Force est de bien sécuriser, avec un argumentaire solide et une vigilance plus affutée encore que dans le passé, que l’on n’est pas en BEA avant de conclure une emphytéose de droit privé (au alors au minimum faut-il respecter quelques règles de concurrence et de publicité à cet effet). MAIS il est à noter sur ce point que le juge administratif n’est pas toujours parfaitement au diapason de la position du juge judiciaire. Faisons le point à ce sujet au fil d’une brève vidéo, d’un dessin puis d’un article (plus détaillé).
I. BREVE VIDEO (2 mn 59 ; par Evangelia Karamitrou et Eric Landot)
II. DESSIN

II. ARTICLE DETAILLE
Le juge n’hésite évidemment pas à requalifier un contrat, non en fonction de sa dénomination, mais de son contenu :
- peu importe qu’on appelle un contrat « METP » (marché d’entreprises de travaux publics, très en vogue à la fin du siècle dernier), le juge le classera (en général) en marchés publics ou (plus rarement, selon les critères légaux en tous cas) en délégation de service public, selon son contenu (CE, 8 février 1999, Préfet des Bouches-du-Rhône, 150931, au recueil Lebon)
- idem pour les requalifications en marchés publics de certaines concessions d’aménagement (de l’art. L. 300-4 du code de l’urbanisme). Voir par exemple CE, 18 mai 2021, Lens-Liévin, n° 443153, à mentionner aux tables du rec. ( voir ici cette décision et un article ; cf. également, là, une très brève vidéo à ce sujet)
- idem pour les VEFA (ventes en l’état futur d’achèvement ; voir ici un article où je cite de nombreuses jurisprudences et là une vidéo)
- idem pour les conventions d’occupation domaniale qui n’empêchent évidemment pas les requalifications en marchés publics ou en concession (CE, 10 juin 2009, Port autonome de Marseille, n° 317671, rec. T. p. 840-890 ; CE, 4 novembre 2005, Société Jean-Claude Decaux, req. n° 247298 ; voir aussi CE, Sect. 6 avril 2007 Commune d’Aix-en-Provence, n° 284736, au rec.).
Cette question ne doit pas être confondue avec celles des règles de concurrence et de publicité qui parfois s’appliquent même hors ces cas de requalifications (sur ce dernier point, voir un dernier état des lieux ici via deux vidéos, et là sous forme d’article). - voire requalification des baux ruraux en occupations domaniales (voir un cas aussi osé que récent, voir Conseil d’État, 7 juin 2023, n° 447797, publié au recueil Lebon).
- et l’on pourrait développer ces illustrations, presque à l’infini (baux à construction, occupations précaires, etc.)
Un des domaines évidemment concerné par ces requalification sera celui des emphytéoses autres que le BEA (bail emphytéotique administratif).
Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. La jurisprudence administrative (CE, 4 avril 2018, n°408179) a admis la qualification en BEA d’un bail conclu entre une commune et un office public HLM pour la construction de 12 logements sociaux (voir ensuite CAA Marseille, 17 décembre 2018, 18MA01637).
