Le juge administratif nous donnera-t-il notre pain quotidien ? (comparaison de 6 décisions de TA, hors droit propre à l’état d’urgence sanitaire )

Mise à jour au 19/12/2023 :

Le juge administratif nous donnera-t-il notre pain quotidien ? (un point au 19/12/2023) 


 

 

Le droit français sur le travail dominical des commerces s’avère assez complexe… Rappelons quatre points :

 

 

Le code du travail prévoit que le préfet peut, à la demande des syndicats intéressés, ordonner la fermeture hebdomadaire au public des établissements d’une profession. Toutefois, l’arrêté préfectoral doit refléter la volonté de la majorité indiscutable des professionnels concernés.

Tout au plus, alors, le juge s’assurera-t-il que ledit arrêté sur les modalités de cette fermeture hebdomadaire s’est bien faite avec en accord avec une une majorité des établissements concernés sauf formalité impossible, et à charge pour l’administration de démontrer que les signataires de cet accord sont bien majoritaires (voir l’arrêt du Conseil d’Etat n° 389477 du 27 juillet 2016).

Passons en revue 6 décisions de TA en ce domaine pour mesurer qu’il s’agit à chaque fois d’un subtil équilibre… 

 

 

I. le TA de Cergy-Pontoise en novembre 2018, strict défenseur de la longueur d’un jour sans pain

 

Une première affaire illustrait bien ce régime (régime sans pain naturellement), que nous avions alors commentée :

Par un nouvel arrêté du 10 septembre 2018, le préfet des Hauts-de-Seine a ordonné, dans l’ensemble du département, la fermeture au public pendant un jour par semaine des établissements dans lesquels s’effectue la vente au détail ou la distribution de pain.

Un jour long, donc, puisque sans pain (pas pu m’empêcher).

Des référés ont été présentés. En l’espèce, la question était notamment de savoir si une majorité indiscutable des professionnels de la vente de pain était favorable à une journée de fermeture hebdomadaire. Comme dans l’arrêt précité de 2016.

Par deux ordonnances du 26 novembre 2018, le juge des référés a considéré que :

  • le moyen tiré de ce que l’arrêté du préfet des Hauts-de-Seine en date du 10 septembre 2018 n’avait pas été édicté sur le fondement d’un accord d’une majorité indiscutable des professionnels concernés n’apparaissait pas de nature à faire naitre un doute sérieux quant à la légalité de cet arrêté… Sur ce point, détaillons :
    • l’avis de la fédération nationale de l’épicerie a été recueilli alors qu’elle ne représente pas la majorité des établissements… certes mais il fallait son avis. Le TA était donc fondé à ne pas censurer de ce fait.
    • l’avis de la chambre des métiers a été consulté alors que ce n’est pas une organisation professionnelle représentative selon les requérants.. mais rien n’interdit au préfet de consulter au delà des minima légaux. Donc pas de censure de ce fait, logiquement.
    • la fédération de l’épicerie et du commerce de proximité (FEPC), qui représente 854 établissements dans le département, n’a pas été consultée… selon les requérants. Sauf qu’elle s’est exprimée, et a spontanément fait connaitre au préfet son avis défavorable… nulle surprise donc à ne pas voir de censure de ce chef.
    • les autres fédérations aux avis défavorables (ou silencieux) n’ont pas été cités, mais ce n’est pas en soit une cause d’illégalité.
    • … reste que l’arrêté en litige n’établit pas l’existence de la majorité indiscutable des établissements concernés par la fermeture d’une journée par semaine , lequel est requis avant l’édiction de l’acte en litige. Et, là, force nous est de trouver les deux ordonnances du TA de Cergy-Pontoise un peu surprenantes au regard des formulations exigeantes, sur ce point, du Conseil d’Etat (voir arrêt précité de 2016).
  • a aussi été rejeté le second moyen relatif au vice de procédure entachant l’arrêté préfectoral, qui n’aurait pas été précédé d’un accord entre les organisations syndicales de salariés et les organisations d’employeurs. Là encore, nous nous permettrons de trouver que le juge a balayé bien vite l’argument pourtant intéressant fondé sur l’article L. 3132-29 du code du travail…

 

Donc le juge ne nous donnera pas le pain de ce jour. Mais il nous donne de la lecture de sa sainte jurisprudence. Voir TA Cergy-Pontoise, 26 novembre 2018, n° 1811201 et n° 1811234 (22 esp.) :

1811201

1811234

 

 

 

II. Le TA de Poitiers arrête à son tour l’invasion dominicale

 

