Interruption de chantier : quels préjudices sont-ils indemnisables ?

Un récent arrêt de la Cour Administrative d’Appel de Paris (17 avril 2020, Société Pimentel BTP, req. n° 18PA02345permet de revenir sur l’indemnisation des préjudices des entreprises en cas d’interruption de chantier. Voilà un arrêt qui en temps de covid-19 et d’interruption des chantiers ne devrait pas passer inaperçu même si ce cas d’espèce ne concerne aucunement la crise sanitaire.

Une Université, a conclu le 14 février 2010 avec la société Pimentel BTP un marché public de travaux. Néanmoins, les travaux ont fait l’objet d’une interruption du 8 février 2011 au 2 mai 2011 en raison de l’annulation du permis de construire.

Les parties ont signé un avenant n° 1 du 21 juin 2011 qui stipulait que « Le titulaire renonce à toute action, réclamation ou recours pour tout fait relatif à l’objet de cet avenant, antérieur à la date de signature ».

  • La reconnaissance du droit à l’indemnisation des préjudices du fait de l’interruption du chantier

Cet avenant avait ainsi pour objet de prendre en compte les coûts supplémentaires en cours de chantier, notamment les travaux de fermeture et mise en sécurité du chantier suite à l’annulation du permis de construire et de remise en état du chantier suite à l’obtention du nouveau permis de construire mais ne concernait pas l’indemnisation des préjudices subis par la société Pimentel BTP du fait de l’interruption du chantier.

La société Pimentel BTP a néanmoins adressé à l’Université un courrier relatif aux conséquences financières de l’interruption du chantier comprenant les travaux à effectuer ainsi que l’indemnisation de ses préjudices.

L’établissement d’enseignement supérieur a sollicité des pièces et des précisions complémentaires et n’a nullement invoqué cette clause de renonciation au cours de ses échanges avec la société Pimentel BTP. Elle n’a opposé cette stipulation que devant le tribunal.

Ainsi, la CAA conclu que :

« Dans ces conditions, et contrairement à ce qu’ont retenu les premiers juges, la société Pimentel BTP ne peut être regardée en signant l’avenant du 21 juin 2011 comme ayant renoncé à solliciter l’indemnisation des préjudices résultant pour elle de l’interruption du chantier, distincts des coûts des travaux. Par suite, la société appelante est fondée à soutenir qu’elle a droit à être indemnisée de l’ensemble des préjudices qu’elle a subis du fait de l’interruption du chantier, à condition toutefois d’établir la réalité de ses préjudices ainsi que leur lien avec l’interruption du chantier. »

Comme la Cour l’avait jugé dans une précédente affaire, lorsqu’une entreprise demande l’indemnisation des frais liés à l’ajournement des travaux, elle doit en établir le préjudice et en faire une évaluation sérieuse. A défaut, sa demande peut être rejetée par le juge (CAA Paris, 23 octobre 2015, n° 14PA04736).

  • L’établissement de la réalité des préjudices

En l’espèce, la société Pimentel BTP demandait une indemnité au titre de l’immobilisation permanente de son matériel et de son personnel pendant la durée de l’interruption du chantier.

Après avoir constaté l’application de l’article 48.1 du CCAG Travaux de 1976 au contrat qui liait les deux parties :

« L’ajournement des travaux peut être décidé. Il est alors procédé, suivant les modalités indiquées à l’article 12, à la constatation des ouvrages et parties d’ouvrages exécutés et des matériaux approvisionnés. L’entrepreneur qui conserve la garde du chantier a droit à être indemnisé des frais que lui impose cette garde et préjudice qu’il aura éventuellement subi du fait de l’ajournement. »

la Cour indique :

« Il ne résulte pas de l’instruction que la société Pimentel BTP a demandé qu’il fût procédé, en vue de la sauvegarde de ses droits, en application de l’article 12 du CCAG, à des constatations contradictoires relatives notamment à l’immobilisation de son matériel et de son personnel. »

En l’absence d’une constatation contradictoire, la société Pimentel BTP ne justifie pas de la réalité et du montant du préjudice subi du fait de l’immobilisation de son matériel et de son personnel.