Deux exemples récents illustrent l’ampleur de telles possibles requalifications et je remercie M. Paul-Maxence Murgue-Varoclier d’avoir à plusieurs reprises publié à ce sujet de manière très intéressante :
- « Recul de la liberté contractuelle des propriétaires publics ? », JCP A 2023, act. 555 ;
- « Bail emphytéotique administratif : objectivisme ou subjectivisme ? », JCP A 2023, act. 696
- voir aussi ici un post, plus récent, sur LinkedIn (à lire parce que ce post est intéressant, d’une part, et pour affuter le cas échéant toute argumentation contre ces requalifications, d’autre part)
Ainsi :
- ainsi le 15 juin 2023 la troisième chambre civile de la Cour de cassation a-t-elle requalifié en BEA un bail emphytéotique du Code rural car le contrat portait sur « la réalisation d’une opération d’intérêt général », à savoir une opération d’hydroélectricité :
- « La mise à disposition, par l’effet d’un bail emphytéotique consenti par une commune à une société, d’une centrale hydroélectrique, en vue de la production et de la vente d’électricité à un fournisseur d’énergie, en ce qu’elle favorise la diversification des sources d’énergie et participe au développement des énergies renouvelables, constitue une opération d’intérêt général relevant de la compétence de la commune. En conséquence, c’est à bon droit qu’une cour d’appel retient qu’il s’agit d’un bail emphytéotique administratif au sens de l’article L. 1311-2, alinéa 1, du code général des collectivités territoriales et en déduit que le litige né de ce bail relève des juridictions de l’ordre administratif
(résumé du Bull. sur Cour de cassation, civile, Chambre civile 3, 15 juin 2023, 21-22.816, Publié au bulletin)
- « La mise à disposition, par l’effet d’un bail emphytéotique consenti par une commune à une société, d’une centrale hydroélectrique, en vue de la production et de la vente d’électricité à un fournisseur d’énergie, en ce qu’elle favorise la diversification des sources d’énergie et participe au développement des énergies renouvelables, constitue une opération d’intérêt général relevant de la compétence de la commune. En conséquence, c’est à bon droit qu’une cour d’appel retient qu’il s’agit d’un bail emphytéotique administratif au sens de l’article L. 1311-2, alinéa 1, du code général des collectivités territoriales et en déduit que le litige né de ce bail relève des juridictions de l’ordre administratif
- le 7 décembre 2023, la Cour d’appel de Chambéry (n° 21/01380, JCP N, 2023. 1263, obs. P. Yolka) a, de même, requalifié en BEA un bail emphytéotique de droit privé conclu par un EPCI au profit d’une SEM en vue de produire des logements sociaux (un peu comme dans l’affaire n°408179 précitée) :
- « le bail emphytéotique litigieux a été conclu sur des parcelles jadis occupées par un centre de vacances depuis fermé et qu’il l’a été dans un contexte de ‘réaménagement du secteur par la création de logements sociaux’ (pièce Semcoda n°1, p.3). Il tend ainsi à mettre des terrains à la disposition de la société Semcoda (société d’économie mixte de construction) en vue d’une opération d’intérêt général (construction de logements sociaux) relevant de la compétence de la communauté de communes.
A cet égard, il convient de considérer que la construction de logements sociaux par une société d’économie mixte poursuit bien un intérêt général. La notion d’intérêt général relevant de la compétence d’une personne publique doit, en effet, s’entendre plus largement que celle de mission de service public accomplie pour son compte. Il suffit que l’opération se rattache aux intérêts généraux qu’elle peut poursuivre. Or, au sens de l’article L. 2254-1 du code général des collectivités territoriales ‘les communes et les établissements publics de coopération intercommunale doivent, par leur intervention en matière foncière, par les actions ou opérations d’aménagement qu’ils conduisent ou autorisent en application de l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme ou par des subventions foncières, permettre la réalisation des logements locatifs sociaux nécessaires à la mixité sociale des villes et des quartiers’.
Il convient enfin de relever que les actions en faveur du logement social d’intérêt communautaire fait bien partie des compétences obligatoires des communautés de communes (article L. 5214-16 I. 1°du code général des collectivités territoriales ‘[…]
Il résulte de qui précède que le contrat litigieux a le caractère d’un bail emphytéotique administratif conclu en application des dispositions des articles L. 1311-2 et suivants du code général des collectivités territoriales. A cet égard, le fait que l’acte ne fasse référence qu’aux textes du code rural ou qu’il ne comporterait pas toutes les mentions obligatoires ne saurait avoir d’effet, le cas échéant, que sur la validité de l’acte. En revanche, il ne peut pas avoir pour conséquence de modifier la nature intrinsèque de ce contrat. Par application de l’article L. 1311-3 4° du code général des collectivités territoriales le litige relatif à ce contrat relève donc exclusivement des juridictions de l’ordre administratif.»