Des arrêtés préfectoraux de 1996 pour la Charente et 2010 pour la Vienne ont prescrit la fermeture au public un jour par semaine des établissements ou parties d’établissements, quels qu’ils soient, dans lesquels s’effectue, à titre principal ou accessoire, la vente, la distribution ou la livraison de pain, emballé ou non, et, pour le département de la Charente, de pâtisseries ou de viennoiseries. Des représentants de la boulangerie industrielle et des artisans ont contesté le maintien de cette obligation de fermeture, qui ne peut être prescrite que s’il existe une adhésion majoritaire indiscutable des professionnels du secteur en ce sens. Les requérants soutenaient principalement qu’il n’avait jamais existé de majorité indiscutable en faveur de cette obligation de fermeture, et qu’en tout état de cause, il n’en existait plus compte tenu de l’évolution des modes de consommation.

Premièrement, s’agissant de la question de savoir s’il existait initialement une majorité indiscutable en faveur de cette obligation, le tribunal a considéré que les préfets avaient réalisé une consultation suffisamment large des établissements et salariés concernés.
Si les demandeurs reprochaient aux préfets de ne pas avoir consulté les représentants des établissements et salariés de la restauration rapide, de la restauration traditionnelle, de la vente de produits surgelés, des commerces ambulants et des débits de tabac, le tribunal a considéré que les requérants n’établissaient pas l’existence d’un nombre significatif d’établissements de ces secteurs vendant directement du pain, des pâtisseries ou des viennoiseries, en dehors de la consommation sur place de ces produits.
Le tribunal a ensuite considéré que les données recueillies par les préfets faisaient apparaitre une nette majorité d’organisations du secteur de la boulangerie-pâtisserie favorables à la fermeture un jour par semaine.

Deuxièmement, s’agissant de la question de savoir s’il existe toujours aujourd’hui une majorité indiscutable en faveur de cette obligation de fermeture hebdomadaire, le tribunal a estimé que les éléments très généraux avancés par les requérants n’étaient pas suffisants pour démentir les données concrètes rassemblées par l’administration, qui ont convaincu le tribunal de l’existence actuelle d’une majorité indiscutable en faveur de la fermeture un jour par semaine.

Le tribunal a ainsi décidé que les arrêtés préfectoraux prescrivant la fermeture hebdomadaire en Charente et dans la Vienne étaient légaux depuis l’origine et qu’aucun des moyens soulevé par les requérants ne justifiait leur abrogation.

FÉDÉRATION DES ENTREPRISES DE BOULANGERIE
lien pour consulter la décision : TA86 – n°1701447 du 29 janvier 2019 (C+)

 

Voir aussi :

ta86 – 1701447

 

Voir notre commentaire alors (repris ci-dessus cela dit) :

 

 

III. Au tour du TA d’Amiens de nous priver de ce bon gluten pain mais en faisant appliquer les règles de concertation exigées en ce domaine (décisions du 27 décembre 2018 et, surtout, du 18 juin 2019)

 

Par un arrêté du 21 janvier 1993, le préfet de la Somme a prescrit la fermeture, un jour par semaine, des boulangeries, boulangeries-pâtisseries et points de vente de pains du département de la Somme. Par la requête n° 1803102, enregistrée le 18 octobre 2018, la SARL Emule, qui exploite sur la commune d’Abbeville un terminal de cuisson de pain à l’enseigne « La mie câline » a demandé l’annulation de la décision implicite par laquelle le préfet de la Somme a rejeté sa demande présentée le 8 mars 2018 tendant à l’abrogation de cet arrêté.

Avant d’examiner les moyens soulevés par la société requérante à l’appui de ses conclusions à fins d’annulation, le tribunal administratif d’Amiens a écarté deux fins de non-recevoir soulevés par le préfet de la Somme, dont notamment celle relative à l’intérêt à agir de la requérante.

En s’appuyant sur le deuxième aliéna de l’article L. 3132-29 du code du travail, ajouté par l’article 255 de la loi du 6 août 2015, le préfet de la Somme soutenait que la société Emule n’avait pas d’intérêt à agir contre la décision refusant d’abroger l’arrêté du 21 janvier 1993. En effet, aux termes de cet aliéna, le préfet est tenu d’abroger l’arrêté de fermeture hebdomadaire de certains établissements commerciaux à la demande des organisations syndicales représentatives des salariés et des employeurs exprimant la volonté de la majorité des professionnels concernés. Ainsi, pour le préfet, seules les organisations syndicales peuvent demander l’abrogation d’un arrêté préfectoral de fermeture hebdomadaire illégal et la société Emule ne peut pas demander au tribunal l’annulation du refus opposé par le préfet à sa demande d’abrogation dés lors qu’elle n’est pas une organisation syndicale.

