Les deniers publics sont à manier avec deux acteurs distincts, aucun ne pouvant contrôler l’autre : l’ordonnateur d’une part (qui seul peut décider dudit maniement, pour schématiser) et le comptable d’autre part (qui, seul, peut manier lesdits deniers ou qui, sinon, en surveille le maniement — en cas de régies de recettes ou d’avances notamment).
Cela est bel et bon… et beau comme l’antique. Sauf que comme toute antiquité, cela commence à se fissurer de toute part.
Au nombre des exemples de cet affaiblissement notons : les centres de traitement et de paiement uniques (où ce sont les ordonnateurs qui liquident) ; le développement des agences comptables intégrées ; la possible apparition à bref délai (il en est de plus en plus question…) du compte financier unique (qui mettrait fin à la séparation entre compte administratif et compte de gestion).
Ajoutons que la responsabilité pécuniaire actuelle du comptable :
- peut parfois heurter le bon sens et l’équité, même si le juge y met de plus en plus de correctifs. Voir à ce sujet :
- Un arrêt important sur les réserves émises par les comptables publics lors de leur prise de fonction et sur l’office du juge des comptes à ce stade (CE, 17 juin 2019, n° 410876)
- Quand s’accumulent les créances qui ne sont que théoriquement recouvrables… [VIDEO]
- NB : cet arrêt CE, 17 juin 2019, n° 410876 vient en compléter d’autres (voir par exemple Cour des comptes, 3e chambre, 4e section, 22 Juillet 2014 – n° 70049 ; voir aussi les autres arrêts C. cptes du 8 juillet 1986, comptable CH Melun : Rev. adm. 1987, n° 238 et 23 septembre 2004, OPHLM Grenoble : Rev. Trésor 2005, p. 319) et il valide la pratique récente de la Cour des comptes.
- est à la fois sanctionnatrice et indemnitaire. Mais :
- sur la sanction, le procureur financier a, en toute constitutionnalité, le monopole des poursuites selon le Conseil constitutionnel :
- sur l’aspect indemnitaire, il y a beaucoup à dire car souvent le comptable public, agent de l’Etat, ne sera pas responsable vis-à-vis de la collectivité publique car il sera supposé avoir agi pour elle et sous son contrôle, même si l’on sait que cela est fictif :
- CE, 10 octobre 2014, Commune de Cavalaire, n° 356722 ; CE, 16 novembre 2011, Commune de Cherbourg-Octeville, 344621.
- pour un cas exemplaire, voir TA Melun, 22 décembre 2016, n° 1405047
Il en résulte toute une série de réformes que nous avions il y a peu présentées en vidéo :
De toutes ces évolutions, celle vers le compte financier unique est sans doute la moins inquiétante et la moins polémique… mais elle va dans le même sens (moins de distinction comptable public / ordonnateur).
Elle rejoint d’ailleurs d’autres mouvements en cours (centres de traitement et de paiement uniques où ce sont les ordonnateurs qui liquident ; développement des agences comptables intégrées…).
Il est donc question de généraliser ce compte financier unique dans les collectivités à l’instar de ce qui a été fait dans le monde hospitalier ou EPLE (collèges et lycées notamment). Voir à ce dernier sujet :
- Réforme du compte financier des établissements publics de santé (en préfiguration à l’extension de ce régime aux collectivités territoriales ?)
- Qui veut expérimenter le compte financier unique dans le monde des collectivités ?
- A 8 jours de la date limite pour expérimenter le compte financier unique (CFU), l’Etat diffuse une première maquette expérimentale
Dans le même sens se trouve au niveau des établissements publics de l’Etat l’évolution des fonctions (de plus en plus a postériori et non a priori) des contrôleurs budgétaires glisserait vers un contrôle de gestion au fil de l’eau et a posteriori (décision du deuxième comité interministériel de la transformation publique – CITP). Voir :
Pendant ce temps, des réformes audacieuses sont proposées :
- Le livre Beige du Syndicat des juridictions financières (SJF) propose une réforme d’ampleur des contrôles financiers, de la responsabilité financière, voire de l’évolution des rapports entre ordonnateurs et comptables.
Voir : - Une proposition de loi a même envisagé de mettre fin à la séparation entre ordonnateurs et comptables. Cette proposition (qui aurait d’ailleurs besoin si elle était adoptée de compléments techniques) n’a en l’état aucune chance de passer comme ses promoteurs le savent bien :
- La séparation entre ordonnateurs et comptables a-t-elle du plomb dans l’aile ?
Cette proposition de loi (déposée par Michel VIALAY, Jean-Marie SERMIER, Jean-Carles GRELIER, Gérard MENUEL, Emmanuelle ANTHOINE, Stéphane VIRY et Emmanuel MAQUET) a peu de chances d’aboutir. Mais ce n’est qu’un coup d’essai. Et le jour, s’il advient, d’un tel bouleversement, alors c’est tout le contrôle financier qui sera à revoir (faute d’un contrôle opérant à priori s’imposera le recours à un contrôle a postériori puissant et sanctionnateur).
- La séparation entre ordonnateurs et comptables a-t-elle du plomb dans l’aile ?