Source : CA Chambéry, 2e ch., 7 décembre 2023, n° 21/01380.
- « le bail emphytéotique litigieux a été conclu sur des parcelles jadis occupées par un centre de vacances depuis fermé et qu’il l’a été dans un contexte de ‘réaménagement du secteur par la création de logements sociaux’ (pièce Semcoda n°1, p.3). Il tend ainsi à mettre des terrains à la disposition de la société Semcoda (société d’économie mixte de construction) en vue d’une opération d’intérêt général (construction de logements sociaux) relevant de la compétence de la communauté de communes.
Cela confirme bien ce qui ressortait des jurisprudences citées au début du présent article, à savoir que le recours aux règles de concurrence et de publicité du BEA s’impose dès que les critères dudit BEA semblent réunis, en dépit des formulations de l’article L. 1311-2 du CGCT…
N.B. : on m’objectera qu’il n’y a pas que les règles préalables de mise en concurrence et de publicité à avoir à l’esprit. Certes il y a aussi le contenu même des clauses des contrats qui peuvent différer d’une emphytéose l’autre. Mais… mais assez peu en réalité.
Revenons à nos règles de mise en concurrence.. Pour remonter au niveau européen cette fois.
Car même hors domaine public, il pourrait être soutenu que toute activité économique devrait donner lieu à des règles minimales de concurrence et de publicité (cf. l’article 12 de la directive 2006/123, surtout tel qu’interprété par CJUE 14 juillet 2016 Promoimpresa Srl, aff. C-458/14, Mario Melis e.a., aff. C-67/15), ce que je juge administratif a bien fini par admettre par paliers s’agissant du domaine public — voir Conseil d’État, 2 décembre 2022, Société Paris Tennis (c/ Sénat), n° 455033, au recueil — mais qu’il se refuse à admettre pour le domaine privé même si ce point pourrait être débattu en droit de l’Union européenne — Conseil d’État, 2 décembre 2022, Mme C… A… et M. B… D… c/ commune de Biarritz et la société Socomix (bail emphytéotique ; hôtel du Palais), n° 460100, au recueil Lebon. Voir sur ce point deux vidéos et un article ici).
Attention dans le cas des productions d’hydroélectricité :
- il ne faut vraiment pas confondre la requalification en concession de service public, d’une part, et la notion d’activité d’intérêt général, d’autre part.
- et d’ailleurs nombre de contrats sont des concessions (avec des frontières à prendre en compte selon des paramètres de dates et de seuils)
Voir sur ce point :
Reste que même dans le cas, qui semblait tranché par la Cour de cassation (aff. 21-22.816 précitée), des baux portant sur la production hydroélectrique et qui ne sont pas des concessions… des débats peuvent demeurer. A preuve cette édifiante décision de la CAA de Marseille :
« 6. Enfin, aux termes du 1er alinéa de l’article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales, dans sa version applicable à la date de signature du contrat : » – Un bien immobilier appartenant à une collectivité territoriale peut faire l’objet, en faveur d’une personne privée, d’un bail emphytéotique prévu à l’article L. 451-1 du code rural, en vue de l’accomplissement, pour le compte de la collectivité territoriale, d’une mission de service public ou en vue de la réalisation d’une opération d’intérêt général relevant de sa compétence « . En application du 1° de l’article L. 1311-3 du même code les droits résultant d’un tel bail ne peuvent être cédés qu’avec l’agrément de la collectivité territoriale et, en application du 4° du même article : » Les litiges relatifs à ces baux sont de la compétence des tribunaux administratifs « .
