Nouvelle application de « Béziers I » : la faute de l’entreprise qui souscrit un contrat illégalement peut justifier d’écarter intégralement son droit à réparation.

MISE À JOUR IMPORTANTE VOIR

CE, 9 juin 2017, Société Pointe-à-Pitre Distribution, n° 399581

 

 

Par un important arrêt rendu le 4 février dernier, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a fait droit aux demandes de la commune de Goyave en annulant le jugement du Tribunal administratif de Basse-Terre qui condamnait la Commune de Goyave à payer la somme de 364 057,84 euros (CAA Bordeaux, 4 février 2016, Commune de Goyave c/ Société Pointe-à-Pitre Distribution, req. n°14BX01313).

Mais plus encore, la Cour écarte intégralement la responsabilité de la Commune et considère que celle-ci ne doit rien à la Société.

Explications sur une décision mue par le principe de loyauté au stade des relations contractuelles….mais encore au stade des relations commerciales.

Entre le 15 mai et le 13 septembre 2006 le Maire de l’époque avait signé plusieurs bons de commande et les attestations de factures à payer alors pourtant qu’il ne disposait d’aucun contrat avec la Société Pointe à Pitre Distribution ni davantage de l’autorisation de l’assemblée délibérante. En 2009, ladite Société a formulé une demande préalable d’indemnisation portant sur un montant total de 485 410, 45 € TTC au titre de factures émises, demande réitérée devant le Tribunal administratif de Basse-Terre.

Si le Tribunal administratif de Basse Terre a judicieusement écarté la responsabilité contractuelle de la Commune, il avait toutefois retenu la responsabilité quasi-délictuelle et délictuelle de cette dernière afin de la condamner à indemniser d’une part les dépenses utiles et, d’autre part, la perte de bénéfice.

Face à cette condamnation financière sévère et particulièrement lourde pour la Commune, cette dernière à interjeté appel donnant lieu à l’arrêt commenté qui propose une véritable grille de lecture du contentieux de la responsabilité en contrats publics.

A titre liminaire, la Cour administrative d’appel de Bordeaux rappelle les règles qui s’appliquent pour distinguer les régimes de responsabilité, issues de la fameuse jurisprudence « Béziers I » qui pose le principe de loyauté des relations contractuelles (CE Ass. 28 décembre 2009 Commune de Béziers, req. n° 304802) :

« Lorsque les parties soumettent au juge un litige relatif à l’exécution du contrat qui les lie, il incombe en principe à celui-ci, eu égard à l’exigence de loyauté des relations contractuelles, de faire application du contrat. Toutefois, dans le cas seulement où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, il doit écarter le contrat et ne peut régler le litige sur le terrain contractuel. Ainsi, lorsque le juge est saisi d’un litige relatif à l’exécution d’un contrat, les parties à ce contrat ne peuvent invoquer un manquement aux règles de passation, ni le juge le relever d’office, aux fins d’écarter le contrat pour le règlement du litige. Par exception, il en va autrement lorsque, eu égard d’une part à la gravité de l’illégalité et d’autre part aux circonstances dans lesquelles elle a été commise, le litige ne peut être réglé sur le fondement de ce contrat ».

 

Sur la base de cet énoncé, le raisonnement de la Cour se décompose en trois étapes.

La première question à laquelle est confrontée la Cour est donc la suivante : le litige peut-il être réglé sur le fondement contractuel ? Autrement dit, existe-t-il un vice d’une particulière gravité justifiant d’écarter le fondement contractuel ?

La Cour confirme le jugement de première instance en retenant l’existence d’un vice grave.

On ne peut que souligner l’opportunité de cette appréciation fondée sur les indices suivants tirés des « conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement »:

  • la Commune n’a pas respecté les règles de publicité et de mise en concurrence ;
  • les fournitures ont été livrées à des prix manifestement excessifs ;
  • mais aussi et surtout l’absence d’autorisation de l’assemblée délibérante.

La Cour en déduit judicieusement que la concordance entre le fait que le conseil municipal n’ait pas été en mesure de se prononcer en toute connaissance de cause et le coût déraisonnable constitue un vice d’une particulière gravité justifiant d’écarter le terrain contractuel :

« De plus, le maire a conclu les contrats sans aucun aval du conseil municipal sur ce marché de fournitures à bons de commande. Dès lors, compte tenu de la gravité de l’illégalité commise et des circonstances dans lesquelles le maire a opéré, qui faisaient obstacle à ce que l’assemblée délibérante se prononce en toute connaissance de cause sur ces livraisons à un coût déraisonnable pour n’importe quel consommateur averti, le litige ne peut pas être réglé sur le terrain contractuel et la société ne saurait se prévaloir de l’exigence de loyauté des relations contractuelles ».

 A défaut de pouvoir trancher sur le terrain contractuel, la Cour se place alors sur le terrain quasi-contractuel.