Plus posément, sont d’ores et déjà expérimentées (mais avec un très faible succès en nombre de volontaires…) pour qui veut dans le monde local :
- d’une part le compte financier unique
- et, d’autre part, de possibles agences comptables intégrées
voir donc :
C’est sur ce dernier point, notamment les comptes financiers uniques et les expérimentations des agences comptables dans le secteur public local que les relations entre l’AMF et l’Etat s’enflamment, quoique ces mesures ne soient qu’expérimentales pour cause de transferts de charges (voire de risques de gestion de fait pour cause d’imprécisions sur le contrôle de l’ordonnateur ?). Voir :
Maintenant, imaginons que nous supprimions réellement la séparation entre ordonnateurs et comptables. Que faudrait-il faire ?
- développer la certification des comptes ? oui mais ce serait rapide, trop rapide. Insuffisant.
- garder les comptables publics mais en leur donnant un rôle de contrôleur, de lanceur d’alerte (un peu comme dans la proposition de loi susmentionnée) ? Oui pourquoi pas mais nul doute que les effectifs baisseraient du côté de l’Etat au point de rendre ce contrôle faible, très faible. Et quel serait la motivation de ces agents ?
Il nous semble qu’il faudrait surtout en pareil cas :
- certes internaliser les fonctions comptables mais :
- avec une vraie indemnisation des collectivités publiques concernées
- un vrai développement des garanties propres aux comptables internalisés avec un droit de ne pas exécuter des ordres illégaux
- de vraies exigences de certification des comptes, mais avec un marché en ce cas et des sociétés vraiment distinctes de celles qui font du conseil (et les juridictions financières peuvent-elles certifier des comptes qu’elles vont contrôler ensuite ? la question me semble se poser avec une plus grande acuité et plus de difficultés à surmonter que ce que j’entends usuellement évoqué en ce domaine…)
- développer la responsabilité de l’ordonnateur qui dès lors serait sensibilisé à ces questions sans pour autant faire du pénal. Bien au contraire, le juge de l’ordonnateur, à savoir naturellement les juridictions financières qui absorberaient ces tâches (en échange d’un moindre apurement juridictionnel des comptes ?), sanctionneraient (comme devrait le faire la Cour de discipline budgétaire et financière – CDBF – à ce jour) des infractions financières pour tous les ordonnateurs y compris certaines infractions qui à ce jour sont pénales et n’ont guère vocation à le rester (les petites atteintes non volontaires à la commande publique sont à ce jour abusivement du pénal au prix d’une quasi présomption de connaissance du droit en ce domaine).
Le constat ci-dessus est souvent formulé par les spécialistes, et l’on y retrouve moult propositions formulées par le SJF, comme évoqué ci-avant. Mais il me semble qu’on oublie alors que ce chantier serait fort vaste, plus vaste que je ne le vois évoqué ci-avant :
- l’indépendance des magistrats financiers serait dès lors à améliorer (quelle est l’indépendance d’un magistrat dont la rémunération dépend largement de primes variables par exemple ?)
- le jugement par des CRC dépaysées serait à généraliser (non il n’est pas raisonnable qu’un ordonnateur soit jugé par une CRC ou une CTC si celle-ci a fait des rapports de gestion sur la même période par exemple car même si ce ne sont pas les mêmes magistrats en cause, la Chambre risque de peiner à sanctionner des infractions financières non vues lors du contrôle de gestion)
- on oublie souvent qu’une des raisons du succès de la judiciairisation/pénalisation de la vie publique, réside dans les pouvoirs d’enquête des services de police nationale ou de gendarmerie qui sont plus importants que ce qui est pratiqué et, même, permis, devant les juridictions administratives de droit commun (en matière de pollution ou de marchés publics, c’est frappant). Les pouvoirs et compétences d’enquête des magistrats financiers sont remarquables et plus puissants que ceux des magistrats administratifs de droit commun, et de loin. Mais ils sont en deçà de ce qui relève des services de PJ. Et pourquoi ne pas donner des pouvoirs para-pénaux aux magistrats financiers sur les services de PJ pour leurs enquêtes au stade des infractions financières?
Pour des raisons qui tiennent autant à la Chancellerie qu’à la Cour des comptes, je ne verrai pas tout ceci de mon vivant. Mais ces pistes me semblent à explorer pour rendre efficace une atténuation, voire à terme une disparition, de la séparation entre ordonnateurs et comptables qui tend à être de plus en plus souhaitée sans, me semble-t-il, qu’on en voie toujours les conséquences.
A tout le moins, en attendant, peut-on plus aisément :
- supprimer les mélanges des genres (l’indemnité de conseil…)
- développer le contrôle a posteriori
- éviter les doublons et les contrôles fictifs (de ce point de vue là, peu nombreux sont ceux qui contestent la pertinence du compte financier unique…)
- continuer de réformer le contrôle juridictionnel des comptes en donnant une place aux personnes publiques dont le comptable a, si l’on ose dire, dysfonctionné.
Il est frappant de voir le sujet être ces temps-ci débattu, commenté, mais rarement pris officiellement à bras le corps dans toutes ces composantes. La démarche des petits pas à ses mérites. Mais elle trouve ses limites si ces petits pas ne tracent pas un chemin clair et sécurisé.