La société invoquait également son droit à d’autres indemnités, comme l’indemnité au titre des frais généraux dépensés en raison de l’interruption du chantier, l’indemnité de la perte de marge compte tenu de l’allongement de la durée du chantier et enfin l’indemnisation d’importants frais administratifs.

Néanmoins, la société se borne à produire, à titre de pièces justificatives, des tableaux pour chaque mois dont le principe et les calculs sont contestés par l’Université.

La Cour critique le manque de justification et indique que la réalité et le montant des préjudices allégués par la société ne sont pas établis.

  • Sur le bien-fondé des pénalités de retard

La Cour signale :

Il résulte des stipulations du deuxième alinéa de l’article 19.22 du CCAG, auxquelles l’article 4-2 du CCAP n’a pas entendu déroger, que la prolongation du délai d’exécution des travaux qu’il prévoit est subordonnée, non seulement à la satisfaction des critères prévus à cet effet par le cahier des clauses administratives particulières, mais aussi à la condition que les intempéries et autres phénomènes naturels qu’il vise aient effectivement entravé l’exécution des travaux. Il appartient ainsi à l’entrepreneur, lorsqu’il entend se prévaloir de ces stipulations, de solliciter auprès du maître de l’ouvrage, en vue de l’édiction par ce dernier des ordres de service prévus par les mêmes stipulations, la constatation contradictoire, à l’occasion notamment des réunions de chantier, des difficultés rencontrées dans l’exécution des travaux.

En l’espèce, des intempéries entre janvier et avril 2012 ont entrainé des retards dans l’exécution des travaux. La société Pimentel BTP a adressé un courrier au maître d’œuvre pour lui indiquer que le calendrier initial ne pouvait pas être tenu en raison de ces événements. Néanmoins, la société s’est vu infliger des pénalités de retard, qu’elle conteste.

La Cour tranche en indiquant que :

« Si la société Pimentel BTP a adressé au maître d’œuvre un courrier en date du 14 février 2012 l’informant du non-respect du calendrier initialement prévu compte tenu des conditions de températures et de vent, elle ne peut être regardée comme ayant, par ce seul courrier purement informatif, sollicité auprès du maître de l’ouvrage la constatation contradictoire des difficultés rencontrées dans l’exécution des travaux. »

Ainsi, les entreprises ne doivent pas oublier l’importance de la constatation contradictoire !

NB : bien sûr les grilles d’indemnisation seront un peu différentes au titre du Covid-19. Car les cas d’indemnisation en droit naviguent entre plusieurs fondements juridiques :

  • la force majeure (voir notamment l’article 18. 3 du CCAG-travaux, au formalisme strict et aux indemnisations limitées).
  • l’imprévision (permet parfois une meilleure indemnisation mais ce régime n’est pas non plus sans contrainte (et peut ne pas s’appliquer à celui qui ne poursuit pas le chantier ni aux bouleversements limités).
  • la possibilité de modifier le contrat sur la base des articles L. 2194-1 et L. 3135-1 du CCP. Ces régimes d’indemnisation par avenant ne répondent pas toujours aux espoirs que d’abord les entreprises et maîtres d’ouvrages y placent (à voir au cas par cas). Souvent, un autre régime (art. R. 2194-5 du CCP) présente plus d’avantages…
  • l’article 49.1 du CCAG en cas de décision d’ajournement. En effet, l’ajournement des travaux, s’il a été décidé par la collectivité, ouvre à la reprise d’autres pistes indemnitaires. Mais son formalisme reste exigeant et son indemnisation reste encadrée par l’article 49.1 du CCAG Travaux (voir aussi l’art. 31.4) et par une jurisprudence subtile…
  • l’application parfois de stipulations contractuelles
  • la responsabilité du maître d’ouvrage si c’est lui qui a signé l’OS de suspension du chantier sans dire que cela répondait à une demande des entreprises
  • et parfois d’autres bases, au cas par cas.

Ces bases juridiques sont toutes précises et exigeantes MAIS CET ARRÊT est une excellente illustration du raisonnement tenu par le juge. 

 

*Article rédigé avec la collaboration de Laetitia Vittet