« 7. En l’espèce, le contrat litigieux n’est pas cessible librement et impose au preneur de construire une micro-centrale hydro-électrique sur la parcelle louée, de sorte qu’il ne peut s’agir d’un bail emphytéotique tel que prévu à l’article L. 451-1 du code rural et de la pêche maritime. Néanmoins, en ce qu’il se borne à prévoir la construction de l’ouvrage en vue de son exploitation par le preneur, laquelle ne fait l’objet d’aucun encadrement, sans apporter de précision quant à l’objectif poursuivi par la commune de Saint-Etienne de Tinée, ce contrat ne peut être regardé comme visant à la réalisation d’une opération d’intérêt général au sens des dispositions de l’article L. 1311-2 du code général des collectivités territoriales, quand bien même la collectivité serait à l’initiative du projet. Il ne constitue dès lors pas davantage un bail emphytéotique administratif. Contrairement à ce que soutient la requérante, le contrat litigieux ne comporte par ailleurs aucune clause qui, notamment par les prérogatives reconnues à la personne publique contractante dans l’exécution du contrat, s’agissant de l’agrément de l’éventuel cessionnaire, du contrôle de la bonne réalisation ou du bon entretien de l’ouvrage, lequel revient dans le patrimoine communal au terme du contrat, implique, dans l’intérêt général, qu’il relève du régime exorbitant des contrats administratifs et non de celui fixé par les dispositions des articles 1713 et suivants du code civil auxquelles il renvoie. Ainsi, et alors même qu’il y est mentionné la saisine du président du tribunal administratif en cas de contestation de l’achèvement de l’ouvrage, le contrat du 24 juin 1996 revêt le caractère d’un contrat de droit privé de sorte que la contestation soulevée par la SCI La Viennoiserie relève de la compétence de la juridiction judiciaire.
8. Il résulte de tout ce qui précède que la SCI La Viennoiserie n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Nice a rejeté sa demande tendant à l’annulation des titres exécutoires des 6 septembre 2019 et 23 octobre 2020 comme portée devant une juridiction incompétente pour en connaître. »
Source : CAA de MARSEILLE, 27 mai 2024, 23MA01580
Précision : j’ai découvert cet arrêt en lisant un intéressant article de M. Paul-Maxence Murgue-Varoclier « Le bail emphytéotique administrativisé par la théorie de la domanialité publique virtuelle », JCP ACT, 2025. 2169.
Conclusion :
- pour l’avenir il faudra bien sécuriser, avec un argumentaire solide et une vigilance plus affutée encore que dans le passé, que l’on n’est pas en BEA avant de conclure une emphytéose de droit privé (au alors au minimum faut-il respecter quelques règles de concurrence et de publicité à cet effet)
- pour les contrats en cours :
- un examen des risques de fragilité par ricochet est à envisager, les risques de requalification d’un contrat au sujet d’un litige né de son exécution ou de sa résiliation pouvant conduire à des situations inédites (pour un cas récent, voir ici le jugement n° 1919348/3-3 du TA de Pairs en date du 12 décembre 2023).
- dans certains cas, cela pourra conduire à des recours dits « Béziers I ».
Rappels à ce sujet :
Le fameux arrêt « Béziers I » est souvent cité pour son application du principe de « l’exigence de loyauté des relations contractuelles ».
Mais n’oublions pas son apport principal, au titre duquel pendant toute la durée du contrat, « une partie à [ce] contrat administratif peut saisir le juge du contrat d’un recours de plein contentieux pour en contester la validité. »
A charge pour le juge de « vérifier que les irrégularités dont se prévaut cette partie sont de celles qu’elle peut, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, invoquer devant lui », puis d’« apprécier l’importance et les conséquences » de telles irrégularités (poursuite ou non de l’exécution du contrat avec possibles régularisations ; résiliation parfois avec ou sans effet différé… règlement ou non du litige sur le terrain contractuel selon la gravité des fautes… pour schématiser).
Source : CE, Assemblée, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n° 304802, rec. p. 509
Voir pour un article récent que j’ai commis à ce sujet, avec moult renvois vers d’autres : voir ici.

En savoir plus sur
Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Vous devez être connecté pour poster un commentaire.