Toutefois, le tribunal a écarté cette fin de non-recevoir. En effet, il a estimé qu’en modifiant l’article L. 3132-29 du code de travail, le législateur n’a pas entendu déroger aux principe général du droit dégagé par la jurisprudence Alitalia et aux dispositions de l’article L. 243-2 du code des relations entre le public et l’administration. Aux termes de ce principe et de cet article, tout intéressé peut demander à l’administration d’abroger un règlement illégal et contester l’éventuel refus de faire droit à cette demande devant le juge de l’excès de pouvoir. Aussi, dès lors que la société Emule est soumise aux dispositions de l’arrêté de fermeture hebdomadaire du 21 janvier 1993, elle a intérêt à contester le refus d’abrogation de cet arrêté.

Ayant écarté les fins de non-recevoir opposées par le préfet de la Somme, le tribunal a ensuite examiné les moyens d’annulation soulevés par la société Emule.

La société Emule soutenait notamment que le préfet avait méconnu les dispositions de l’article L. 221-17 du code du travail, reprises depuis à l’article L. 3132-29 précité du même code, dès lors qu’il n’existait pas d’accord syndical.

Aux termes de cet article, la fermeture au public des établissements d’une profession ne peut légalement être ordonnée sur la base d’un accord syndical que dans la mesure où cet accord correspond pour la profession à la volonté de la majorité indiscutable de tous ceux qui exercent cette profession à titre principal ou accessoire et dont l’établissement ou partie de celui-ci est susceptible d’être fermé. Ces mêmes dispositions impliquent que cet accord résulte d’échanges et de discussions menées simultanément et collectivement entre ces différents organismes et non de simples avis recueillis séparément auprès de chacun d’entre eux.

Or si avant d’édicter l’arrêté du 21 janvier 1993, le préfet a recueilli séparément les avis des membres de la commission tripartite de la boulangerie, aucun accord syndical n’a été formalisé. Par suite, le tribunal a annulé la décision par laquelle le préfet de la Somme a refusé de procéder à l’abrogation de son arrêté du 21 janvier 1993 prescrivant la fermeture, un jour par semaine, des boulangeries, boulangeries-pâtisseries et points de vente de pains du département de la Somme et lui a fait injonction dans un délai de trois mois d’abroger cet arrêté.

 

A comparer avec TA Amiens, 27 décembre 2018, n ° 1602430 que voici :

 

VOICI cette décision TA Amiens, 18 juin 2019, n° 1803102 :

1803102

 

 

IV. Nîmes, ou la censure des cas où le Préfet n’arrive pas à prouver l’existence de cette majorité

 

Le préfet du Gard et le préfet de Vaucluse ont été saisis par des organismes professionnels de demandes tendant à l’abrogation des arrêtés préfectoraux relatifs à la fermeture hebdomadaire des commerces vendant ou distribuant du pain et des viennoiseries. Ces arrêtés préfectoraux, édictés le 8 novembre 1990 pour le département du Gard et le 10 août 2007 pour le département de Vaucluse, ont été pris sur la base des dispositions figurant aujourd’hui au premier alinéa de l’article L. 3132-29 du code du travail, selon lesquelles : « « Lorsqu’un accord est intervenu entre les organisations syndicales de salariés et les organisations d’employeurs d’une profession et d’une zone géographique déterminées sur les conditions dans lesquelles le repos hebdomadaire est donné aux salariés, le préfet peut, par arrêté, sur la demande des syndicats intéressés, ordonner la fermeture au public des établissements de la profession ou de la zone géographique concernée pendant toute la durée de ce repos ».

Contestant le refus opposé à leur demande, les organismes concernés ont saisi la juridiction administrative en invoquant notamment les dispositions du second alinéa de l’article L. 3132-29 du code du travail, qui prévoient l’abrogation de l’arrêté portant fermeture des établissements à la demande des organisations du secteur exprimant la volonté de la majorité des membres de la profession de la zone géographique considérée.

Après avoir constaté que, malgré les mesures d’instruction diligentées dans chacune des deux instances, n’avaient pas été produits d’éléments statistiques et objectifs de nature à démontrer l’existence, à la date de ses jugements, d’une majorité indiscutable des membres de la profession favorable au maintien de l’obligation de fermeture hebdomadaire, le tribunal administratif de Nîmes a annulé les décisions de refus en litige.

Soucieux de l’effet utile de l’annulation prononcée dans ces affaires pour un motif concernant le bien-fondé des refus litigieux, le tribunal a ordonné aux préfets d’abroger les arrêtés en cause dans un délai de deux mois.

 

Voir :

 

 

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