La seconde question à laquelle est confrontée la Cour est ainsi la suivante : quelle indemnisation peut être accordée et partant  y a-t-il un partage des fautes entre les parties?

La Cour rappelle tout d’abord les règles applicables à l’indemnisation due sur le terrain quasi-contractuel:

« Le cocontractant de l’administration dont le contrat est entaché de nullité peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, au remboursement de celles de ses dépenses prévues au contrat qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s’était engagé. Dans le cas où la nullité du contrat résulte d’une faute de l’administration, il peut en outre, sous réserve du partage de responsabilité découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l’administration. Toutefois, si le cocontractant a lui-même commis une faute grave en se prêtant à la conclusion d’un marché dont, compte-tenu de son expérience, il ne pouvait ignorer l’illégalité, et que cette faute constitue la cause directe de la perte du bénéfice attendu du contrat, il n’est pas fondé à demander l’indemnisation de ce préjudice. »

C’est ici que l’analyse de la Cour est heureuse : faisant droit à l’argumentation présentée par notre cabinet, elle considère que :

  • les dépenses exposées ne sont pas « utiles » car elles résultent d’une surfacturation des marchandises en litige ;
  • la Société Pointe-à-Pitre Distribution a elle-même commis une faute en se prêtant volontairement à la conclusion de contrats dont, compte tenu de son expérience, elle ne pouvait ignorer l’illégalité.

Elle en déduit, par une formulation sans détour, que la faute de la Société emporte sa pleine et entière responsabilité, nonobstant la faute commise par le maire, de sorte qu’elle ne peut solliciter la moindre indemnisation :

« En dépit de la faute commise par le maire de la commune, la société n’est ainsi pas fondée à demander une indemnisation, ni sur le terrain de la responsabilité quasi-contractuelle de la commune, ni sur le terrain quasi-délictuel ».

Cette solution semble légitime : la société ne peut bénéficier d’une indemnisation pour les dépenses exposées pour l’exécution du contrat et les gains dont elle a été privée lorsqu’elle a elle-même contribué à son préjudice (CE, 26 mars 2008, Société SPIE Batignolles, req. n°270772).

Il va notamment ainsi lorsque son expérience permet de considérer qu’elle ne pouvait ignorer l’illégalité en cause et qu’ainsi cette faute constitue la cause directe de la perte du bénéfice (CE, 18 novembre 2011, Communauté de Communes de Verdun, req. n°342642).

L’entreprise doit assumer les conséquences de l’illégalité puisqu’elle accepte en toute connaissance de cause d’exécuter le contrat le titulaire du marché ne pouvait se retrancher derrière son ignorance pour se décharger, ne serait-ce que partiellement, de sa responsabilité quasi-délictuelle.

Par suite, le Tribunal administratif ne pouvait pas condamner la Commune de Goyave au versement d’une indemnisation au titre de la perte de bénéfices puisque la Société PAPD n’ignorait pas qu’il était nécessaire de signer une convention préalablement à la réalisation des prestations. La Cour confirme ainsi sa jurisprudence antérieure sur ce point (CAA Bordeaux, 20 juin 2013, SARL goyaveFD2F, req. n°11BX02368).

Enfin, la troisième question que se pose la Cour est la suivante : les fournitures ayant été livrées et consommées, faut-il indemniser la Société au titre de l’enrichissement sans cause ?

Si la réponse est opportunément négative, c’est la motivation retenue qui interpelle.

La Cour retient notamment le défaut de loyauté de l’entreprise dans ses relations commerciales puisque les prix dépassaient largement ceux du marché et le fait qu’une partie significative du prix (68 200 €) avait déjà été réglée :

« En outre, la société ne justifie pas sa demande au regard des prix que, même en tenant compte de la nécessité d’importer en Guadeloupe certains articles et des charges supplémentaires en résultant, elle aurait dû pratiquer dans le cadre de relations commerciales loyales avec la commune de Goyave en fonction des prix du marché. Dans ces conditions, et eu égard à l’avantage retiré par la société des achats déjà acquittés par la commune et ayant également donné lieu à une surfacturation, il n’y a pas lieu d’accorder à la société une quelconque somme au titre de l’enrichissement sans cause de la collectivité ».

La Cour écarte ainsi toute indemnisation à la charge de la Commune.

A titre d’enseignement, on soulignera que les Sociétés qui sont « sachant(e)s » dans le domaine des marchés publics et s’avèrent parfaitement avisées des règles de passation des contrats publics doivent se garder de souscrire à des propositions alléchantes. Comme au cas présent, elles risquent d’être considérées comme ayant directement contribué à leurs préjudices, dès lors qu’elles étaient pleinement conscientes de fournir des prestations hors contrat.

A l’inverse, cette jurisprudence confirme une ligne de défense heureuse pour les personnes publiques qui se verraient confrontées à des irrégularités commises par le passé et sources de fortes inquiétudes financières…