation dans l’utilisation des différentes armes à feu à disposition des gendarmes dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, il résulte de l’instruction, notamment du réquisitoire définitif du procureur de la République près le tribunal de grande instance de Toulouse, que les forces de l’ordre ont répliqué de manière graduelle et proportionnée aux violences dont ils faisaient l’objet. Ces dernières ont ainsi fait un usage successif des différents types d’armes, en lançant dans un premier temps des grenades lacrymogènes à la main, puis des grenades mixtes de type F4, des balles de défense et enfin des grenades offensives lorsque les manifestants se sont retrouvés à quelques mètres de la « zone vie ». Le passage de l’une à l’autre de ces armes se justifiait par l’inefficacité de la précédente et était précédé des sommations d’usage. Par ailleurs, si les forces de l’ordre présentes sur le terrain n’avaient pas forcément conscience de la dangerosité potentielle des grenades offensives, celles-ci faisaient alors partie des armes de dotation utilisables par la gendarmerie en cas de violences dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre et il ne résulte pas de l’instruction que la hiérarchie avait elle-même conscience de leur dangerosité potentielle, dans des circonstances exceptionnelles, et qu’elle aurait laissé les unités de gendarmerie les utiliser en toute connaissance de cause.
« 15. En outre, il résulte de l’instruction que le maréchal des logis-chef à l’origine du tir mortel, a lui-même constaté, depuis la position défendue par le peloton Charlie 1, l’avancée dans ce contexte de violence d’un groupe d’opposants virulents qui était sur le point de franchir le fossé de séparation entre la « zone vie » et la dalle d’argile. Il a alors décidé de mettre un terme à cette progression en effectuant, conformément aux ordres reçus, un tir de barrage par le lancer d’une grenade offensive de type OF F1. Pour ce faire, il a observé la zone au moyen de jumelles dotées d’un intensificateur de lumière, puis a regagné sa position initiale avant d’effectuer les avertissements d’usage et de jeter la grenade à la main et en cloche, compte tenu de la présence du grillage, dans un lieu situé à proximité des manifestants mais que son repérage lui avait permis d’identifier comme étant censé être dépourvu de toute présence humaine. En procédant de la sorte, le maréchal des logis chef a respecté l’ensemble des consignes d’usage de la grenade litigieuse prévues par les dispositions précitées de la circulaire du 22 juillet 2011. Par suite et ainsi que l’ont estimé à bon droit les premiers juges, l’utilisation dans les conditions précédemment décrites de la grenade offensive ayant causé le décès de M. Rémi Fraisse ne présente pas un caractère fautif, de sorte que la responsabilité de l’État n’est pas susceptible d’être engagée à ce titre.»

 

La cour a en conséquence indemnisé le préjudice moral subi par les proches de la victime, en confirmant les montants accordés en première instance par le tribunal administratif de Toulouse. Elle a également, comme les premiers juges, pour la détermination de ces montants, tenu compte de la faute constituée par l’imprudence de la victime, qui s’est délibérément rendue sur les lieux des affrontements. La cour a pondéré cette imprudence par l’impossibilité pour la victime d’avoir eu conscience de s’exposer à un risque de décès en raison de l’emploi d’une grenade offensive, réputée alors non létale, risque qui ne s’est réalisé qu’en raison de circonstances tout à fait exceptionnelles.

 

Voici cette décision :

CAA Toulouse, 21 février 2023, 2122TL20296_21022023_A